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Pertes, préjudices et Perlimpinpin : comment mettre en œuvre la justice climatique ?

personnes se battent contre le feu dans un champ
Des habitants tentent d'éteindre un feu de forêt à Ninhue, dans la région de Ñuble, au Chili, le 10 février 2023. Javier Torres/AFP

« Pour qui, combien, quand et pourquoi, contre qui, comment, contre quoi ». C’est par ce vers que débute la chanson Perlimpinpin, écrite par Barbara et récemment réinterprétée par Natalie Dessay lors de l’hommage national aux victimes des attentats du 13 novembre 2015. Elle pourrait également être la synthèse des questionnements issus de l’accord conclu lors de la COP 27, tenue en Égypte.

Celui-ci prévoit en effet « d’établir de nouvelles modalités financières pour aider les pays en développement particulièrement vulnérables au changement climatique à répondre aux pertes et dommages », dont la création d’un « nouveau fonds ». L’ambition affichée constitue une avancée majeure, mais les paramètres financiers de ce fonds restent entièrement à négocier. La COP27 a d’ailleurs établi un Comité pour en définir les modalités.

Quelle responsabilité ?

En premier se pose la question de la liste des contributeurs devant alimenter cet instrument financier et des principes de partage du fardeau. Un début de réponse peut faire consensus : il serait juste que les pertes et préjudices soient financés en priorité par les États (même si pas seulement), en proportion de leurs émissions cumulées de gaz à effet de serre.

Sur cette base, les questions éthiques commencent : quelle date de départ choisir pour ce cumul ? Faut-il retenir les émissions historiques de carbone, qui sont le fondement scientifique du réchauffement, ou « débuter » aux premières conventions internationales ? Comment tenir compte de la démographie, du territoire et de sa capacité à séquestrer du carbone, des ressources en matières premières ? Faut-il raisonner en émissions produites ou consommées sur le territoire ? Selon quel ratio faut-il attribuer la responsabilité issue de la combustion des fossiles entre producteurs et consommateurs ? Cette liste non limitative de questions entrouvre la complexité de la construction d’une règle juste de partage du fardeau.

Mais quelle que soit celle choisie, elle bousculera sans doute les catégories de découpages géographiques utilisées à ce jour.

Des découpages géographiques bousculés

À titre d’illustration, les graphiques ci-dessous reprennent un exemple de calcul de « dette climatique ». On a considéré que toutes les émissions au-delà de 2tCO2 par personne par an suscitaient une « dette », vis-à-vis des « espaces » subissant des pertes et préjudices dus au changement climatique. Ces émissions cumulées depuis 1990, année de référence pour la fixation des objectifs pays par la CCNUCC, sont représentées sous forme de dette totale par pays, et de dette par tête en divisant par la population 2021, pour une sélection de pays.

Dettes climatiques totales (gauche) et par tête (droite) pour une sélection de pays. Global Carbon Atlas, Fourni par l'auteur

On constate ici que la dette climatique totale, telle que calculée, ne fait pas apparaître prioritairement de coupure entre pays développés et pays en développement mais désigne plutôt la contribution des grandes puissances géopolitiques : États-Unis, Chine, Russie, Allemagne, Arabie saoudite, etc.

Et donc que la question du financement des pertes et préjudices se présentera probablement comme la recherche d’un accord de compromis entre puissances.

Une division nord-sud dépassée

Le graphique de droite montre que la division nord-sud n’est plus pertinente pour les questions climatiques, même lorsque les indicateurs sont calculés par tête. L’Arabie saoudite, la Russie, mais aussi le Kazakhstan et l’Afrique du Sud ont une dette en émissions cumulées par tête supérieure à celle de la France, qui est quasi à égalité, sur ce plan, avec l’Iran et la Malaisie. Sans doute cela pourrait inciter à rechercher pour l’instrument pertes et préjudices des principes hybrides mêlant niveau d’émissions cumulées et capacité de financement.


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La prochaine étape, alors que l’objectif commun est d’aller vers la neutralité, serait de ne plus s’intéresser aux seules émissions brutes, mais aux nettes, considérant l’absorption naturelle des territoires nationaux, la préservation ou non des forêts et des sols, voire dans le futur l’absorption naturelle ou artificielle de carbone, pour prendre en compte et inciter à ces flux d’émissions négatives.

Indemnisation des dommages liés au changement climatique

En second lieu, la question de qui, quoi et combien dédommager n’est pas plus simple. Il peut y avoir trois logiques tout à fait différentes pour évaluer les transferts financiers au titre des pertes et dommages que subiraient un pays, un espace ou un groupe de population.

Le premier est celui d’une indemnisation de type assurantielle, qui serait mesurée selon les dommages subis du fait d’événements ayant pour cause le changement climatique d’origine anthropique. Si un tel mécanisme est dans beaucoup d’esprits, des difficultés considérables apparaissent dans l’identification de ces événements et du montant légitime des indemnisations.

L’attribution d’événements météorologiques et de leurs effets à la cause du changement anthropique est une discipline en plein développement mais par nature probabiliste et avec des degrés de confiance assez différents selon les événements en question.

La science de l’attribution est par nature probabiliste, avec des degrés de confiance différents selon les événements. National Academies 2016, Fourni par l'auteur

Même si cette science progresse, la compréhension des liens entre hénomènes météorologiques et changement climatique, et plus encore leur attribution aux causes anthropiques, reste d’une très haute complexité. Le GIEC le constatait par exemple sur les cyclones dans son dernier rapport : « il reste des incertitudes significatives sur l’impact du changement climatique sur le nombre et l’intensité des cyclones tropicaux » (page 588).

Le montant de l’indemnisation est aussi un défi méthodologique : même si on établit les causes anthropiques externes d’un événement climatique, l’expérience assurantielle nous apprend que le montant des dommages dépend fortement de causes locales, telles que l’intensité des mesures de prévention.

Assurance climatique pour les pays peu émetteurs

Deuxième principe, une compensation, plus ou moins forfaitaire, liée à des événements météorologiques dans les pays ayant une dette climatique négative, quels qu’ils soient à la condition qu’ils entraînent des dommages importants, à la manière d’une assurance climatique mondiale.

Une telle compensation au bénéfice des pays peu émetteurs face à des phénomènes climatiques extrêmes, dont on sait qu’ils deviennent plus fréquents, pallie en partie les difficultés de l’option précédente, surtout si elle s’accompagne d’éléments forfaitaires permettant d’éviter une évaluation des coûts réels non évitables.

Elle s’éloigne toutefois significativement de la notion de pertes et préjudices dus au changement climatique anthropique.

Redistribuer vers les pays vulnérables

Enfin, le dernier principe serait un dédommagement redistributif, non lié à un événement particulier mais fondé sur une vulnérabilité globale au changement climatique. Cette logique permettrait d’investir dans la compensation mais aussi dans l’adaptation, ce qui peut être plus rationnel que d’attendre des dommages avant de les indemniser.

Cette redistribution des pays responsables vers les pays vulnérables pourrait être opératoire à condition de disposer d’une mesure reconnue de la vulnérabilité au changement climatique. La diversité et la complexité des effets de ce dernier rendent cela compliqué : il existe aujourd’hui de nombreux indicateurs de vulnérabilité aboutissant à des cartographies assez distinctes.

La recherche d’un tel indicateur qui ferait consensus entre pays créditeurs et débiteurs de dette carbone pourrait être un champ de recherche et de diplomatie extrêmement utile.

Il ne s’agit pas ici, bien entendu, de trancher entre ces différentes pistes, mais bien de montrer la pluralité des principes sur lesquels peut se construire un instrument financier pour les pertes et dommages.

Des règles décentes pour un monde raisonnable

Ces développements ne servent qu’à illustrer la complexité du problème des pertes et préjudices et la pluralité des pistes pour les aborder. Il n’est par ailleurs qu’un des défis soulevés par le changement climatique, qui lui-même n’est qu’un aspect, fondamental certes, de la question de la soutenabilité comme la COP15 sur la biodiversité nous l’a rappelé. Il y a non pas une, mais des justices environnementales, parmi lesquelles la justice climatique se distingue par l’importance des causes globales sur les dommages locaux.

Dans L’idée de justice (2010), Armatya Sen illustre la pluralité des principes de justice à travers l’exemple d’une flûte que se disputent 3 enfants. Anne la réclame au nom de l’utilitarisme, elle est la seule à en maîtriser l’usage. Bob qui n’a pas de jouets la revendique au nom d’un principe égalitariste. Enfin, Carla, qui l’a fabriquée, se considère comme sa propriétaire au nom du libertarisme.

À travers cet exemple très simple de revendications conflictuelles et pourtant légitimes, Sen critique la recherche de systèmes objectifs d’impartialité. Il défend des comportements décents pour s’entendre autour de principes pluriels et viser non pas une situation parfaitement juste, mais plus juste.

C’est dans cet esprit de règles pluralistes et décentes négociées entre acteurs raisonnables, dans une gouvernance partagée avec les pays vulnérables marquant une rupture avec le principe de payeur-décideur, que l’on peut espérer voir la construction de cette nouvelle frontière de la coopération internationale que sera l’instrument de compensation pour les pertes et dommages.

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