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Peut-on dire la « race » en France ?

Nadine Morano, celle par qui le scandale arrive. Patrick Hertzog/AFP

Au-delà de l’indignation que suscitent les propos profondément obsolètes de Nadine Morano – députée européenne et membre du parti Les Républicains – qui a qualifié, le 26 septembre dernier, la France de « pays aux racines judéo-chrétiennes et de race blanche », il est urgent d’interroger ce qu’impliquent de telles idées et ce qui les rend possibles en 2015.

Dans un premier temps, on constate la persistance d’une idéologie profondément ancrée dans l’esprit de certains quant à une représentation très passéiste de ce qu’est la « cohésion nationale ». Nadine Morano revendique une « majorité culturelle » à laquelle elle se sait appartenir, et interpelle même sur un plateau télévisé ceux qui y correspondent ou pas.

Elle donne ainsi une définition de la France, proche de celle du Front national, qui ne tient pas compte des réalités contemporaines. Cette représentation d’une France – telle qu’elle l’entend – associe une identité nationale d’appartenance à des valeurs qui sont aujourd’hui transformées du fait de la mondialisation et de la circulation non seulement des biens mais aussi des personnes. La citoyenneté fonctionne ici dans l’exclusion, elle porte l’empreinte des territoires cartographiés, façonnés par des frontières nationales, et d’un partage de l’Histoire entre dominants et dominés.

La France est pourtant un pays d’émigration, d’immigration et de migrations, c’est-à-dire de passages. Au lieu de faire de ces évènements une richesse, on voit ici se déplier un discours protectionniste, une peur de l’envahissement et de la perte d’une identité enracinée qu’il faudrait préserver. Nadine Morano distingue « populations d’origine » et « populations étrangères » – ce qui alimente un clivage qui ne permet pas de penser le vivre ensemble. Dans un tel raisonnement apparaissent en effet des individus qui seraient plus légitimes que d’autres à se dire et à se sentir Français.

L’invention de la race

Dans un second temps, ces propos permettent de nous réinterroger sur les conditions de possibilité à parler de la « race ». Dans les débats en sciences humaines et sociales, la notion de « race » est examinée, non pas dans une référence à la race biologique, qui n’a aucune existence réelle, mais dans son implication dans les expériences sociales et les conditions d’existence des personnes racialisées. La race en tant qu’objet n’a pas de sens, mais sa portée imaginaire en fait une catégorie historiquement et politiquement construite et sous-tendue par des relations de pouvoir.

Malgré le fait que le mot « race » soit dans le dictionnaire, cela n’empêche pas que son usage soit polémique et ambigu s’il n’est pas recontextualisé. Nadine Morano exprime ainsi une confusion entre couleur de peau, culture, origine et religion, qui ne correspond nullement à la réalité des existences de chacun. Ce type de discours réhabilite le classement et la hiérarchisation, tels que l’ont pratiqués les anthropologues physiques du XVIIIe et du XIXe siècle. L’invention de la « race » a alimenté la représentation d’un corps racialisé et d’une identité nationalisée. Ce phénomène engagea une transformation de la culture visuelle européenne puis occidentale portant sur l’inscription de la race sur les corps. En d’autres termes, les corps furent marqués par la perception de leur couleur.

La Constitution bannit le terme de « race ». Wikimedia, CC BY-SA

Il existe donc une réelle difficulté à nommer les groupes minoritaires stigmatisés et discriminés racialement. Liée à une reconnaissance du citoyen français comme catégorie abstraite et historique, la France est prise dans la posture qui consiste à être aveugle aux différences raciales, et donc dans l’impossibilité de dire la race du fait du bannissement que subit le mot. Cette logique est constitutive du pacte républicain et universaliste français où les différences raciales, au lieu d’être prises comme des différences construites, et par peur d’en valider une dimension « naturelle », sont purement et simplement ignorées.

Stratégie de déni

Ce qui pose problème, c’est le traitement qui racialise des individus en les enfermant dans des catégories raciales. Mais remplacer ou supprimer le mot « race » apparaît comme une stratégie de déni de la question raciale. Nous pouvons donc nous demander : à quelles conditions parler de race pourrait permettre d’exprimer la violence des représentations raciales et la racialisation de la société que les pouvoirs publics prétendent pourtant combattre ?

Se risquer à parler de race (même comme catégorie construite), c’est se confronter à la suspicion de vouloir réhabiliter la race. En parler et la nommer, est-ce pourtant la faire exister ? Les catégories raciales disparaissent-elles pour autant s’il est interdit de les penser ? Pourquoi ne pas nommer une réalité pourtant existante, à condition de distinguer le biologique du social ? Le fait de nommer les catégories participe-t-il de leur création et de leur validation ?

Il faut bien accepter de voir qu’il y a une persistance des expériences vécues (c’est-à-dire le vécu d’être assigné à une identité particulière et racialisée), et donc une réalité qui ne peut être déniée. Cette interdiction provoque des effets confusionnels, notamment dans l’investissement d’autres notions qui paraissent plus acceptables comme l’« ethnie », la « culture », l’« origine » et même « minorité visible » ou encore « issu de la diversité ». Le risque d’essentialisme des êtres et des relations reste présent dans tous les termes quels qu’ils soient, ne faisant que le déplacer ou le dissimuler.

Une République « indivisible »

Ce n’est peut-être pas tant l’usage du mot qui est problématique, mais l’absence d’explications contextualisées et de prudence face à l’histoire politique de ce mot. L’argument de la race a servi à légitimer des violences telles que le racisme, la discrimination, la ségrégation, l’oppression et l’extermination de certaines populations. C’est pourquoi la France républicaine, fière de ses valeurs d’égalité et de liberté, condamne toute référence aux catégorisations ethno-raciales.

Les usages administratifs et politiques de la race sont interdits par l’article 1 de la Constitution de la Vème République qui énonce : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion ». L’article de la Constitution met toute forme d’études scientifiques et de mouvements revendicatifs face au postulat : il n’y a pas de race ici. Ou plutôt, s’il y a race, elle ne peut servir l’argument de l’inégalité et de la privation de liberté.

Manifestation monstre à Paris, le 11 janvier 2015, après les attentats. Olivier Ortelpa/Flickr, CC BY

Concernant les débats récents relancés par le Président François Hollande sur la suppression du mot race dans la Constitution française, deux positions se sont affrontées. La première confirme la nécessité de la suppression de ce mot pour que la race ne soit pas une catégorie juridique. Elle se dit respecter le premier article de la Déclaration de 1789 : « Les hommes naissent libres et égaux en droits ». Conserver le mot, ce serait admettre implicitement que les races existent. La seconde position soutient que la suppression du mot est un signe supplémentaire du recul de la lutte contre les discriminations raciales. Car supprimer le mot n’équivaut nullement à éradiquer l’effectivité du racisme et de la racialisation.

Cet usage de la race, à laquelle se réfère Nadine Morano, relève d’un ensemble de pratiques et de représentations qui datent d’un dispositif idéologique, technique et philosophique d’un autre siècle. Ce ne sont pas les individus appartenant soi-disant à telle ou telle race qui posent problème mais bien l’utilisation politique du fantasme de l’existence des races comme une différence de condition nationale.

Une autre réponse pertinente pourrait s’attarder sur la construction d’outils argumentatifs que chacun d’entre nous doit posséder afin de contrer la violence indéniable de ce discours. La réélaboration des termes devrait favoriser un espace dans lequel les individus peuvent se frayer une voie et se développer, ce qui ne semble pas être la préoccupation de tous.

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