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Police de proximité : sortir du roman policier national

A Vertou (Loire-Atlatnique), lors du second tour des législatives, le 18 juin 2017. Loïc Venance / AFP

Le ministre de l’Intérieur annonce la constitution, fin 2017, d’une « police de la sécurité du quotidien » de 10 000 agents et visant à « construire avec les élus de terrain, avec la population et l’ensemble des acteurs les solutions de sécurité », sans donner guère plus de détails. Pourtant, la mise en place en France de polices urbaines de proximité, puisque qu’il s’agit de cela, constitue un chantier d’action publique crucial.

Si globalement les forces de police françaises jouissent d’une bonne popularité en général, le divorce est consommé dans la plupart des zones urbaines cumulant difficultés socioéconomiques et insécurité chronique, les deux étant évidemment liées. Sans parler de ségrégation, se pose la question d’une République assumée à deux vitesses. Rappelons alors quelques faits sur l’idée de police de proximité et sa mise en œuvre.

La « PolProx » version nord-américaine

Les stratégies et les dispositifs de police de proximité (SDPP) ont surtout été formalisés en Amérique du Nord dans les années 1980 sous le nom de community policing (police communautaire au Québec) (cf. les textes fondamentaux édités par Brodeur et Monjardet, notamment ceux de Skogan, Goldstein, les excellents travaux de Christian Mouhanna pour la France) et d'autres encore), et progressivement institutionnalisées là-bas dans les années 1990 (par exemple, la très incitative – un milliard de dollars d’aides par an – section Community Oriented Policing Services de la loi fédérale américaine Violent Crime Control and Law Enforcement de 1994).

Le principe de base est simple. Sur le plan légal, la police est un service public et doit donc être attentive aux besoins de sécurité exprimés par les citoyens quels qu’ils soient, où qu’ils habitent. En pratique, l’établissement par un service territorialisé de police de relations de confiance soutenues avec la population et ses leaders (proviseurs de collège, présidents d’association de commerçants, etc.) permet un traitement précoce et efficace des problèmes de sécurité, du vandalisme au terrorisme, et globalement une amélioration de la qualité de vie dans les zones concernées, comme le montrent Wilson J.Q. & Kelling G. dans un article séminal

Changement radical de posture

Aujourd’hui, deux faits généraux méritent attention concernant les expériences nord-américaines en matière de stratégies et de dispositifs de police de proximité. Primo, les SDPP ne forment plus une mode, mais un modèle de police désormais installé dans de nombreuses polices locales, municipales ou de comtés, y compris dans des pays européens comme la Grande-Bretagne ou les Pays-Bas.

Policiers à New York le 18 août 2017. Stéphanie Keith/AFP

Secundo, l’inscription durable des SDPP dans l’agenda politique d’un nombre croissant d’élus locaux a été déterminante pour leur diffusion et leur pérennisation. Car l’adoption de SDPP implique un changement assez radical de posture pour les organisations policières, lesquelles se montrent donc souvent réticentes à l’égard de cette perspective. Elles doivent en effet accepter :

  • de ne plus détenir le monopole de la définition et, dans une moindre mesure, du traitement l’insécurité ;

  • de passer du temps à interagir avec les citoyens et rendre souvent compte de leur action au risque de se voir critiquer ;

  • d’organiser la consignation et l’usage des informations glanées lors des échanges avec les citoyens

  • de se comporter de façon exemplaire et respectueuse malgré l’asymétrie de force (par exemple, être courtois dans l’interaction même en cas d’infraction flagrante, porter sa ceinture de sécurité en voiture de service, etc.).

Ainsi, imaginer que des policiers nationaux français, recrutés et gérés par le ministère de l’Intérieur et agissant sous l’autorité d’un préfet et/ou d’un procureur, puissent s’engager dans des SDPP semble peu réaliste.

Pourquoi PN et « PolProx » ne sont pas compatibles

Toute l’histoire de la police nationale (PN), depuis sa création en 1941 par nationalisation définitive des polices municipales, indique une déterritorialisation structurelle. Contrairement aux polices nord-américaines de rang national, comme le FBI ou la Gendarmerie Royale du Canada, la PN n’a jamais été ramenée à la « raison d’État territorial » via une multitude de grosses polices locales.

En dépit des lois de décentralisation des années 1980 et 2000, qui ont fortement impacté l’immense majorité des administrations publiques d’État, la PN reste un service curieusement appelé « régalien ». Et ce malgré le fait que, depuis les années 1970, l’accès de classes moyennes à la propriété en zones périurbaines, l’apparition de ghettos et la montée de la petite délinquance et des violences urbaines (devenues un mode d’expression politique) ont engendré une demande exponentielle de protection de proximité, motivée par une insécurité réelle ou un simple sentiment d’insécurité. Pour ceux qui en ont eu les moyens, se tourner vers la sécurité privée (du coup, en fort développement) a constitué la seule solution. Pour les autres, ce processus social profond et aux effets dévastateurs a continué.

En miroir de la situation outre-Atlantique ou britannique, ou encore allemande ou espagnole, la PN et l’Intérieur ont toujours défendu coûte que coûte un roman national policier unitariste et stato-centré : une « police » doit être nationale et gouvernée par le haut pour être professionnelle et efficace. C’est le haut qui doit dire au local quand, comment et selon quelles procédures il doit s’adapter.

Le rejet du « localisme »

Cette croyance vient de loin : le processus d’étatisation des polices municipales amorcé dans l’entre-deux guerres dans un contexte politique particulier de méfiance et de dénigrement des métropoles (Bordeaux, Lyon, Marseille…) accusées de localisme et clientélisme. De là vient la constance des élites nationales policières d’après-guerre et de la plupart des ministres de l’Intérieur – enrôlés « premier flic de France » de façon corporatiste et peu républicaine (même si l’on doit cette expression à Georges Clémenceau) – à présenter l’échelon politique local comme incapable de cogérer la sécurité publique.

Cela relève d’une conviction institutionnalisée ou d’un cadrage cognitif, d’autant plus fort qu’il n’est presque jamais discuté. Les deux dernières véritables occurrences de débat datent de 1976 (le rapport Peyrefitte) et de 1982 (le rapport Bonnemaison) ! Depuis la République française a changé. La révision constitutionnelle de 2003 en a confirmé l’organisation décentralisée. Les territoires urbains ont changé aussi, certains ne bénéficiant plus d’un service public de police digne de ce nom.

Comble de tout, de plus en plus de policiers nationaux avouent ne plus pouvoir travailler en sécurité. Mais rien n’y fait : le roman policier unitariste et stato-centré demeure le seul cadre de référence. Cela confine à de la « dissonance cognitive » pour employer le concept de Léon Festinger analysant comment un groupe « s’arrange intellectuellement » pour ne rien changer à son fonctionnement alors que son environnement lui indique clairement qu’il est dans l’erreur (ou Carol A. Heimer and Lisa R. Staffen).

La lecture du roman perdure pourtant, structurant les policy choices de l’administration policière indépendamment des alternances politiques. Elle s’est une nouvelle fois exprimée au grand jour par le refus brutal de la police de proximité (la plus ambitieuse réforme policière des trente dernières années) officialisé en 2003 par la visite à Toulouse du ministre de l’Intérieur d’alors, Nicolas Sarkozy qui déclara en substance, devant un DDSP et des élus locaux stupéfaits, que la police n’était pas faite pour jouer au rugby avec des jeunes, mais pour arrêter des délinquants.

Nicolas Sarkozy n’a pourtant pas tué la dite « PolProx ». La tradition a juste conduit sa pensée. L’ancien ministre de l’Intérieur a simplement pris acte qu’elle n’était que nonchalamment expérimentée dans des circonscriptions politiquement sélectionnées du temps de son prédécesseur socialiste, Daniel Vaillant, lui-même réticent du fait de la pression d’une majorité de hiérarques de la PN (c’est sous J.P. Chevènement que le projet avait été lancé).

On pourrait ajouter d’autres expressions de ce dogmatisme stato-centré tenace : le démembrement en 2008 puis le rafistolage hâtif en 2014 des RG qui désorganisa profondément l’appareil du renseignement territorial a- ou pré-judiciaire français, ou la ténuité des relations entre la PN et des polices municipales (toujours déconsidérées dans la hiérarchie policière) avec des conventions de coordination ou des partenariats locaux de sécurité n’existant que sur le papier.

L’heure de refermer la parenthèse ouverte en 1941

Les polices municipales, en forte croissance depuis les années 1990 (on compte aujourd’hui près de 23 000 agents de PM), ont pu pallier tendanciellement, mais partiellement car clandestinement, les déficiences territoriales de la PN. Elles gèrent nombre de tâches considérées comme indues par la PN : stationnement, sorties écoles, gestion des manifestations sportives, voire petite délinquance ou « violences urbaines » officieusement… Elles ont, en outre, en charge la gestion de la vidéosurveillance, ce qui n’est pas rien.

L’ère des PM mal formées, sous-équipées, peu intercommunales et très politisées est presque derrière nous. Les nombreuses évolutions législatives incessantes depuis 1999 en attestent, de même que la vitalité des revendications corporatives de ces polices. On peut prendre pour exemple la constitution récente d’un corps des directeurs de Police municipale qui ne cessent de s’organiser en profession et de mettre en œuvre de véritables stratégies locales de sécurité. La vitalité des forums syndicaux et des réseaux d’échanges de bonnes pratiques montre que ces nouvelles élites des PM se sont émancipées de la PN et peuvent gérer intelligemment la sécurité publique communale.

Cyclistes de la police municipale de Cannes. Kevin. B, CC BY-SA

La police, avec d’autres services publics, doit donc reprendre pied dans les territoires en s’ouvrant de façon persévérante aux besoins de tous leurs habitants. Plutôt que de placer des espoirs institutionnellement peu raisonnables dans les vagues projets de la PN et du ministère de l’Intérieur, refermons la parenthèse ouverte en 1941 et construisons de véritables polices municipales (PM) dotées de pouvoirs dits de police générale ou d’OPJ.

Travaillant sous l’autorité des maires, formées, gérées et contrôlées selon des standards explicites nationaux – afin d’éviter les classiques mais gérables dérives clientélistes et corporatistes –, il n’y a aucune raison qu’elles ne puissent pas opérer en bonne intelligence avec les différentes branches de la PN (les DDSP, les DRPJ ou la DGSI) car la synergie entre PolProx et renseignement territorial, quasi-nulle aujourd’hui, est aussi une piste sérieuse pour prévenir et lutter contre les radicalités politiques. Cela aussi, des expériences outre-Atlantique le montrent clairement.


Jérôme Ferret a récemment publié « Crisis social, Moviminetos y Sociedad en España, HOY, 2016 et analysé dans l’un des chapitres le radicalisme religieux en Catalogne.

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