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Petit guide de survie à l’usage de l’homme politique mis en cause

L'ancien président de la république Nicolas Sarkozy se rend au palais de justice le 30 novembre pour l'affaire dite ‘des écoutes’. STEPHANE DE SAKUTIN / AFP

« Je ne reconnais aucune de ces infamies pour lesquelles on me poursuit » : c'est en ces termes que s'est exprimé Nicolas Sarkozy, ancien Président de la République, lors du procès dit «des écoutes», démarré lundi 30 novembre.

Dans ce procès, comme le rapporte le journal Le Monde, «Nicolas Sarkozy est suspecté d’avoir tenté d’obtenir d’un magistrat à la Cour de cassation, Gilbert Azibert, des informations confidentielles le concernant, voire de peser sur une procédure engagée dans l’affaire Bettencourt».

Or, comme l’ont montré Carla Nagels et Pierre Lascoumes, cette affaire, comme d'autres avant elle, illustre bien la façon dont les élites économiques et politiques, lorsqu’elles enfreignent les règles, cherchent à tenir à distance le stigmate dégradant de « délinquant ».

Tenir à distance le stigmate de la délinquance

En effet, une constante de la déviance des élites est que, précisément, elles ne se perçoivent pas comme délinquantes, même quand elles font l’objet d’une répression pénale ou d’une peine de prison. Ainsi, Nicolas Sarkozy de se scandaliser, en sortant de garde à vue en 2014 :

« Vous rendez-vous compte ! ? J’ai été traité comme un délinquant ! »

Du fait de leur proximité avec les lieux de pouvoir et les ressources symboliques et culturelles dont elles disposent, les élites sont en mesure de développer un ensemble de « techniques de neutralisation » de la fraude, soit des mécanismes de rationalisation efficaces et complexes qui permettent de justifier la transgression, de la minimiser ou de l’excuser. L’objectif de ces mécanismes est de maintenir à distance « le stigmate de la délinquance ».

Une activité transgressive « habituelle »

D’après Michael Benson, professeur de droit à l’Université de Cincinnati, maîtriser la perception relative aux faits délictueux et tenir à distance la dégradation symbolique repose sur quatre mécanismes.

Dans un premier temps, la défense devra dépeindre l’activité transgressive comme normale, routinière, habituelle, de façon à lui ôter sa dimension blâmable et transgressive. Il faudrait par exemple laisser entendre que la pratique était habituelle « dans ce milieu ».

Ensuite les mis en cause seront présentés par leurs soutiens comme des personnes hautement respectables, et ce de façon indiscutable, sans ambiguïté.

Le procès de François Fillon et de son épouse, poursuivis en février 2020 pour « détournement de fonds publics » et « abus de bien sociaux », a illustré un phénomène similaire.

Le conseil de François Fillon pouvait ainsi mobiliser la « grandeur relative » de l’ancien premier ministre arguant que les faits dont il a pu se rendre coupable seraient relativement peu importants au regard du service rendu à la France dans le cadre de son exercice ministériel.

Une présomption de moralité pour les élites

Pour Pierre Lascoumès, les élites bénéficient en effet d’une « présomption de moralité », soit une « barrière mentale », une incapacité à « imaginer » que l’élite, élue ou nommée, puisse se commettre dans des actes délictueux, là où elle était précisément chargée de produire et faire respecter la norme.

Les élites seraient aussi nécessaires au bon fonctionnement de la société, qui ne pourrait s’organiser autrement que par cette hiérarchie sociale, qui permet encore l’idéal républicain de méritocratie sur lequel s’appuie largement Fillon et le courant de la droite dans lequel il s’inscrit. D’autre part, d’après Lascoumès, les élites se présentent comme « supérieures » aux autres, elles échappent aux finalités ordinaires, qu’elles surplombent.

François Fillon, alors premier ministre, se rend dans une maison de retraite où il affiche une certaine méconnaissance des réalités, mars 2017.

Plaider « l’erreur de jugement »

Lorsque les élites ne parviennent pas à nier leur implication dans une infraction, la situation est alors présentée comme une aberration ou un accident de parcours dépourvu de toute intentionnalité fautive : « C’est une erreur de jugement que je regrette profondément ».

D’après Lascoumes, les élites se caractérisent par leur rapport aux normes, qu’elles produisent et aménagent, ce qui permet de faire en sorte que les activités dans lesquelles elles s’insèrent ne soient pas vues ou lues par la loi comme des crimes mais comme des « erreurs ».

Ici sera alors plaidé un égarement passager, qui ne caractérise en rien l’individu mis en cause. Celui-ci ne peut être qualifié de « délinquant » alors qu’il a simplement commis une « erreur » singulière.

Fillon lui-même pourrait mobiliser cet argument en se positionnant en surplomb de la situation judiciaire, par la formule désormais convenue selon laquelle il « assume toute la responsabilité » des faits qui lui sont reprochés, se donnant là encore la possibilité de se tenir à distance de la situation dans laquelle il est placé en la qualifiant comme s’il en était détaché.

Un rapport particulier des élites à la norme

Une fois construit ce tableau, Fillon et ses conseils pourront alors reprendre la main sur le débat, invitant à interroger « qui » avait intérêt à ces révélations spectaculaires. Il a ainsi été dit que les révélations du Canard Enchainé ont coûté au favori des Républicains son siège lors de la campagne présidentielle de 2017.

Il est tout à fait intéressant de noter là encore le rapport particulier de l’élite à la norme : tantôt elle la fabrique, tantôt celle-ci serait instrumentalisée à son encontre. C’est là encore le cas de Carlos Ghosn, dont la « fuite » est présentée comme une « évasion » qui se justifie au regard de son statut social, au-dessus des lois.

Finalement, dans ce registre, la gravité des faits est transformée en gravité de l’accusation : l’accusation dont l’homme est victime serait la preuve même de sa grandeur, si bien qu’accuser l’ancien premier ministre des Français ce serait presque en vouloir à la démocratie même.

En parallèle, le travail de la défense consistera à saper la crédibilité, voire la moralité de ceux qui les accusent, en montrant qu’ils sont partiaux ou règlent des comptes, qu’ils agissent par ressentiment ou égoïsme et non pour la défense de valeurs universelles.

Le coupable-innocent : les rituels de restauration

Si les juges ne sont pas sensibles à ces arguments, il faudra alors que la défense articule une seconde phase, décrite par Lascoumes comme celle des « rituels de restauration » :

« Quand une personne « respectable » est mise en cause et menacée par des rituels de dégradation, plusieurs dynamiques visent à contrecarrer efficacement le processus d’étiquetage. Les dynamiques de disqualification et de restauration s’entremêlent. »

Ces rituels peuvent être techniques, pour traquer la faille de procédure. Les élites sont ainsi en mesure de maîtriser le calendrier, dont la longueur peut tourner à leur avantage dans le cadre du rituel de restauration : il s’agit de brouiller les pistes, de lancer des procédures-baillons contre la partie adverse ou d’évoquer des questions prioritaires de constitutionnalité qui repoussent les procès dans le temps. Les conseils peuvent ainsi « jouer la montre », puis dans le même temps décrier une justice « trop tardive », rendue « trop longtemps après les faits » ou encore tout à la fois un « acharnement judiciaire » à l’encontre de leur client. En parallèle, des voix opportunes peuvent s’élever pour décrire combien le mis en cause, lui-même, attend ce procès, qui « fera toute la lumière sur l’injuste situation dont il est victime ». Lascoumes souligne à cet égard l’importance du « réseau » pour les élites et le rôle de soutien de moralité que celui-ci peut jouer.

Ces rituels produisent finalement un « coupable-innocent » : « un déviant coupable, mais épargné par le stigmate ».

Dans le cas du procès Fillon, il pourrait être soulevé l’idée que celui-ci a « déjà payé » son dû, par la destitution symbolique qui a succédé à la révélation des faits.

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