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Valentin Hagdaev, ‘chef’ chaman de Olkhon. Lac Baikal. En Sibérie en 2009, la pratique chamanique connaît un nouvel essor. Аркадий Зарубин/Wikimedia, CC BY-SA

Peut-on encore parler de chamanisme aujourd’hui ?

Ce texte a été rédigé par l’auteur à l’occasion de l’événement « L’ethnologie va vous surprendre ! » organisé par le musée du Quai Branly. Roberte Hamayon, spécialiste du chamanisme et notamment des peuples autochtones de Mongolie et de Sibérie, a entrepris ses recherches sur le chamanisme dès 1967. Pour The Conversation, elle décrypte ce concept qui continue de séduire et faire fantasmer les publics, occidentaux ou non.


« Chamanise-t-on », dans les festivals organisés en plein air dans la France d’aujourd’hui, de la même façon et pour les mêmes raisons que les Toungouses, peuple chasseur de la Sibérie orientale d’hier, à qui l’on doit le terme « chamane » ? Et qu’est-ce que le chamanisme ?

Un terme né en Sibérie

Le terme de « chamane » pénètre en Europe au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles. Chez les Toungouses qui vivent de chasse tout en élevant des rennes en Sibérie orientale, saman désigne un spécialiste rituel qui est perçu par les Russes comme un redoutable rival du pope, un « serviteur du diable », sauvage par son accoutrement, ses bonds et ses cris. Par la suite, les philosophes des Lumières dénoncent en lui un imposteur qui exploite la crédulité des siens ; en réaction, les romantiques exalteront le « noble magicien ».

Costume de shaman Evenk, Musée du quai Branly, Paris. sunkana/Wikimedia, CC BY

La seconde moitié du XIXe siècle qui voit partout s’étendre la colonisation voit aussi en Europe naître les sciences sociales. Peu à peu, les termes de sorcier, devin, guérisseur… sont remplacés par l’exotique « chamane », pour résumer ce qui distingue le primitif colonisé de son colonisateur.

Après avoir été l’« Autre » en religion et en civilisation, le chamane devient l’« Autre » sous l’angle psychologique. La situation coloniale incite les peuples chamanistes à multiplier leurs rituels et les pouvoirs coloniaux à tolérer ces rituels tacitement s’ils sont thérapeutiques ; il s’ensuit l’idée de la nature psychopathique du chamane et l’usage du terme de « cure » pour caractériser sa fonction.

Dans ce contexte, le « chamanisme », terme nouvellement créé, suscite d’intenses débats : comment voir en lui une forme de religion, alors qu’il n’a ni doctrine ni clergé ni sanctuaire et que chaque chamane singularise librement sa pratique ? Ne faut-il pas plutôt en faire une question de psychologie, en tirant parti de la psychanalyse en plein essor ?

Vers un chamanisme New-Age

Mircea Eliade réhabilite le chamanisme comme « technique archaïque de l’extase » et idéalise le chamane en mystique vivant l’expérience religieuse à l’état brut, « fou guéri » capable de guérir autrui, précurseur de l’artiste créateur et modèle de quête spirituelle.

Chamane « Hamatsa » (peuple First Nations, Canada), assis devant un arbre, 1914. Edward S. Curtis/Wikimedia

Aux États-Unis, son livre contribue au déclenchement de la contre-culture, du New-Age et du néo-chamanisme, ceux de Carlos Castaneda y ajoutant la consommation d’hallucinogènes.

La notion de chamanisme qui avait, un siècle auparavant, accompagné la colonisation, accompagne désormais la décolonisation et, à travers elle, le déclin des religions instituées et de leur clergé, le recours à une spiritualité immanente, et l’idéal écologique de « retour à la nature » associé à l’image de la Terre-Mère.

D’abord restreint à des milieux intellectuels et artistiques favorisés, ce courant suscite des recherches sur un possible passé chamanique en Occident (chasseurs préhistoriques, Socrate, Merlin l’enchanteur …) et se fait peu à peu connaître du grand public, mais sans jamais attirer un nombre significatif d’adeptes.

En Californie, Michael Harner crée la Foundation for Shamanic Studies (début des 1980-s) pour répandre dans le monde entier, y compris l’Occident, un seul et même core shamanism libre de toute référence culturelle, projet que plusieurs centres affiliés relaient en Europe occidentale. Son journal, Shaman’s drum : A Journal of Experiential Shamanism (1985-2010) abonde en publicités de « tourisme mystique » ou « extatique », permettant de « rassembler ses esprits », d’acquérir son « animal de pouvoir » et d’accéder à l’« état de conscience chamanique ». D’abord favorable aux psychotropes, il finit par mettre en garde contre leur usage.

Touristes faisant la queue, pour « chamaniser ». Mexique, 2007. Gustavo M/Flickr, CC BY-SA

En Sibérie, la Fondation Harner propose dès 1991 aux peuples autochtones de Sibérie de « réapprendre » leur chamanisme réprimé sous l’ère soviétique et quasiment disparu ; en 1994, elle gratifie quatre chamanes locaux du titre de « trésor vivant » du chamanisme.

Tourisme chamanique

Dans les villes des républiques autonomes, de nouveaux chamanes émergents ; ils s’autoproclament au nom d’ascendants chamanes dont ils se disent les héritiers.

Organisés en associations, ils donnent des consultations à leur clientèle locale en quête de solution à des problèmes divers (querelles conjugales, chômage, alcoolisme, recherche d’un mari…). D’éducation supérieure pour la plupart, ils puisent dans la littérature pré-soviétique des éléments chamaniques « traditionnels » et les entremêlent avec les conceptions néo-chamaniques pour satisfaire aussi leur clientèle étrangère, venue principalement de Russie et d’Europe occidentale.

Certains organisent des manifestations collectives (comme des tailgan sur l’île d’Ol’hon dans le lac Baïkal) aux rôles multiples : du rituel identitaire au congrès « scientifico-pratique » accueillant un public local et étranger, pratiquant, spécialiste ou touriste.

Internet a vu se développer un nombre considérable de sites liés au (néo-)chamanisme. Les offres touristiques concernent surtout l’Amazonie avec la promesse de consommation d’ayahuasca – très peu la Sibérie, où l’usage de psychotropes est rare.

«Aujourd’hui les chamanes», film réalisé par Laetitia Merli, anthropologue.

En France, de nombreux sites invitent à faire des stages formant à un chamanisme « ancestral », « celtique » ou « druidique », ou à participer à des festivals comme celui de Genac en Charente où « 130 chamans se dévoileront aux profanes » en avril 2017…

Les minorités qui, comme les Toungouses, n’ont pas de république à leur nom, ont vu disparaître les derniers chamanes qui avaient survécu clandestinement à l’époque soviétique ; se revendiquant « chamanistes sans chamanes », elles expriment leur philosophie d’« harmonie avec la nature » par leurs pratiques, leurs danses et leurs chants.

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