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Quelle place pour les sciences et l'opinion dans l’après Covid-19 ? matrioshka / Shutterstock

Penser l’après : Sciences, pouvoir et opinions dans l’après Covid-19

Les chercheuses et les chercheurs qui contribuent chaque jour à alimenter notre média en partageant leurs connaissances et leurs analyses éclairées jouent un rôle de premier plan pendant cette période si particulière. En leur compagnie, commençons à penser la vie post-crise, à nous outiller pour interroger les causes et les effets de la pandémie, et préparons-nous à inventer, ensemble, le monde d’après.


Depuis le début de la pandémie, on entend parler dans les médias de SARS-CoV-2, de R0, de tests PCR, de tests sérologiques, d’hydroxychloroquine… Le coronavirus met la science à la une des journaux et a réduit les actualités sportives et culturelles à zéro, ou presque.

La communication scientifique bat son plein parce que le virus a soudain rapproché le gouvernement des communautés scientifiques. Le 11 mars 2020, le gouvernement crée un Conseil Scientifique de sept membres présidé par le Pr Delfraissy pour éclairer la décision publique dans la gestion de la situation sanitaire liée au coronavirus. Deux semaines après, il met en place un Comité d’analyse recherche expertise (CARE) de douze chercheurs et médecins, présidé par la prix Nobel et virologue Françoise Barré-Sinoussi, pour conseiller l’exécutif sur la gestion de l’épidémie et les essais cliniques en cours.

Le recours massif aux experts en temps de crise n’est pas une nouveauté. Depuis des décennies, on prétend fonder la politique sur des preuves scientifiques. Des comités d’experts, comme le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) ou la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) par exemple, sont en charge d’éclairer les politiques face à la crise écologique.

Si la gestion de la crise sanitaire s’inscrit dans le régime normal des sociétés modernes, elle surprend néanmoins car elle a conduit à réactiver un modèle archaïque, le confinement généralisé de la population, qui révèle les limites de la politique à base de science. Et comme une crise est un moment critique – de bifurcation possible – il est possible de saisir cette opportunité pour transformer les rapports entre science et pouvoir. Changer les règles d’un jeu qui ne laisse aucune initiative à la société civile.

Modèles de biopolitique

Ainsi que l’écrivait Michel Foucault :

« Depuis la fin du Moyen Âge, il existait, non seulement en France mais dans tous les pays européens, ce que l’on appellerait aujourd’hui un « plan d’urgence ». Il devait être appliqué lorsque la peste ou une maladie épidémique grave apparaissait dans une ville. Ce plan d’urgence comprenait les mesures suivantes :

  1. Toutes les personnes devaient rester chez elles pour être localisées en un lieu unique. Chaque famille dans son foyer et, si possible, chaque personne dans sa propre chambre. Personne ne devait bouger.

  2. La ville devait être divisée en quartiers placés sous la responsabilité d’une personne spécialement désignée. […] Il s’agissait donc d’un système de surveillance généralisé qui compartimentait et contrôlait la ville.

  3. Ces surveillants de rue ou de quartier devaient présenter tous les jours au maire de la ville un rapport détaillé sur tout ce qu’ils avaient observé. On utilisait ainsi non seulement un système de surveillance généralisé, mais aussi un système d’information centralisé.

  4. Les inspecteurs devaient passer chaque jour en revue toutes les habitations de la ville. […]

  5. On procédait à la désinfection, maison par maison, à l’aide de parfums et d’encens. »

Ces mesures, qui ont permis de faire face aux épidémies de peste, ressemblent fort aux mesures mises en œuvre en 2020 dans la plupart des pays du monde. La gestion de la crise sanitaire convoque la notion de biopolitique introduite par Michel Foucault, pour montrer comment la vie est devenue un enjeu politique, à travers une analyse fine des rapports entre savoir et pouvoir.

Dans la tourmente. Matrioshka/Shutterstock

Michel Foucault souligne le contraste entre ce modèle archaïque de la quarantaine où un pouvoir souverain autoritaire régit depuis un état central la vie des populations, et les dispositifs stratégiques de contrôle diffus de la vie mis en place depuis « le décollage médical et sanitaire de l’Occident » grâce à la médecine scientifique. Or la plupart de ces dispositifs basés sur la science – mesures statistiques des taux de mortalité et de morbidité, hygiène, vaccinations, contrôle des flux migratoires – se retrouvent dans la gestion actuelle de la crise, côte à côte avec des mesures archaïques que l’on croyait depuis longtemps périmées.

La seule différence est que les mesures de quarantaine visent aujourd’hui avant tout à sauver le système hospitalier. La médecine scientifique, qui s’est développée et a évolué en lien avec le pouvoir, nous laissait croire – à nous habitants des pays du Nord – qu’on avait vaincu les maladies infectieuses. Voici que l’émergence d’un virus nous prend au dépourvu et remet à l’honneur d’effroyables images du passé avec des catastrophes, des populations décimées, des empires défaits.

Cela jette-t-il un doute sur les rapports établis entre science et pouvoir dans les sociétés modernes ?

Troubles sur le règne des experts

Il est assez troublant qu’un modeste virus soit parvenu en quelques semaines à stopper toute la machine économique, industrielle et commerciale à l’échelle mondiale. Obtenir en quelques jours la réduction des émissions de gaz à effet de serre que les experts du GIEC recommandent depuis des dizaines d’années sans parvenir à entraîner les décisions politiques nécessaires, c’est une prouesse !

Un virus constitué de quelques brins d’ARN défie la puissance des plus grands cerveaux réunis pour tenter de faire face aux crises qui s’enchaînent : voilà une belle leçon d’humilité, qui nous ramène à notre condition terrestre d’êtres vivants partageant la planète avec une foule d’autres habitants plutôt qu’en « maîtres et possesseurs de la nature ». On est loin des programmes de bionanotechnologies qui promettaient de « façonner le monde atome par atome », de fabriquer des micro-organismes machines, esclaves dociles qui résoudraient tous les problèmes et feraient des « hommes augmentés ».

Ce virus jette un doute sur la politique scientifique des dernières décennies. Depuis la Seconde Guerre mondiale la recherche scientifique est pilotée par la politique. En gros, la science a d’abord été généreusement financée au service de la puissance militaire à l’époque de la guerre froide, puis elle a été mise au service de la compétition économique dans une course effrénée aux innovations technologiques. Ce régime de recherche « technoscientifique » est une source de la défiance du public à l’égard de la parole des experts, alimentant le climato-scepticisme et les campagnes contre les vaccinations.

Troubles sur le règne de l’expertise. Matrioshka/Shutterstock

La parole scientifique se trouve en perte d’autorité. En effet, l’autorité de l’expert repose sur une vision idéale du fonctionnement de la science, qui méconnaît les conditions concrètes de la recherche. Si la connaissance scientifique transcende les frontières et les jeux de pouvoir, elle procède néanmoins de recherches qui ne sont pas indépendantes à l’égard des intérêts locaux, politiques, économiques, religieux… Il est clair désormais, aux yeux de tous, que les chercheurs défendent eux aussi leurs intérêts et leurs valeurs, que ce soit la vérité, l’utilité, l’avancement des connaissances, ou leur carrière. Ces intérêts sont parfois difficilement compatibles avec le devoir de scepticisme organisé qui reste l’un des grands principes de l’ethos scientifique. Plusieurs controverses sur les méfaits du tabagisme comme sur l’origine anthropique des désordres climatiques ont révélé au grand public des manœuvres qui peuvent biaiser les résultats scientifiques.

D’où un doute justifié qui oblige les scientifiques à renforcer leurs règles éthiques avec déclarations d’intérêt, transparence sur les sources de financement, etc.

Le public sous tutelle

Plus fondamentalement, l’appel à l’expertise scientifique et médicale partage un point commun avec le modèle archaïque de gestion des épidémies : c’est que le public est réduit au silence, sommé d’obéir aux injonctions du pouvoir ou bien des experts, pour son bien, pour sa sécurité. Cette attitude infantilisante rappelle celle qui prévalut au XXe siècle quand philosophes et savants ne voyaient qu’un fossé entre savants et ignorants, un fossé grandissant à mesure des progrès de la science, condamnant « le profane » à vivre sous tutelle.

Certes le partage antique entre science et opinion (doxa) fonde une hiérarchie dans l’ordre de la connaissance : l’opinion est un savoir inférieur qui ne peut produire son titre à la vérité. Mais chez les Anciens, cela n’implique pas une hiérarchie politique. C’est plutôt une division du travail qui devait s’établir dans la cité : aux uns le soin de la vérité, aux autres celui des affaires. Les Anciens, dans leur grande sagesse, reconnaissaient la doxa comme une forme de connaissance, terre à terre, pragmatique. Loin d’attribuer au philosophe le soin de conseiller le prince, Aristote accordait à l’opinion une valeur pratique, au point d’en faire une vertu propre aux citoyens. Ainsi, l’opinion est-elle reconnue comme un savoir légitime dans la sphère de l’action et non comme un défaut de savoir qui obligerait les citoyens à vivre sous tutelle des experts.

D’ailleurs l’opinion ne se laisse pas réduire au silence, ni à la passivité. Lors de l’épidémie du sida, des associations de malades sont parvenues à influer sur les programmes de recherche et leur voix est désormais entendue à l’Inserm. Après l’accident nucléaire de Tchernobyl, des citoyens ont instauré la CRIIRAD une instance de contre-expertise aux mesures officielles. D’une manière générale, le mouvement de science citoyenne a réhabilité la figure de l’opinion publique éclairée comme garant de liberté inventée au siècle des Lumières. L’idée de créer des forums de discussion, lancée par le philosophe Jürgen Habermas, s’est concrétisée sous diverses formes : conférences de consensus, cafés des sciences, focus groups, etc. Les « technosciences » offrent une prise à la société civile pour intervenir, d’autant plus qu’elles ont un impact direct sur la vie quotidienne des citoyens. Elles relèguent peu à peu dans le passé la vision du public ignorant, irrationnel et manipulable, tandis que les pratiques d’expertise plurielle et non limitée aux savoirs académiques commencent à se répandre.

Convoquer les savoirs d’opinion en régime d’incertitude

Poursuivre ce mouvement de réhabilitation de l’opinion comme un savoir nourri par l’expérience du terrain – savoir alternatif au savoir universel de la science – devient nécessité impérieuse dans le régime d’incertitude où nous place la crise sanitaire. Les experts, sommés de « dire le vrai au pouvoir », selon la fonction qui leur est traditionnellement attribuée, se trouvent fort dépourvus car ils ne savent presque rien sur le Covid-19. S’il est vrai que les méthodes de séquençage ont permis l’identification très rapide du virus, son comportement, les voies de transmission, la période de contagiosité, la durée de l’immunité sont autant d’énigmes qu’il va falloir résoudre. En se transmettant inexorablement de la Chine à l’Europe et au Moyen-Orient puis à l’Amérique et bientôt à l’Afrique le coronavirus crée non seulement une crise mondiale, il transforme le monde en un vaste laboratoire. Tous les pays cherchent à comprendre comment il fonctionne, comment il se transmet, comment on peut l’inhiber, le contrôler, s’immuniser, prévenir l’infection ou se préparer à d’autres virus émergents.

Convoquer d’autres savoirs. Matrioshka/Shutterstock

L’incertitude redouble du fait de la crise climatique qui, elle aussi, a fait de la planète un laboratoire d’expérience. Pour les recherches sur le coronavirus, chaque pays, chaque région offre une cohorte de cas avec des paramètres variables (mesures de confinement, tests précoces) qui pourront permettre des comparaisons avec groupes témoins. Dans ce processus mondial d’apprentissage du contrôle des virus, tous les humains infectés ou pas, traités ou pas, vivants ou morts, deviennent de fait des objets d’expérience, de tests ou d’essais cliniques, des données statistiques. La quête du savoir se confond avec le gouvernement des populations par la biopolitique, et mobilisera sans doute le traçage des individus par leur téléphone portable.

Pourtant l’incertitude ne signe pas forcément l’arrêt de mort de la démocratie. Au contraire on peut inventer des solutions en confrontant les savoirs experts et les savoirs pratiques de l’opinion. Pour vivre et agir dans un monde incertain, des forums hybrides favorisant le dialogue entre experts et acteurs de terrain permettent de co-construire des connaissances et de proposer des mesures efficaces et légitimes. De tels forums ne favorisent pas forcément le high-tech et conduisent bien souvent à des solutions low-tech peu coûteuses et ajustables.

Réhabiliter les savoirs de terrain non scientifiques comme sources d’invention et de solutions, ce n’est pas répandre l’antiscience, ou la technophobie. Regarder vers le passé pour y puiser des idées au lieu de vouer un culte à l’innovation, ce n’est pas vouloir s’éclairer à la bougie mais construire l’avenir pas à pas, au fil d’un dialogue entre science et société.

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