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« Pieles » ou la subversion rose bonbon

Affiche officielle du film d'Eduardo Casanova (Nadie es perfecto et Pokeepsie Films).

Quatre-vingt-cinq ans après le mythique Freaks de Todd Browning, l’espagnol Eduardo Casanova revient à ces fameux monstres humains que certains regardent effrayés ou amusés, souvent avec cruauté, de ceux que l’on montre, bien loin des créatures fantaisistes qui peuplent l’imaginaire collectif depuis des millénaires. Avec Pieles, le jeune réalisateur chronique la vie de plusieurs individus aux handicaps physiques évidents mais d’une rareté confinant au fantastique : une jeune prostituée dépourvue d’yeux, une adolescente à la bouche et à l’anus intervertis, une femme dont la moitié du visage semble s’effondrer et bien d’autres encore. Ces « monstres de société » ne sont pas sans rappeler une certaine esthétique pleine de couleurs saturées et de symboles en pagaille, à la fois queer et kitsch, digne héritière des travaux de Matthew Barney ou de Pierre & Gilles.

Si le film se veut éminemment empathique pour ces êtres différents, jouant parfois sur le grotesque de certaines situations liées à leurs handicaps, la direction artistique et la réalisation de Casanova complexifient ce qui aurait pu n’être qu’une banale ode à l’acceptation. Pieles est un parfait objet d’étude pour les théories de la réception.

Une distribution qui ne doit rien au hasard

La distribution de Pieles est avant tout constituée de représentants des canons de beauté actuels que le jeune réalisateur a transformés, avec quelques prouesses de maquillage et de prothèses, en individus au physique malaisant : Jon Kortajarena, qui interprète un grand brûlé quelque peu mélancolique, est avant tout mannequin ; Macararena Gomez, dont le personnage est une jeune prostituée dépourvue d’yeux, et Ana Marìa Polvorosa, qui campe ici une adolescente possédant un anus en guise de bouche, sont deux actrices espagnoles célébrées par la société ibérique, se retrouvant bien souvent en première page des magazines de mode et au premier plan de publicités pour des vêtements ou des produits de beauté.

Ce parti pris délivre un message : grattez le vernis et vous verrez la beauté. Sous leurs apparences singulières se cache un cœur, une âme, quelque chose de plus profond que ce que les yeux laissent à voir. Car Pieles est avant tout un film sur le regard, celui que l’on porte avec sévérité, celui que l’on nous renvoie lorsque l’on juge l’autre. Le personnage interprété par Macarena Gomez en est la métaphore : elle est aveugle et ne peut donc juger son prochain qu’à travers les échanges qu’elle a avec. Une personne laide sera pour elle un individu au comportement mauvais, alors qu’une personne belle sera un individu attentionné. L’apparence ne compte pas, elle ne compte plus, seuls les actes et les paroles définissent les êtres qui gravitent autour d’elle.

Pourtant, de par son traitement visuel, le film entre dans une dimension tout autre, et joue avec les émotions du spectateur. Dans Le spectateur remué, Laurent Jullier met en avant l’importance de l’esthétique filmique quant à la réception de l’œuvre par le spectateur :

« Les spectateurs ne voient des films que parce que les films les “remuent”. Or ils ne les remuent pas seulement par leur splendeur formelle, mais aussi (et surtout, souvent) par les histoires qu’ils racontent. Entre l’esthétique de la “critique artiste” kantienne, et l’appréciation “ordinaire” des films, il y a donc un fossé. »

L’esthétique d’Eduardo Casanova est importante en terme d’émotion, parce qu’elle crée un palier de difficulté émotionnelle supplémentaire durant le visionnage, rendant ainsi le film quelque peu ambigu.

Macarena Gomez dans une publicité Smoda Spécial à gauche, et dans le film d’Eduardo Casanova à droite.

Kitsch et teintes mauves : les instruments du malaise

Outre le discours sur les apparences et la difficulté de s’intégrer à une société prônant la perfection physique, le film traite de bien des sujets difficiles, de celui du viol au suicide en passant par la pédophilie, le rejet de l’enfant par sa mère, le divorce ou encore le deuil. L’œil du cyclone de ce maelström de thématiques lourdes est rose, mauve, pastel, acidulé. Des pulls délavés d’Ana Marìa Polvorosa à l’intérieur rose bonbon d’une maison close, les décors de Pieles ressemblent tantôt à une guimauve gluante, tantôt à l’intérieur violacé d’entrailles malades. Rien n’est laissé au hasard, jusqu’au pubis coloré d’Alberto Bang.

Cette surenchère de couleurs déclinées sur un cercle chromatique particulièrement réduit accapare le regard du spectateur durant une heure et dix-sept minutes, jusqu’à l’overdose. C’est là que l’esthétique de Casanova apporte de la nuance au discours de Pieles car elle parvient à créer le malaise. La perception se brouille et le spectateur se demande s’il est mal à l’aise à cause de cette esthétique kitschissime ou parce que le physique des personnages l’inquiète. Le film accuse alors son public d’intolérance, de par son malaise qui n’a finalement été généré qu’en parallèle, par un choix de couleurs bien particulier.

Pieles est une œuvre subversive, jouant avec l’affect du spectateur qui, d’une part, s’émeut des souffrances presque sans fin de ses protagonistes, mais se sent néanmoins nauséeux devant ces images léchées, baignant d’une perpétuelle teinte maladive, voire vomitive. Le film de Casanova ressemble à la méthode Ludovico présentée par Anthony Burgess dans son roman Orange mécanique. Pieles est dérangeant, voire cruel avec celui ou celle qui la regarde, semblant lui reprocher d’être mal à l’aise face à la différence physique de ces personnages alors que tout a été mis en œuvre, à travers décors et situations, pour, justement, créer cette nausée.

Pourtant, la démarche du jeune réalisateur ne semble pas être celle de la déstabilisation, mais celle du confort, de la beauté et du calme : ces teintes qui produisent un mélange étrange dans Pieles, sont de celles qu’il affectionne, celles qui l’apaisent, comme il le déclarait dans_ Tracks_, le 6 avril 2017, lorsque l’émission d’Arte dressait son portrait :

« Les gens ont du mal à contempler la laideur. Ils ont du mal à regarder des personnes difformes, ils ont du mal à regarder la mort. Draper tout cela de rose, c’est une manière de faire passer la pilule. C’est comme un lubrifiant ».

Avec ses nombreuses grilles de lecture, Pieles est un objet filmique s’ouvrant à de multiples interprétations, de multiples émotions, allant du film social à la parodie en passant par l’horreur. À une époque où de nombreux débats sociétaux tournent autour du corps, de la discrimination physique au slut shaming, le spectateur ne peut que se reconnaître dans toute sa complexité avec Pieles.

L’équipe du film sur le plateau de tournage. Eduardo Casanova, au centre, arbore un t-shirt ouvertement subversif, alliant le slogan « Je suis Charlie » au portrait de Charles Manson.

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