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Pertinence de la recherche en Sciences de Gestion

Le « rigor relevance » gap fait l'objet de discussions intenses chez les chercheurs en gestion. Clicsouris, CC BY-NC

Cet article s’inscrit dans le cadre du partenariat avec la revue M@n@gement et présente les résultats condensés d’une recherche publiée dans cette revue (2017, vol. 20(2) : 166-203) sous le titre « Is management research relevant ? A systematic analysis of the rigor-relevance debate in top-tier journals (1994–2013) » (« À quoi sert la recherche en management ? Une analyse systématique de la littérature anglo-saxonne sur le débat rigueur-pertinence (1994-2013) »).


Nous sommes le dimanche 9 août 1998. La température à San Diego frôle les 95° Fahrenheit (35 °C) et la vague de chaleur s’apprête à gagner les salons – pourtant climatisés – de l’hôtel Marriott, où se réunissent les membres de l’Academy of Management.

Andy Grove, PDG d’Intel, n’ignore probablement rien des réactions passionnées qu’il est sur le point de provoquer lorsqu’au milieu du discours qu’il prononce devant un parterre d’enseignants-chercheurs, il s’empare du dernier livre de Clayton Christensen, le célèbre professeur de la Harvard Business School, et signifie à l’assistance qu’il s’agit à ses yeux du seul ouvrage académique présentant un réel intérêt managérial (l’anecdote est racontée par Christensen lui-même). De façon prévisible, l’hommage rendu par Andy Grove vaudra à Christensen quelques inimitiés au sein de la communauté académique. Il sera aussi l’occasion de relancer, une fois de plus, le débat existentiel relatif à la pertinence de la recherche en sciences de gestion.

La recherche en gestion comme science

Discipline académique récente, la Gestion a acquis le rang de champ scientifique aux États-Unis dans les années soixante sous l’impulsion de deux fondations privées, la fondation Ford et la fondation Carnegie. Un mouvement similaire a été observé en France à partir de 1968 sous l’impulsion, notamment, de la FNEGE. Rendre la gestion scientifique avait comme objectif initial d’améliorer la qualité de l’enseignement supérieur de la gestion. L’utilisation de méthodologies dérivées des sciences dures, la création de sociétés savantes et le développement de revues scientifiques devaient alors permettre de renforcer la rigueur des connaissances enseignées dans les business schools.

Cette évolution a alors suscité un questionnement chez les enseignants-chercheurs : comment concilier la rigueur nécessaire à la production de connaissances robustes d’un point de vue scientifique et l’indispensable pertinence de ces mêmes connaissances pour les praticiens ? Au fil des années, le débat a connu une croissance exponentielle et a donné lieu à des prises de position tranchées pointant par exemple la méconnaissance totale de la recherche en management par les cadres dirigeants, le langage utilisé dans les articles académiques qui serait incompréhensible pour le commun des managers ou la faible utilité pratique de nombreux travaux en Management.

Ces questions sont notamment discutées par Nicolas Mottis et Jérôme Barthélemy…

… ou encore par Michel Kalika.

Alors que plusieurs auteurs semblent considérer que tout a été dit au sujet de la rigueur et de la pertinence de la recherche, comment comprendre la pérennité du débat rigueur-pertinence ? Dans notre étude fondée sur l’analyse systématique de 253 contributions publiées dans des revues scientifiques, nous avons tout cherché à clarifier les termes du débat en identifiant quatre postures typiques.

Maintien de l’orthodoxie

La position généralement défendue consiste à dire qu’une connaissance pertinente est une connaissance qui est diffusée vers les managers et cadres d’entreprises. Si la recherche manque de pertinence, c’est qu’elle n’a pas reçu tout l’écho qu’elle méritait ou plus précisément, que la communauté académique n’a pas suffisamment investi dans la dissémination des connaissances managériales.

Dans un marché de la connaissance où opèrent également les consultants, les journalistes ou encore les gourous du management, être rigoureux n’est plus une condition suffisante pour obtenir un avantage compétitif : il s’agit d’être visible et accessible. On peut imaginer de nombreuses initiatives pour aller dans ce sens : publication de résumés de recherche dans un langage compréhensible par le grand public, interventions dans les médias ou encore utilisation de la vidéo sur Internet.

Dans cette posture, l’enseignement est également un levier de dissémination des connaissances scientifiques. Le développement d’initiatives telles que l’evidence-based management permet ainsi d’asseoir l’enseignement sur les résultats de la recherche en gestion.

Collaboration avec les praticiens

Certains participants au débat rigueur/pertinence, défendent une conception différente de la pertinence. Selon eux, une connaissance pertinente est avant tout une connaissance utile aux managers et cadres d’entreprises. Selon eux, ce serait la distance (en termes de préoccupations, de références communes ou d’occasions d’interagir) séparant le monde académique du monde de l’entreprise qui serait à l’origine du problème de pertinence de la recherche en gestion.

Il faudrait donc chercher à faire coïncider les centres d’intérêt des chercheurs et les besoins des praticiens, comme le fait par exemple la FNEGE en s’intéressant aux préoccupations managériales des entreprises. Des démarches consistant à co-produire des connaissances avec les praticiens sont également préconisées. Enfin, l’amélioration de la pertinence peut passer par le développement d’un enseignement plus pratique et mobilisant des leviers déjà bien connus des enseignants (études de cas, mises en situation, challenges, interventions de praticiens en salle de classe).

Renouvellement paradigmatique

Une troisième posture consiste à affirmer que le manque de pertinence des connaissances produites par la recherche en gestion est la conséquence directe de son mode de production. En érigeant au rang de dogme un paradigme hérité des sciences dures, la communauté scientifique aurait pour ainsi dire asséché les sciences de gestion. Dès lors, les résultats des recherches conduites par les chercheurs auraient perdu en intérêt.

Pour rendre la recherche en sciences de gestion plus pertinente, il faudrait donc changer la façon de pratiquer la recherche. Une initiative telle que la création de la d.school de l’Université de Stanford, un programme qui change fondamentalement la façon de penser l’enseignement et la recherche en se basant sur le paradigme des design sciences, s’inscrit dans cette conception mais d’autres approches telles que les critical management studies, le réalisme critique ou encore le constructivisme sont également proposées par les partisans d’un renouvellement paradigmatique. Même si les solutions préconisées diffèrent, ces approches ont pour caractéristique commune de plaider en faveur d’une plus grande ouverture de la recherche en gestion en proposant de nouvelles méthodes de recherche, de nouvelles formes de résultats et surtout, de nouveaux critères d’évaluation des productions scientifiques et des enseignants-chercheurs.

Recentrage sur le bien commun

La dernière posture repose sur un recentrage des sciences de gestion sur le bien commun. À l’instar de Sumantra Ghoshal, qui soulignait les effets néfastes de certaines théories dominantes en gestion pour la société, l’accent est mis sur la responsabilité de la communauté académique.

Selon cette approche, les enseignants-chercheurs ont l’ardente obligation de répondre aux grands enjeux du monde contemporain (faim dans le monde, corruption, réchauffement climatique, chocs migratoires, etc.) au travers de leurs travaux. C’est le sens du propos de Ann Tsui qui, dans un discours/chanson prononcé à l’Academy of Management en 2012, incitait les enseignants chercheurs à plus d’ouverture sur le monde et de compassion (la chanson débute à la 47e minute du discours).

Les écoles de commerce et universités ont également leur rôle à jouer d’une part en prenant part au débat et en influençant les politiques publiques et d’autre part en véhiculant une approche plus responsable et plus éthique du management. En formant les managers de demain, elles ont en effet un levier d’action sur ce que seront les entreprises dans le futur.

Le débat rigueur-pertinence est-il pertinent ?

Si le débat rigueur-pertinence a connu un essor spectaculaire, aucun consensus ne semble émerger sur les solutions à mettre en œuvre ni, d’ailleurs, sur la définition de ce qui pourrait une recherche pertinente en sciences de gestion. Cette situation d’impasse a amené certains auteurs à regretter le manque de pertinence du débat rigueur-pertinence du débat (voir notamment cet article d’Alfred Kieser, Alexander Nicolai et David Seidl) ainsi que le faible nombre d’initiatives concrètes visant à améliorer la pertinence des sciences de gestion (un point de vue exprimé notamment par Jean Bartunek et Sarah Rynes).

De notre côté, nous soulignons, le caractère largement artificiel du débat au sein de la communauté académique : la reformulation permanente des mêmes arguments et l’absence de progrès significatif nous incitent en effet à penser que le débat rigueur-pertinence joue avant tout une fonction sociale au sein de la communauté académique en permettant à des chercheurs travaillant sur des sujets différents d’échanger sur le devenir de la discipline. De façon paradoxale, le débat rigueur-pertinence reste d’ailleurs confiné aux cercles académiques et tend à ignorer le point de vue des praticiens et de la société civile.

Si certains efforts concrets ont été mis en œuvre pour rendre la recherche en gestion plus pertinente (labellisation d’ouvrages scientifiques, création d’un indicateur pour mesurer l’impact des business schools), ils ont avant tout pour objectif d’améliorer la diffusion des connaissances produites par les chercheurs auprès des publics de praticiens. Ces efforts restent dès lors cantonnés à la posture de maintien de l’orthodoxie décrite préalablement. Au moment où les solutions proposées pour améliorer la pertinence de la recherche en gestion n’ont jamais été aussi nombreuses, il semble donc dommage de restreindre le champ des possibles à une conception purement diffusionniste de la pertinence.

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