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Penser le terrorisme : le cas Albert Camus

Photo d'Albert Camus prise en 1957 juste après l'annonce de son prix Nobel de littérature. AFP

« Le terrorisme » préoccupe la France et l’Europe depuis le début des années 2000, dans le sillage du 11 septembre 2001. La multiplication d’attentats – revendiqués pour un certain nombre par Al-Qaïda et Daech – au cours de la décennie actuelle a fait de ce terme l’un des plus répandus dans les discours politiques, couvertures médiatiques et conversations courantes de ces zones géographiques, parmi bien d’autres.

Ceci sans que soit généralement interrogée sa définition. Et pour cause : le « terrorisme » fait partie de ces vocables que nous employons en pensant nous entendre sur son sens alors qu’il échappe à une acception stable.

Plus de 250 définitions

Faits symptomatiques, l’ONU n’a pu en proposer une définition qui fasse l’unanimité, les chercheurs Joseph Easson et Alex Schmid ont recensé plus de deux cent cinquante définitions du substantif, et, au sein d’un même territoire, le domaine d’application du mot a fait l’objet d’évolutions remarquables, voire de retournements, au cours de la période contemporaine.

Ainsi la répression vichyste et allemande qualifiait-elle les Résistants de « terroristes » pendant la Seconde Guerre mondiale ; en 1984, Ronald Reagan accueillait à la Maison Blanche des chefs moudjahidines afghans que les États-Unis baptisaient alors « combattants de la liberté ». Point de vue et intérêt du locuteur, contexte historique, circonstances politiques font du « terrorisme » un objet éminemment mouvant. Le penser de manière critique nécessite la prise en considération de questions premières, dont les suivantes : Quels sont les éléments constitutifs du terrorisme ? Où commence-t-il et où finit-il, comparé à d’autres formes de violence politique ? Peut-il jamais être légitime ?

Relire Camus

Albert Camus (1913-1960), écrivain de son état, éclaire en partie ces interrogations à travers deux corpus : d’une part, les interventions et écrits journalistiques, politiques, épistolaires et philosophiques par le biais desquels il intervint dans une histoire européenne et mondiale contemporaine des plus sanglantes ; et, d’autre part, une abondante production littéraire qui se colleta avec le terrorisme au moyen de la représentation fictionnelle.

Ces deux ensembles témoignent d’une compréhension inclusive du terrorisme. L’auteur y combat franquisme, nazisme, fascisme, collaborationnisme, stalinisme, et, pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), la violence meurtrière du Front de Libération Nationale visant les civils européens d’Algérie et arabo-berbères, mais également le contre-terrorisme de l’État français – qui eut recours à la torture et au concept de « responsabilité collective » – et les exactions des ultras.

« Le » terrorisme qu’analyse et récuse Camus est donc pluriel. Sous sa plume, le nom fait référence, ici, à des politiques coordonnées par les détenteurs d’un pouvoir en place qui l’assoient ou l’étendent par ce truchement, et là, à une technique subversive clandestine visant à contester un pouvoir établi.

Le terrorisme : affaire d’État aussi

Les terrorismes qu’évoque Camus sont en majorité du premier type. Ils émanent d’appareils dominants – États et partis. L’Homme révolté l’atteste, l’auteur a connaissance des origines modernes, étatiques, du terrorisme, qui datent de la Terreur (1793-1794).

Cet essai propose notamment une généalogie du « terrorisme d’État » en Occident depuis la période révolutionnaire jusqu’en 1951, année de publication de l’ouvrage. Clandestins ou publics, les articles, éditoriaux, appels et conférences de Camus datant des années 40 et 50 dénoncent cette réalité politique dans son siècle.

Ils dissèquent entre autres les pratiques totalitaires et le fait concentrationnaire qui caractérisèrent les forces de l’Axe. À rebours de certains de ses contemporains silencieux ou satisfaits face au communisme stalinien, Camus pointe parallèlement la persistance de la terreur d’État après guerre dans le monde soviétique.

Ces critiques transitent aussi par des mises en images saisissantes : les tragédies Caligula (1944) et L’État de siège (1948), ainsi que le roman allégorique La Peste (1947) et la nouvelle aux allures expérimentales « Le Renégat ou Un esprit confus » (1957) donnent chair au caractère mortifère que peut revêtir une force souveraine. Ils mettent à nu les mécanismes psychologiques, administratifs et logistiques qui sous-tendent la terreur jusqu’à la farce, et, parfois, soulignent l’éclosion d’une pensée et d’une organisation à même de lui résister, non sans difficulté.

Camus à propos de Caligula.

« La peur est une technique »

L’hétérogénéité du terrorisme auquel Camus se confronte sa vie durant et la prédominance d’un terrorisme venu « d’en haut » dans ses écrits n’empêchent pas le Prix Nobel d’identifier quelques propriétés communes à ces phénomènes divers. Il montre que tous reposent sur un même affect mû en outil politique. Autrement dit, « la peur est une technique ».

L’écrivain met ainsi à jour l’opération métonymique qui fonde le terrorisme : le sentiment provoqué chez les témoins et victimes devient le nom de la stratégie tout entière.

Par ailleurs, il affirme que le terrorisme, quel qu’il soit, naît de l’absolutisation de valeurs ou de causes choisies.

La critique de Camus relève également le risque de mutation des terrorismes, et plus particulièrement la possibilité qu’un terrorisme d’opposition se fasse terreur d’État après que ceux qui le perpètrent ont accédé au pouvoir, ou le fait que des stratégies contre-terroristes (répression, torture) fassent d’un État démocratique un État basculant dans la terreur.

Dans cette typologie en partie dynamique, les terrorismes qui attentent à la vie humaine se voient le plus souvent, mais non systématiquement, rejetés par l’écrivain. Ils le sont au nom du refus de la légitimation du meurtre : la violence organisée doit selon lui constituer une transgression exceptionnelle, réduite a maxima, servant la liberté et « sauv[ant] les corps » autant que faire se peut.

Combattre les terreurs

Ces récusations ne s’accompagnent pas moins d’une approche différentielle des solutions opposables aux terrorismes. La terreur d’État, qui conjugue abstraction de la vie d’autrui et meurtre de masse, doit selon l’auteur être contrée sans délai, par la force si besoin.

Ainsi la Résistance par les armes lui semble-t-elle légitime pendant la Seconde Guerre mondiale. Le terrorisme étatique doit aussi buter contre une réponse internationaliste émanant d’institutions à même d’user de mesures de rétorsion économiques, légales, diplomatiques et symboliques (ONU, Unesco), et contre des organismes transnationaux indépendants (Groupes de liaison internationale, Comité international d’Humanité).

Quand il a pour motivation la liberté et l’égalité des peuples, le terrorisme clandestin se juge autrement, dit Camus. Certes, s’il attente délibérément à la vie de civils, il doit à ses yeux être condamné de manière univoque. Le confirment, pendant la guerre d’indépendance, maints écrits journalistiques, un vain « Appel pour une trêve civile en Algérie » (1956) et des scènes-clés pathétiques dans l’ébauche de son roman d’inspiration autobiographique Le Premier Homme (posth. 1994).

Cependant, Camus appelle à la condamnation en miroir de la répression et des peines capitales frappant ceux qui recourent à la violence organisée pour accéder à leur émancipation. Selon lui, ce terrorisme révolutionnaire « d’en bas » qui aspire à la libération d’un peuple doit également conduire le pouvoir en place à en interroger les origines et à rechercher des « actes positifs » susceptibles d’enrayer un mimétisme meurtrier. La réforme politique, le dialogue, l’amnistie ou la grâce des combattants condamnés en font partie.

Protestation de Camus contre la condamnation à mort du jeune chypriote Michel Karaolis, militant pour l’autodétermination de son île et pour son rattachement à la Grèce. Accusé du meurtre d’un policier en charge d’espionner l’Organisation nationale des combattants chypriotes (EOKA), Karaolis est pendu le 10 mai 1956. Karaol/Wikimedia, CC BY-NC

Des « meurtriers délicats »

Injustifiable dès qu’il cible les populations civiles, le terrorisme révolutionnaire qui milite pour quelque affranchissement et égalité trouve une légitimité à des conditions très strictes, dans l’optique camusienne. La pièce Les Justes (1949) les précise. Ses héros, que l’auteur nomme ailleurs des « meurtriers délicats », sont inspirés de figures historiques véritables. Il s’agit des membres de l’Organisation de combat des socialistes révolutionnaires (SR), dont Ivan Kaliayev, qui assassina l’autocrate grand-duc Serge Alexandrovitch de Russie en 1905 après avoir d’abord renoncé à son attentat pour épargner les deux enfants qui accompagnaient son ennemi dans sa calèche.

Ivan Kaliayev (1877-1905).
Le grand-duc Serge en uniforme. V. Lapre, Tsarskoe Selo/Wikimedia, CC BY

Camus fait de ces « terroristes » qui refusent d’exécuter les enfants en même temps que le tyran et qui, de plus, sont répugnés par le sang et veulent pour cette raison mourir après avoir tué, l’incarnation d’une révolte authentique, et respectable.

Par opposition, le nihiliste prêt à assassiner quiconque croise le chemin de sa cause – le personnage de Stepan – perd sa légitimité, quelle que soit l’aliénation dont sa condition le fasse souffrir.

L’intrigue et le langage que forge Camus dans cette création hybride, mi-tragique, mi-mélodramatique, disent comment un activisme qui se targue de fins émancipatrices s’honore en circonscrivant l’assassinat politique dans les frontières les plus étroites.

Mais la pièce suggère aussi que l’activisme des opprimés peut se compromettre dans une terreur aveugle et désespérée, semblable aux méthodes d’un pouvoir despotique, quand est perdu le sens de ces limites. La fiction érige en modèle un terrorisme scrupuleux sans en masquer la vulnérabilité. En contexte, et en creux, elle oppose cet étalon de la violence politique au stalinisme – et, plus tard, au FLN, dont Camus dit pouvoir respecter la cause, non les moyens.

Un écrivain « embarqué »

Camus ne se voulait pas artiste « engagé » mais « embarqué », c’est-à-dire solidaire de ses contemporains et non promoteur d’un programme politique par la voie des lettres.

Ce n’est pas, assurément, que l’auteur fût exempt d’une subjectivité politique, comme l’illustre son désir de voir émerger une Algérie fédérale – multi-culturelle, où tous jouiraient des mêmes droits – plutôt qu’une Algérie indépendante pendant la guerre. Mais son « embarquement » nous donne accès aux réalités de son époque et à l’imaginaire qu’elles fécondèrent à travers le prisme d’une proximité critique, au sens originel de ce qualificatif : l’auteur s’efforce de passer au tamis, pour mieux le discerner, l’objet complexe qu’est le terrorisme. Écartant sensationnalisme, propagande et lectures monolithiques d’une réalité protéiforme, son écriture desserre un peu l’étau de ce qu’il nommait « le siècle de la peur ».


Cet article a d’abord été publié dans le journal du RFIEA, Fellows n°57 édité par Aurélie Louchart. Le réseau français des instituts d’études avancées a accueilli plus de 500 chercheurs du monde entier depuis 2007. Découvrez leurs travaux sur le site Fellows.

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