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Penser la complexité : du rêve d’un monde simple au cauchemar du simplisme

Plus il y a volonté de maîtrise de la réalité, plus on surcharge la vie de procédures et de formalismes.

Dans un monde complexe, n’importe quoi peut arriver n’importe quand. Le meilleur comme le pire. C’est ce qu’on appelle en mathématiques l’« effet papillon ». Cela peut faire peur, car c’est bien n’importe quoi qui peut soudain venir. D’événement insignifiant, tout peut devenir majeur et déterminer l’ensemble d’une vie collective. Et les signaux faibles de l’émergence de quelque chose peuvent concerner de merveilleux événements comme les plus grandes menaces. C’est de ces dernières qu’il s’agit quand il s’agit de simplifications simplistes, extrémistes, du réel.

Nous avons tous besoin de simplicité. On peut même dire que l’on ne comprend rien à la complexité si l’on n’accorde pas toute son importance à notre besoin humain, vital, irréductible, de simplicité. Et la vraie complexité tient non pas seulement à la complexité elle-même – qui entre autres, on va le voir, implique ce qu’on peut appeler l’incertitude –, mais la relation entre reconnaissance de la complexité et besoin légitime et irréductible de simplicité.

Le besoin de simplicité se manifeste actuellement en France par toutes sortes de souhaits exprimés par la négative : il y a trop d’impôts, trop d’administration, trop de complexité dans la vie collective, trop de présence délétère de l’Europe, trop de problèmes internationaux qui nous tombent sur le nez comme les phénomènes migratoires, trop de crises qui affectent le monde entier comme la crise du climat, dont on rêverait qu’elle ne concerne pas la France, etc. L’on rêverait volontiers que, comme le gouvernement l’avait dit à l’époque, les nuages radioactifs de Tchernobyl s’arrêtent à la frontière de la France : l’équivalent des nuages de Tchernobyl, c’est actuellement toutes sortes de problèmes comme ceux qui viennent d’être évoqués.

La demande d’un monde simple

Une grande partie des Français rêve à un monde simple, apaisé, où il fasse bon vivre, sans angoisse, sans complexité. Et c’est normal. C’est tellement normal que c’est universel. Nous portons tous en nous ce rêve d’une vie tranquille, sécurisée et pacifiée, où tout irait comme nous voulons. Ce rêve est universel, entre autres pour la bonne et simple raison que la relation hiérarchique verticale avec des humains qui nous protègent est la première relation archaïque que nous avons toutes et tous connue lors de la prime enfance. Les nourrissons dépendent fondamentalement de leurs parents – biologiques ou pas – pour leur vie et leur survie. Sans la protection du monde parental, pas de durabilité. Le monde « simple » dont nous rêvons tous serait un tel monde. Avec des gouvernants protecteurs qui nous simplifieraient la vie.

On pourrait dire que le problème est que nous ne sommes plus des bébés. Mais non, c’est plus complexe que ça. On sait maintenant que tout nourrisson, à peine né, sait qu’il est – potentiellement – totalement autonome ou adulte. La clinique occidentale rejoint en ceci la clinique taoïste de l’ancienne Chine : un petit d’homme (au sens générique bien sûr) est d’emblée un « point de vue » sur le monde (Shen), totalement autonome, souverain, capable de relations d’égal à égal avec les autres. Mais qui va devoir attendre tout le temps de son éducation pour s’exprimer réellement, totalement.

Tout le temps de l’éducation sera un temps caractérisé par l’ambivalence entre demande de protection de la part du bébé grandissant, et exigence d’autonomie : qu’on lui laisse faire tout ce qu’il veut. La tâche des parents, elle, est entièrement déterminée par cette double demande : il faut à la fois donner les règles qui fixent le cadre d’une vie sécurisée, d’une socialisation nécessaire, et en même temps laisser l’enfant faire ses expériences, courir ses risques. Car autrement, il ne deviendrait jamais autonome et souverain – l’adulte qu’il est naturellement amené à devenir.

Être adulte, c’est être capable, avec les autres, d’égal à égal, d’affronter l’incertitude inhérente à la vie. Nous aspirons tous, quel que soit le niveau de notre éducation, quel que soit notre milieu social, culturel, quelle que soit notre aventure personnelle, à devenir adultes au sens fort du terme. Et en même temps, suivant les circonstances, nous sommes toutes et tous d’une manière ou d’une autre pris dans des relations verticales, que nous y jouions et ayons envie d’y jouer le rôle de l’enfant ou du parent.

Nous jouons tout au long de notre vie les trois rôles, en fonction des circonstances et des relations que nous entretenons, comme citoyens, comme parents, comme professionnels, comme amis, etc. Or la demande de l’enfant est la demande d’un monde simple. Le problème vient quand cette demande devient simpliste.

Savoir qu’on ne sait rien

Le propre du « simplisme », est de supposer qu’il n’y a pas de complexité. C’est de supposer un monde où il n’y aurait pas lieu de devenir « adulte » car il n »’y aurait pas de complexité. Il y aurait seulement des parents d’un côté. Voire un parent unique, car un monde simple est supposé être cohérent, sans contradiction. Il y aurait alors une vérité unique, exclusive, exprimée par un sachant en qui tout le monde aurait une confiance totale, voire aveugle. Et de l’autre côté des enfants.

Le simplisme consiste à rêver que les autorités gouvernementales nous sécurisent totalement. Qu’elles garantissent que nous ne sommes plus concernés, comme le dit si bien Francis Cabrel dans sa chanson Le pays d’à côté, par les problèmes mondiaux. Or c’est faux. On ne peut plus faire comme si l’on vivait dans un pays isolé du reste du monde. C’est non seulement faux mais contre-productif voire dangereux : l’expérience montre que lorsque l’on veut faire comme si le monde était seulement simple alors qu’il ne l’est pas, on ajoute une complexité profondément délétère à l’irréductible complexité du réel.

Cette volonté de faire comme si le monde était simple, en croyant que l’on peut « réduire » la complexité s’exprime particulièrement au travers de la volonté de contrôle des organisations. Qu’il s’agisse de la volonté de contrôle des entreprises privées ou de l’administration. Et plus il y a volonté de contrôle pour maîtriser la réalité, plus on surcharge la vie de procédures, de formalismes qui font perdre du temps et de l’énergie à tout le monde.

Francis Cabrel, « Le pays d’à côté » (2015).

Un aspect de la solution est paradoxalement très simple : c’est justement tout simplement d’accepter le constat que le monde est saturé d’incertitude, d’inconnu, d’ignorance. Une première observation importante : si l’on croit que l’on sait, ou que l’on contrôle tout, on n’écoute plus rien, on n’apprend plus rien de la réalité. Alors qu’au contraire, être bien lucide sur le fait qu’en fait le monde nous est totalement inconnu – savoir une seule chose comme disait le philosophe Socrate, qui est qu’on ne sait rien –, cela revient à se mettre en demeure d’apprendre sans cesse. Et apprendre sans cesse, c’est écouter le monde, c’est écouter les autres. C’est, en adulte, affronter ensemble la complexité de nos tâches.

Un exemple concret, que nous avons toutes et tous vécu, de la fertilité du savoir de notre ignorance est dans nos scènes de ménage. Lorsque l’on vit avec la même personne depuis un certain temps, on se convainc qu’on la connaît par cœur, « comme si on l’avait faite », dit-on. Alors, lorsque monte l’émotion d’un désaccord, d’un conflit, on est convaincu de savoir à l’avance ce que la personne va dire ou faire. Et réciproquement.

L’incertitude comme une chance

Le problème, c’est que si l’on reste campé sur ses positions et ses certitudes en croyant être le seul ou la seule à avoir raison contre l’autre, lors de l’éclat du confit, on va ne faire que répéter des conflits anciens, et ne plus voir que l’autre peut aussi ne pas se tromper sur la situation, malgré un avis contraire voire contradictoire au nôtre. On va alors s’adresser, en pleine tension de la scène de ménage, non pas à la personne qui est en face de nous maintenant, mais à l’expérience qu’on a eue d’elle par le passé en s’immobilisant dans la certitude d’être dans son bon droit. On peut parler alors de « mauvais jeux » psychologiques.

Un conseil : si vous avez envie que votre histoire dure, lorsque vous sentez monter l’émotion d’un désaccord qui peut devenir un conflit, surtout dîtes-vous que vous ne connaissez pas la personne qui est en face de vous d’une part, et que même si elle a un avis totalement opposé au vôtre sur l’objet du litige, il se peut qu’elle ait autant raison que vous.

Maîtriser la complexité par la simplicité : interview de Laurent Bibard sur Xerfi canal (2019).

La réalité est complexe, saturée d’incertitude et de contradictions : il est inévitable que tôt ou tard nos avis sur une même chose divergent, sans que cela veuille dire que l’un ou l’autre a tort. Autrement dit au cœur de conflits, peut toujours s’ouvrir la possibilité de comportements, de mots, de solutions au problème rencontré, que personne n’est capable d’imaginer à l’avance. C’est ça l’incertitude, entendue comme une chance.

Cet exemple de nos scènes de ménage est loin de n’être vrai qu’au niveau de nos vies personnelles. Il est tout aussi vrai au niveau des négociations politiques les plus âpres. Savoir qu’on ne se connaît pas les uns les autres fortifie les liens entre nous. Croire que l’on se connaît ou que l’on connaît les autres nous sépare. On n’a des chances de se sortir des conflits, de la répétition de problèmes, de la complexité du monde, qu’en demeurant conscient que nous ne nous connaissons pas les uns les autres, et que nos contradictions font partie de la complexité des choses. Et loin de n’être qu’un problème, l’incertitude inhérente à notre humanité et à notre monde représente l’espace de solutions possibles, inimaginables à l’avance.

Lorsqu’au contraire l’on croit connaître les autres, et qu’on élabore des politiques simplistes qui loin d’inclure tout le monde, incluent des exclusions, cela peut faire illusion car cela alimente les rêves des enfants que nous sommes, mais c’est une source d’aggravation des difficultés. Et le dire ainsi est un euphémisme. De la simplicité, oui. Dans la communication et l’écoute. Du simplisme, non !

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