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Peut-on savoir qui était réellement Jésus ?

« Le Christ dans le désert », Ivan Kramskoï, 1872, Moscou, galerie Tretiakov. Wikipédia

Cet article est publié dans le cadre de la Nuit Sciences et Lettres : « Les Origines », qui se tiendra le 7 juin 2019 à l’ENS, et dont The Conversation France est partenaire. Retrouvez le programme complet sur le site de l’événement.


Jésus est le personnage de l’Antiquité sur lequel on a, de loin, le plus écrit. Mais que sait-on réellement sur la figure historique du Christ ? Dans quelle mesure une approche scientifique est-elle possible ?

Deux siècles de recherches scientifiques sur Jésus

Hermann Samuel Reimarus (1694-1765) est le premier chercheur qui s’intéressa au personnage historique de Jésus. Son livre ne fut publié qu’après sa mort (Von dem Zwecke Jesu und seiner Jünger, Berlin, 1784). Le Galiléen fut, selon Reimarus, un révolutionnaire juif, mis à mort par les Romains. C’est alors que certains de ses disciples, refusant sa mort, auraient volé son corps et fait croire en sa résurrection. Ils auraient également inventé le thème du retour prochain du Messie.

Un peu plus tard, David Friedrich Strauss (Das Leben Jesu, Tübingen, 1835) souligne les discordances entre les Évangiles qui ne reposeraient sur aucune réalité historique. Il ne s’agirait que d’un ensemble de mythes. Poussant cette tendance à l’extrême, Bruno Bauer va jusqu’à nier l’historicité de Jésus. Une thèse récemment reprise par Michel Onfray.

Moins sceptique, Ernest Renan (Vie de Jésus, Paris, 1863) dépeint un « doux rêveur de Galilée » et un « charmeur » transformé en messie, malgré lui, par le besoin d’adorer de ses partisans. « Il n’arrive de miracles, écrit Renan, que dans les temps et les pays où l’on y croit, devant des personnes disposées à y croire ».

Au début du XXe siècle, Albert Schweitzer (Von Reimarus zu Wrede, Tübingen, 1906) dresse un bilan plutôt négatif des recherches réalisées, considérant que Jésus demeure une véritable énigme historique.

La Sainte Face de Jésus. Icône anonyme, vers 1100. Moscou, galerie Tretiakov. Wikipédia

Démythologiser Jésus

En 1926, la recherche est relancée par Rudolf Bultmann (Jesus, Tübingen, 1926) qui présente les Évangiles comme des recueils de légendes, élaborées après la mort de Jésus par les premiers chrétiens. Il se propose de « démythologiser » ces textes afin de retrouver le Jésus véritable. Il entreprend un travail de décorticage de ce qu’il considère comme les couches successives de discours et de traditions qui seraient venues se superposer à un noyau dur de propos authentiquement tenus par Jésus. Les successeurs de Bultmann cherchèrent, à leur tour, à repérer des traces du Jésus historique dans, ou plutôt « sous » les Évangiles. Les éléments retenus comme authentiques sont ceux que les chercheurs jugent les plus plausibles, mais leurs critères de plausibilité demeurent discutables.

En 1985, Robert Funk fonda, aux États-Unis, le fameux Jesus Seminar qui regroupa jusqu’à 150 chercheurs. Le but de cette équipe, qui se réunissait deux fois par an, était d’analyser les paroles et les actes attribués à Jésus dans les sources antiques. Les différents passages des Évangiles étaient soumis au vote des participants qui devaient ainsi départager les propos authentiques des inventions tardives. Les méthodes du Jesus Seminar firent l’objet de nombreuses attaques et moqueries, relayées par la presse.

La thèse du travestissement

La démythologisation de Jésus a conduit à mettre en évidence le noyau « juif » des Évangiles.

Jésus appartenait au judaïsme. Mais, une fois ce positionnement admis, le problème de la définition de Jésus demeure presque entier, car le judaïsme du Ier siècle n’était nullement unifié. Entre les sadducéens, les pharisiens, les esséniens et les autres mouvements se revendiquant du judaïsme, diverses manières d’être juif coexistaient. Reste donc encore à savoir de quel mouvement Jésus était le plus proche.

Ed P. Sanders (Jesus and Judaism, Londres, 1985) voit en Jésus un prophète de la restauration d’Israël : il annonçait l’avènement d’un royaume et était perçu comme un souverain. L’aristocratie juive et le pouvoir romain ne s’étaient donc nullement trompés en le condamnant à mort pour aspiration à la royauté.

Pour Geza Vermes (Jesus the Jew, Londres, 1973), par contre, Jésus était un sage juif enseignant dans les synagogues. Son message initial aurait ensuite été dénaturé, notamment par l’évangile selon Jean. Le vrai Jésus aurait été travesti par les spéculations théologiques de ses héritiers qui auraient assuré sa promotion au rang de Dieu.

Plus polémique encore, Hyam Maccoby (The Mythmaker, New York, 1987) affirme que le personnage historique de Jésus, très proche des pharisiens, aurait été radicalement déformé après sa mort. Le coupable de cette manipulation serait Paul, inventeur du christianisme, alors que Jésus n’aurait pas lui-même été chrétien. Paul se serait inspiré de certains cultes polythéistes pour forger la religion chrétienne, en plaquant du paganisme sur le judaïsme pharisien de Jésus.

Le théâtre de Sepphoris non loin de Nazareth d'où est originaire Jésus. Carole Raddato from FRANKFURT, Germany/Wikipédia, CC BY

Replacer Jésus dans son contexte

L’approche historique consiste aussi à mener l’enquête sur le contexte dans lequel vécut le Christ. C’est ce que fit John Dominic Crossan (The Historical Jesus, San Francisco, 1991). Il en déduit que Jésus, juif rural, se fit le promoteur d’un égalitarisme social qui le conduisit irrémédiablement à entrer en conflit avec l’aristocratie cléricale de Jérusalem. L’étude du contexte historique suggère que Jésus fut une figure de la résistance des petits paysans galiléens face aux opulentes villes de Sepphoris et Tibériade, dont le récent essor avait profondément bouleversé les pratiques agricoles traditionnelles. L’urbanisation de la Galilée aurait eu des conséquences néfastes pour les paysans fragilisés par le développement de la monoculture, seule capable de répondre aux besoins des citadins. La disparition des fermes autosuffisantes consacrées à la polyculture aurait ainsi aggravé le sort des campagnards exploités.

Un des apports de l’œuvre de Crossan est d’accorder une grande importance aux témoignages archéologiques, bien qu’ils soient peu nombreux et souvent controversés. On retient surtout, une inscription découverte à Césarée Maritime mentionnant le nom de Ponce Pilate, le gouverneur romain qui valida la condamnation à mort de Jésus ; la cheville droite, transpercée d’un clou, d’un condamné à mort, crucifié au Ier siècle ; l’ossuaire supposé du grand-prêtre Caïphe ; les ruines de Capharnaüm où aurait été identifiée la maison de Pierre sous les restes d’une église byzantine et un bateau de l’époque de Jésus retrouvé dans le lac de Tibériade.

Toujours à partir de l’étude du contexte historique, Reza Aslan (Zealot, New York, 2013) présente Jésus comme un rebelle en lutte contre la domination romaine et ses alliés locaux. Il aurait développé un discours anti-élite dans le but notamment de déstabiliser l’aristocratie sacerdotale de Jérusalem.

Inscription de Ponce Pilate retrouvée à Césarée Maritime. Copie conservée au Musée archéologique de Milan. Reinhard Dietrich/Wikipédia, CC BY

Quelques principes méthodologiques

Les objectifs de l’historien de Jésus me paraissent être les suivants :

  • proposer une approche profane, sans miracles ni résurrection (si ce n’est comme des thèmes du discours), en écartant, par la même occasion, toute idée de destin ou de volonté divine ;

  • partir d’une présomption d’authenticité concernant les sources, l’hypothèse d’une réécriture ou d’une déformation postérieure ne pouvant être admise qu’après avoir épuisé toutes les autres possibilités ;

  • traiter les Évangiles comme les autres textes antiques, notamment les biographies de grands personnages (Vies de Plutarque, Res Gestae d’Auguste…) ;

  • tenter de construire une chronologie de la carrière de Jésus, malgré les divergences entre les Évangiles ;

  • replacer Jésus dans son contexte historique et social : la Galilée et la Judée sous domination romaine ;

  • comparer Jésus avec les autres leaders du moment (messies juifs anti-romains, rois hellénistiques, empereurs romains) et aux héros de la mythologie gréco-romaine, afin d’identifier d’éventuelles thématiques communes (filiation divine du chef, message de « Bonne Nouvelle », guérisons miraculeuses…) ou bien des divergences (virginité de Marie, résurrection terrestre de Jésus…) ;

  • proposer une finalité, c’est-à-dire des causes et des conséquences : pourquoi Jésus fait-il ce qu’il fait ? Comment y parvient-il ? Peut-on trouver, dans les Évangiles, les indices d’une stratégie de communication de Jésus ?

Le Jésus historique apparaît alors comme un leader toujours en devenir, à la manière de beaucoup d’hommes politiques : il s’adapte aux circonstances ; il lui arrive même de changer d’avis. Cette perspective permet de comprendre ses succès et ses échecs, comme pour tout autre grand personnage de l’histoire antique.


Christian-Georges Schwentzel a publié « Les Quatre Saisons du Christ, un parcours politique dans la Judée romaine », éditions Vendémiaire.

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