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Pologne : le triomphe de justesse des ultra-conservateurs

Le président polonais Andrzej Duda s'adresse à ses partisans après l'annonce des résultats des sondages de sortie des urnes oà Pultusk, le 12 juillet 2020. Janek Skarzynski/AFP

Le président polonais Andrzej Duda, membre du parti ultra-conservateur Droit et Justice, vient d’être reconduit à la tête du pays avec 51,21 % des suffrages, contre 48,79 % pour Rafał Trzaskowski, le principal candidat de l’opposition, maire de Varsovie depuis 2018. S’il avait été un gagnant surprise en 2015, sa victoire en 2020 a été plutôt attendue. Avec une participation record (68,12 %), et l’engagement inédit de la population (y compris des Polonais en France), cette élection témoigne indéniablement de la renaissance de l’intérêt des Polonais pour le processus démocratique.

Tout au long de la campagne, Duda s’était montré extrêmement agressif à l’égard de son concurrent : à l’en croire, la Pologne de Trzaskowski serait, avant tout, celle du mariage homosexuel et celle du dialogue avec Israël et la communauté juive, notamment au sujet des biens spoliés par les Allemands pendant la Seconde Guerre et souvent récupérés par les Polonais après la victoire de 1945. Bref, toujours selon Duda, ce serait une « Pologne de gauche », perspective effarante à ses yeux. Pour comprendre le succès de son discours, il est utile d’examiner de près ce que représentait son principal adversaire.

Une biographie exceptionnelle…

Né à Varsovie en 1972, Rafał Trzaskowski vient d’une famille à traditions. Son arrière-grand-père Bronisław Trzaskowski était linguiste, et son père Andrzej Trzaskowski pianiste, jazzman et compositeur. Tout comme les frères Kaczyński et le chef de file de la gauche Adrian Zandberg (Razem), Trzaskowski a derrière lui une petite carrière d’enfant acteur. Mais après la libération de la Pologne de l’influence soviétique, sa formation dans l’un des meilleurs lycées de la ville et sa connaissance de l’anglais lui ont naturellement ouvert les portes du monde naissant de la politique libre.

Bien avant d’obtenir son bac, il faisait déjà partie des traducteurs de l’anglais vers le polonais lors des rencontres des acteurs principaux de Solidarność avec des visiteurs étrangers. Après des études en relations internationales, en anglais et en affaires européennes, il a soutenu en 2004, à 32 ans, une thèse sur les réformes institutionnelles de l’UE. Il a effectué plusieurs séjours d’études et de recherches dans des universités européennes et américaines, et maîtrise aujourd’hui plusieurs langues.

Élections présidentielles en Pologne : un duel entre nationalistes et europhiles ?

De par sa biographie, Trzaskowski incarne l’idéal-type de l’homme de l’Est redevenu européen. Il lui a fallu du temps pour comprendre que parler des livres qu’il lit en français et de ses diplômes n’était pas une bonne idée : lors de la campagne pour le fauteuil de maire de Varsovie en 2018, il a été la cible d’une vague de critiques du fait de son élitisme affiché. Ce qui est sûr, c’est que son image ne représente pas la Pologne, en tout cas pas toute la Pologne. Elle correspond à une partie de Varsovie et la Pologne de l’ouest, celle des grandes villes qui se sont trouvées au premier rang de la transformation.

… parmi des biographies brisées

Si de jeunes Européens comme Trzaskowski ont largement bénéficié des années écoulées depuis la fin du régime, bon nombre de leurs compatriotes ont une vision différente de cette période. Si le niveau de vie a globalement augmenté par rapport à l’avant-1989, chez beaucoup de Polonais le sentiment d’exclusion s’est aggravé. Une proportion significative d’entre eux ont perdu leur emploi (usines et fermes géantes privatisées ou fermées, baisse d’activité des mines de charbon, etc.) et, de ce fait, ont vu leurs fragiles structures sociales s’effondrer.

Dans un ouvrage dirigé par Maria Jarosz, Gagnants et perdants de la transformation polonaise, l’auteure notait déjà en 2005 que face à l’alternative suivante « 1. Soutenir les régions les plus prospères du pays ; 2. Niveler les écarts entre les régions les plus riches et les autres », c’est clairement l’option 1 qui a été mise en œuvre dès le début des années 1990 par les gouvernements libéraux-conservateurs dont est issue la Plateforme civique, le parti de Rafal Trzaskowski. Ce choix a eu pour conséquence le creusement d’importantes inégalités en Pologne, ce qui a constitué un terrain fertile pour l’expansion du populisme nationaliste incarné par le PiS.

Dans le village de Rudnik, Pologne orientale, le 21 avril 2005. Janek Skarzynski/AFP

Les fragilités créés par ces inégalités ont été exploitées par des discours populistes qui ont présenté les élites comme étant hostiles au peuple et affirmé qu’elles agissaient tantôt dans l’intérêt des immigrés, comme en 2015, tantôt, comme en 2019-2020, dans celui de la prétendue « idéologie LGBT ».

Parmi les électeurs du PiS, il y a aussi des personnes, parfaitement éduquées et économiquement à l’aise, qui ont bel et bien bénéficié de la transformation mais qui estiment que la perte perçue de la souveraineté économique et culturelle due à la mondialisation – qui a de fait commencé à grande échelle autour de 1989 – a constitué un prix trop élevé. Ces personnes qui votent aujourd’hui pour le PiS ne sont pas des « perdantes » de la transition ; mais elles ont développé une profonde méfiance à l’égard de la politique de l’Allemagne, perçue comme le pays qui donne le « la » au sein de l’UE. Le grand symbole à leurs yeux des dérives de Berlin est la politique énergétique incarnée par l’ancien chancelier Gerhard Schröder, hostile aux intérêts polonais et très proche de la Russie. Cette partie de l’électorat du PiS se caractérise en outre par un certain conservatisme en matière sociétale.

Les libéraux « ont été stupides »

La Plate-forme civique (Platforma Obywatelska, PO) a été cofondée en 2001 par Donald Tusk, aujourd’hui président du Parti populaire européen (PPE) qui réunit au niveau du Parlement européen de nombreux partis de droite et de centre droit (démocrates chrétiens et libéraux-conservateurs). Les personnalités politiques et les intellectuels de la PO sont entrés en politique de l’après-1989 au sein de formations telles que le Congrès libéral-démocrate et l’Union démocratique, transformés ensuite en Union pour la liberté, et enfin en Plate-forme civique.

Marcin Król, un philosophe politique libéral très influent dans les années 1980, a publié en 2015 un livre sur la direction économique prise par la Pologne de l’époque, intitulé : Nous avons été stupides. Dans l’interview qui précède la sortie du livre, il note :

« Dans les années 1980, nous avons été infectés par l’idéologie du néolibéralisme, et j’en suis en grande partie coupable : j’ai forcé la main de Tusk, de Bielecki, de toute cette équipe de Gdańsk. Je leur ai consciencieusement fait lire les écrits de Hayek. Nous avions des positions similaires à celles de Balcerowicz [ l’architecte de la privatisation en Pologne], dont nous nous sommes éloignés aujourd’hui. »

Le langage des libéraux a jusqu’à récemment été marqué par un certain mépris à l’égard de ceux qui ne se trouvaient pas du côté triomphant de la transformation. Les mesures sociales prises par le PiS et Duda, en particulier le programme d’allocations familiales « 500 + », ont été vilipendées. Ceux qui soutenaient le gouvernement ont été présentés comme des « vendus » ou des paresseux cherchant à vivre des allocations.

Ce type de langage, répandu dans la sphère publique depuis des années, a contribué à exacerber le sentiment d’aliénation des classes populaires, déjà fragilisées par la violence économique de cette période. Rappelons que la Pologne, qui ne connaissait pas le chômage avant 1989, a affiché 12 % de chômage dès 1992, 16,7 % en 1996, et 20 % dans les années 2002-2005.

Deux nuances de droite

Le paysage politique polonais est divisé entre la droite conservatrice, nationaliste, à tendance populiste (le PiS, 43,5 % aux dernières élections parlementaires en 2019), et le centre-droit (la Plate-forme civique qui, en coalition avec les Verts, a obtenu 27,4 % des voix en 2019). Figurent également le parti de centre-gauche Lewica (12,5 % en 2019), le parti paysan (PSL, 8,5 %), et le parti libertarien-conservateur (Konfederacja, 6,8 %).

Le rappel de cette distribution de voix est plus parlant que celui du résultat de la présidentielle, car il permet de voir que – tout comme aux États-Unis – l’appellation de « gauche » pour le parti d’opposition au PiS n’a pas grand sens. La Plate-forme civique est un parti plutôt à droite, mais attaché aux valeurs libérales de la démocratie, dans un style assez proche de la CDU allemande.

Le second tour a opposé le centre-droit à la droite dure (photo prise dans la ville de Raciaz, le 9 juillet dernier). Janek Skarzynski/AFP

C’est pourquoi une partie de la gauche polonaise s’est demandée au cours de ces dernières semaines avant la présidentielle s’il fallait appeler à voter pour un candidat qui ne rencontre les postulats de la gauche que sur le terrain sociétal – et encore, de façon très modérée. Les consignes de vote de deux candidats de la gauche (Robert Biedron et Witold Witkowski, qui à eux deux ont obtenu moins de 3 % de votes au premier tour, organisé le 29 juin, quand Duda était arrivé en tête avec plus de 43 % des voix, suivi de Trzaskowski avec 30 %) ne sont pas explicites. Le fil Twitter de Biedron ne contient aucun appel à voter Trzaskowski, mais est rempli de critiques univoques visant Duda. Le programme économique de Witkowski était trop proche de Duda, notamment du point de vue de la hausse du salaire minimum, et il aurait été étonnant qu’il appelle à voter pour le candidat Trzaskowski, qui incarnait la tradition d’hostilité à l’État social – il est donc resté silencieux.

Dans le même temps, le libéralisme économique de Trzaskowski a attiré certains électeurs de Konfederacja (6,75 % au premier tour de la présidentielle), qui eux non plus n’ont pas reçu de consignes de vote : Duda incarne aux yeux de leur candidat un État social, et Trzaskowski un cosmopolitisme sans valeurs.

Quelle aurait été la politique du président Trzaskowski ?

Trzaskowski était bien loin du « communisme LGBT+ » dénoncé par Andrzej Duda tout au long de la campagne.

Les positions économiques de Trzaskowski sont traditionnellement libérales, mais il a reconnu l’utilité des politiques redistributives de Duda et avait promis de les conserver en cas de victoire.

Rafal Trzaskowski du parti Plateforme civique (PO), fait le signe de la victoire devant ses partisans, lors d’une réunion de campagne à Raciaz, le 9 juillet 2020 en Pologne. Janek Skarzynski/AFP

L’hostilité à l’égard des impôts caractérisait de façon récurrente les deux candidats à la présidentielle. Celle-ci se trouvait pourtant en opposition frappante avec leurs promesses consistant à mener des politiques sociales. Ce qui semble aujourd’hui certain est l’indétermination des politiques économiques, qui sont largement dépendantes des enjeux politiques du moment. En trente ans depuis la libération de l’influence soviétique, la Pologne n’est toujours pas au clair en ce qui concerne son régime politico-économique, et les positions hésitantes de Duda comme de son adversaire malheureux en témoignent.

Quant aux questions sociétales, il est vrai qu’en sa qualité de maire de Varsovie, Trzaskowski a signé, en février 2019, la « charte LGBT+ ». Ce document engageait notamment la capitale polonaise à réactiver des hébergements d’urgence destinés aux personnes LGBT+ obligées de quitter leur domicile, et à créer des mécanismes de signalement de violences anti-LGBT+, en particulier à l’école. Il s’agissait également de mettre en place une éducation contre la discrimination et une éducation sexuelle, et de garantir le soutien de la mairie à la Marche de l’égalité et aux organisations LGBT. Le document a évidemment provoqué une réaction violente des conservateurs, et est revenu au-devant de la scène lors de la campagne présidentielle.

Dans son programme, Trzaskowski s’engageait à mettre en place une régulation des unions de personnes de même sexe, ce qui n’est pas spécialement surprenant car cette mesure est soutenue par une large majorité des Polonais, selon les sondages. Interrogé sur le projet de changement constitutionnel du président précédent, Duda, visant à exclure la possibilité de l’adoption par les couples de même sexe, Trzaskowski s’est toutefois exprimé contre ce type d’adoption. Cette déclaration a provoqué la déception d’une partie de la gauche.

Concernant l’avortement, il n’avait aucune intention de le rendre légal, mais comptait seulement rejeter toute tentative de restreindre les conditions de l’avortement actuelles, à savoir la loi de « compromis » de 1993 (qui rend possible l’avortement dans le cas d’une malformation du fœtus, d’une menace pour la vie ou pour la santé de la femme, ou si un viol est à l’origine de la grossesse).

Ses positions sur ces questions sont donc assez consensuelles. La contribution la plus précieuse de Trzaskowski s’il avait été élu aurait été sans doute sa volonté d’œuvrer en faveur de ce qui constitue le fondement structurel de la démocratie, l’idée selon laquelle les opposants politiques ne sont pas des ennemis à abattre, mais des adversaires légitimes.

L’histoire comme principal avenir

Les électeurs du nouvel-ancien président sont assez divers, mais sans doute majoritairement conservateurs et sensibles aux arguments qui mettent en scène l’histoire. Ils sont porteurs d’une vision contre-révolutionnaire de l’histoire, où le moment à rejeter se situe en 1989.

Contre une certaine conception de la modernité, il importe à leurs yeux de s’opposer au prétendu « relativisme éthique », et de rendre à la politique sa dimension morale ; pour le sociologue Michał Łuczewski, ce mouvement idéologique estime que « le mal demeurait présent à tout moment et il s’agissait donc de s’y opposer avec détermination ».

Selon Jean‑Yves Potel, le pouvoir autoritaire construit par le PiS, « en prétendant nettoyer l’administration de ses profiteurs corrompus, porte atteinte à l’État de droit édifié après la révolution démocratique de 1989 ; […] il orchestre la diffusion d’un discours nationaliste qui prend ses racines dans les vieilles traditions polonaises, réanimant des personnages oubliés, construisant un nouveau roman national ».

Ces priorités ne semblent pas avoir été modifiées par la crise du Covid-19. Et même si l’absence de campagne électorale en Pologne pendant les quelques années à venir permet d’espérer un apaisement de la rhétorique du parti au pouvoir, le renforcement des ultra-conservateurs affaiblit sans doute encore davantage l’unité de l’UE.

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