En annonçant vouloir sponsoriser le PSG, le groupe Pernod Ricard semblait avoir oublié que si le marché des spiritueux est désormais mondial, le territoire de l’entreprise demeure aussi local. Une parfaite illustration des ambigüités de la notion de territoire, à manier avec une extrême modération, pour les alcooliers… et les autres.
Rarement un partenariat interentreprises aura eu un tel écho médiatique, teinté parfois de dérision. Le 31 août 2024, le Groupe Pernod-Ricard, fort d’un chiffre d’affaires de 12,1 milliards d’euros en 2023, employant 18 900 salariés dans le monde et numéro deux mondial des vins et spiritueux, annonçait s’allier avec le club de football du Paris-Saint-Germain. L’objectif poursuivi était de promouvoir les marques du groupe à l’international.
La polémique qui commence durera cinq jours. En effet, le 5 septembre 2024, Alexandre Ricard, PDG du groupe, déclare par communiqué de presse, renoncer à ce partenariat : « Cela fait plus de 90 ans que l’histoire de Ricard se confond avec Marseille qui l’a vu naître, grandir et l’inspirer. Et ce lien est plus fort que tout. C’est donc une décision qui vient du cœur que je prends aujourd’hui ».
Un capital économique et social enraciné
En moins d’une semaine, le groupe Pernod Ricard aura ainsi pu mesurer la force d’un territoire qui se rappelle à lui. Ce partenariat avec le club emblématique de la capitale a en effet été vu de Marseille comme une trahison du groupe Pernod Ricard, comme l’indique l’indignation des supporters de l’Olympique de Marseille (OM) appelant au boycott de la marque mais aussi la mobilisation du milieu politique local. Le revirement du PDG ne peut se comprendre qu’à travers une prise de conscience tardive par la gouvernance du groupe de ce qui le lie à son territoire originel. Ce faisant, il illustre le fragile équilibre de la stratégie d’un groupe désireux de se développer à l’international, alors qu’une partie de son capital économique, social et symbolique reste enracinée à un territoire. L’émotion suscitée par cette initiative partenariale est sans nul doute nourrie par la rivalité footballistique entre Marseille et Paris. Au-delà du bruit médiatique, cet épisode met particulièrement sous le feu des projecteurs les tensions régulières entre l’entreprise et son (ou ses) territoire(s).
La recherche en management s’est précisément saisie de l’analyse de ce rapport entre stratégie d’entreprise et territoire. Cette courte aventure partenariale du groupe Pernod Ricard avec le club du Paris-Saint-Germain nous conduit à privilégier l’analyse de ce lien sous l’angle de la création de valeur. Porter et Kramer, à travers le concept de valeur partagée, rendent compte de l’opportunité de liens renforcés au territoire pour l’entreprise. Ce lien leur apparaît notamment comme une « voie pour la performance économique ». Selon l’entreprise, les configurations peuvent être multiples. Ce lien peut être « symbiotique » pour une PME familiale qui émane d’un territoire et agit en local. Pour un groupe mondial, cette relation apparaît sous tension.
Le lien à Marseille, un avantage concurrentiel
Deux grandes logiques ambivalentes apparaissent en effet : celle du groupe mondial qui se crée un espace organisationnel homogène au-delà des frontières territoriales et celle des territoires qui disposent de ressources spécifiques et génèrent de la différenciation. Le territoire agit ainsi pour se spécialiser, à travers des politiques de cluster, de pôle de compétitivité, d’écosystème d’innovation, et pour se rendre visible en s’engageant dans des démarches de marketing territorial.
Le Groupe Pernod Ricard, en ciblant dans ce partenariat le seul développement international, sans considération fine de son ancrage territorial, a jeté un trouble sur une composante sensible de son avantage concurrentiel : son lien à Marseille. « Quand le business trahit ses racines, il abîme son histoire et prend des risques pour son futur » a d’ailleurs réagi un des membres de la famille Ricard. Parmi les engagements du groupe Pernod-Ricard en matière de responsabilité sociétale et environnementale (RSE), une attention particulière est pourtant portée au territoire.
Dans un rapport publié en 2018, France Stratégie précise les enjeux de la responsabilité territoriale des entreprises : « Dans cette période de transformation profonde, le retour en proximité est une attente forte de l’ensemble des acteurs, y compris pour comprendre le sens de l’action (dans sa double acception de direction et de valeur). »
En outre, depuis la loi Pacte (2019), ces enjeux RSE sont inscrits juridiquement dans ce qui définit la finalité et le fondement des entreprises : « Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés. La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité » (Art. 1833 du Code Civil).
Des enjeux tangibles
Emilie Tardivel, dans un article récent de la revue Transversalités (2024), relève la nécessité de dépasser le seul concept de RSE pour apprécier le lien au territoire et de lui préférer une référence au bien commun qui lui apparaît, par essence, territorialisé.
Le réveil de différentes communautés en réaction à l’initiative du Groupe Pernod Ricard peut être vu à ce titre comme la réponse à ce qu’elles ont considéré comme une atteinte à leur bien commun : l’identité et les valeurs du territoire de Provence. Pour faire à nouveau communauté avec ce territoire, le Groupe Pernod Ricard ne pouvait que répondre aux attentes des parties prenantes et renoncer au partenariat annoncé.
Ce que révèle également la mésaventure survenue à Pernod-Ricard est qu’il convient de mobiliser le concept même de territoire avec attention. Ce dernier est trop souvent restreint à la seule dimension géographique, alors qu’il révèle une complexité bien plus forte. Les communautés (supporters de l’OM, consommateurs, distributeurs, détaillants…) ayant réagi à ce partenariat dépassent les seules frontières territoriales de cette ville. C’est aussi ce sentiment d’appartenance (attachement à Marseille) qui a conduit à la réaction hostile de ces communautés, qu’elles soient ou non localisées en Provence.
Au-delà du cas de Pernord Ricard, ce bien commun peut renvoyer à des enjeux plus tangibles : la création d’emplois, les retombées économiques locales, l’impact environnemental des activités. Dans cette perspective, d’autres tensions entre entreprises et territoires peuvent en effet apparaître.
Convergence de vision
Si la création de valeur partagée suppose la convergence de vision par les différentes parties prenantes d’une entreprise, le partage de cette valeur est un sujet beaucoup plus sensible. Deux autres cas sélectionnés dans l’actualité économique récente illustrent les tensions qui peuvent émerger à ce moment.
Un premier cas intéressant est celui du festival des Vieilles Charrues, qui renvoie à un projet profondément inscrit dans l’histoire et la vie du territoire. Le deuxième cas, le groupe Tesla, fait référence à un autre extrême, où le territoire est perçu comme un simple support de localisation.
À qui appartient la valeur créée ?
Le cas du festival des Vieilles charrues renvoie à un projet profondément inscrit dans l’histoire et la vie du territoire. Alors que ce dernier est né des acteurs locaux soucieux de faire valoir la richesse de la culture du centre Bretagne, son rayonnement à l’international a conduit à une crise profonde en 2024 entre, d’un côté la communauté de communes et la mairie de Carhaix (Finistère), et de l’autre la direction du festival. À l’origine du différend, les retombées économiques sur le territoire et la gouvernance partagée.
La direction a même menacé de déplacer le festival sous des cieux plus cléments. Pour le festival, il s’agissait de faire valoir l’ancrage territorial d’un événement ayant désormais une renommée internationale. La résolution de ce différend, en cours de négociation, nécessitera une vision partagée des parties prenantes sur le devenir du festival et une objectivation des retombées de ce bien commun. La valeur du festival pour le territoire se mesure au risque associé à une relocalisation dans un autre lieu. Sur ce point, la perception semble partagée par les deux parties.
Le territoire réduit à un support
Le cas de Tesla aux États-Unis souligne également le rapport de force dont peut user l’entreprise face au territoire. Elon Musk, cofondateur et directeur du groupe, a décidé de sanctionner l’état de Delaware en déplaçant le siège social de Tesla au Texas, en espérant trouver une législation plus favorable à ses vues. Cela fait suite à la décision de la cour constitutionnelle de cet État conduisant à l’annulation d’un plan de rémunération accordé précédemment à Elon Musk, plan dont la valeur est estimée à 56 milliards de dollars.
Cet épisode illustre à l’extrême la perception d’une entreprise qui ne voit le territoire que comme un simple support. Le pouvoir de localisation appartiendrait alors à la seule entreprise dans un souci d’optimisation. Sauf à considérer que cet épisode est également l’occasion pour ce territoire de mieux affirmer son objectif de « partage de la valeur ».
Un sujet stratégique
Buckley, Devinney et Louviere le soulignaient dans leur article : la manière avec laquelle les managers perçoivent les décisions relatives au territoire diffèrent en fonction de leur positionnement au sein des groupes mondiaux.
Manifestement, au sein de Pernod Ricard, les porteurs du projet de partenariat n’étaient pas suffisamment imprégnés de la stratégie glocale du groupe : une dimension globale, certes, mais également un enracinement local. Pour les entreprises, la diffusion de cette culture d’entreprise empreinte du local, de l’histoire et de l’atmosphère du territoire originel est un enjeu stratégique majeur. Ainsi, la prise de position du PDG du groupe a rappelé l’importance d’une vision partagée qui irrigue l’ensemble du management. C’est finalement quand le territoire se rappelle au groupe que l’entreprise en mesure sa valeur.