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Polynésie française et Océanie : quelles stratégies chinoises ?

Des habitants de Papouasie-Nouvelle-Guinée se rassemblent au bord de la route pour accueillir le président chinois Xi Jinping à Port Moresby le 16 novembre 2018, à la veille du sommet de la Coopération économique Asie-Pacifique (APEC). Saeed Khan/AFP

Considéré comme un lac américain au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Pacifique est devenu depuis les années 1990 un terrain d’action de la Chine qui y a activé plusieurs leviers d’influence. Elle y est aujourd’hui un acteur incontournable.

Sa proximité géographique, le rôle exercé par sa diaspora, sa volonté de participer aux dialogues multilatéraux n’expliquent pas tout. Les Nouvelles Routes de la Soie – « Belt and Road Initiative » (BRI) – constituent le fer de lance de sa diplomatie. Celle-ci vise pour l’essentiel à réinvestir ses surcapacités productives à l’étranger dans des projets d’infrastructures.

Rappelons que la Chine est à la fois le premier producteur mondial dans les domaines de la pêche et de l’aquaculture et le premier consommateur mondial de ressources halieutiques. Dans ce contexte, la Polynésie française pourrait devenir l’un des greniers alimentaires de la Chine. Il existe par ailleurs dans les fonds marins du Pacifique une abondance de minerais (sulfures polymétalliques hydrothermaux à Wallis, encroûtement de manganèse cobaltifère dans l’archipel des Tuamotu, nodules polymétalliques à Clipperton…) stratégiques pour les industries du futur en Chine.

L’Indo-Pacifique : un barrage contre la Chine

En somme, en Polynésie comme en Australie ou en Nouvelle-Zélande, l’on craint que Pékin étende son influence géopolitique. Une part croissante des populations de Tonga, du Vanuatu, de la Papouasie-Nouvelle-Guinée partagent un ressenti identique. Fragilité oblige, elles n’ont guère la possibilité de s’y opposer.

Le premier ministre de Vanuatu Charlot Salwai (à gauche) et le premier ministre chinois Li Keqiang (à droite) à Pékin le 27 mai 2019. Jason Lee/AFP

Il semble qu’elles soient très vite acculées à choisir entre la stratégie initiée par Pékin ou celle, concurrente, que souhaitent promouvoir – avec le soutien des Américains – les Japonais et leurs alliés indiens. Connue sous le nom de projet « Indo-Pacifique », cette stratégie alternative semble avoir les faveurs de Paris. Et pour cause : dans le contexte post-Brexit, la présence européenne dans cette immense région est de facto française. Elle vise aussi, pour le président Emmanuel Macron, à rappeler que loin de se limiter au champ européen, la France – de par ses possessions d’outre-mer et sa Zone économique exclusive (11 millions de Km2) – est, après les États-Unis, la deuxième puissance maritime du monde.

Pour Washington, la zone pacifique et ses prolongements stratégiques sont prioritaires dans sa confrontation avec la Chine. Les États-Unis comptent sur leur domination maritime pour renforcer leur réseau d’alliés. Le Quadrilateral Security Dialogue (groupe informel regroupant les États-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde) y pourvoit dans une très large mesure par des manœuvres aéronavales communes qui visent à endiguer les velléités expansionnistes chinoises. L’Asie du Sud-Est demeure la partie nodale de ce dispositif. Signe des temps : l’Asean intègre à présent dans son discours la « doctrine Indo-Pacifique ».

La Chine n’en reste pas moins très offensive dans une région où la course à la reconnaissance diplomatique lui est encore disputée par Taïwan. Au reste, avec la démocratisation et l’indigénisation (bentuhua) initiées à la fin des années 1980, le regard porté sur l’histoire de l’île dans son rapport au continent a radicalement changé. La reconnaissance des cultures aborigènes – véritable cheval de bataille de l’actuelle présidente Tsai Ing-wen – répond à un double objectif : prendre ses distances avec le pesant héritage chinois et affirmer les singularités identitaires de l’île. Ses ramifications linguistiques contribuent au rayonnement historique de Taïwan, de même que les liens de parenté de ses premiers habitants avec des populations vivant en lointaine périphérie (Madagascar et Océanie). Il ne fait de doute pour personne que l’inauguration en 1994 à Taipei du ShungYe Museum of Formosan Aborigenes, en face du Musée national du Palais, répondait déjà, dans son emplacement symbolique, à cet objectif.

Par ailleurs, tous ceux qui sont hostiles à la perspective d’une réunification avec la Chine rappellent que Taïwan a été profondément marquée par l’influence du Japon, dont elle fut une colonie de 1895 à 1945. Se manifestent donc dans la région les principales rivalités internationales du siècle, tant sur le plan des appartenances politiques que sur celui des singularités culturelles. Ces rivalités se mesurent notamment aux récurrentes provocations navales auxquelles la Chine se livre de façon répétée, avec une propension à faire fi du droit international dans les contentieux insulaires qui l’opposent à ses plus proches voisins. La pandémie de la Covid-19 a été dans cette partie du globe comme ailleurs l’accélérateur d’une tendance semble-t-il irréversible.

Poser les bases de l’hégémonie chinoise en Océanie

Pékin cherche à légitimer son rôle de « grand pays en développement » capable d’investir (diplomatie du chéquier) et de montrer aux autres pays en développement que son modèle lui a permis de sortir de la pauvreté sans avoir suivi la trajectoire des pays occidentaux. La continuité avec la politique tiers-mondiste issue de Bandung (1955) est claire.

Le régime vise également à empêcher la constitution d’une coalition anti-chinoise au sein des organisations internationales (il s’agit de dissiper l’idée d’une « menace chinoise » et de resserrer l’étau diplomatique autour de Taïwan). Cette dimension politique a porté ses fruits. Au début de l’année 2020, Taïwan n’est reconnu que par quinze États à travers le monde dont quatre dans le Pacifique (Tuvalu, Nauru, Îles Marshall et Palau).

En outre, la RPC, dont la dépendance aux ressources naturelles et aux matières premières (ressources de la mer) s’est considérablement accrue depuis 25 ans, vise à sécuriser ses approvisionnements en pétrole, gaz, matières premières, ressources halieutiques et produits agricoles. Le bassin Pacifique (de l’Australie aux espaces ultra-marins) compte beaucoup dans la stratégie et la sécurisation des approvisionnements.

Dans cette triple perspective, Pékin a réussi à intégrer onze États dans le projet BRI : Nouvelle-Zélande, Îles Cook, Micronésie, Fidji, Kiribati, Niue, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Tonga, Vanuatu, Îles Salomon et Samoa. Seules Nauru, Palau, Tuvalu, les Îles Marshall et l’Australie n’ont pas adhéré au projet. La grande majorité des micro-États insulaires sont pauvres, peu développés et ne disposent que d’infrastructures très lacunaires, en plus d’être géographiquement isolés. La diplomatie chinoise du carnet de chèques, proposant des infrastructures de base ou plus élaborées, en un temps record et dans des conditions opaques, facilite le développement de relations particulières avec les gouvernements des États du Pacifique Sud.

La Chine a su développer au cours des deux à trois dernières décennies en Asie-Pacifique un dynamisme diplomatique à plusieurs échelles (de la frange asiatique aux espaces ultra-marins du Pacifique Sud). En 1976, six ans après l’indépendance des Fidji, Pékin investit l’archipel et développe progressivement ses liens diplomatiques avec les autres États jusqu’en 1989, où Pékin devient un partenaire du dialogue du Forum des Îles du Pacifique, la première organisation politique régionale, regroupant les dix-huit États du Pacifique sud. Le projet BRI trouve un écho au sein de la plupart des organisations de la région : le Regional Comprehensive Economic Partenrship (RCEP), le format Asean +3, le Forum des Îles du Pacifique ou encore le cadre du Pacific Islands Trade and Invest.

Jeu de go en Océanie

Fin 2019, conformément à la dynamique de rupture des relations diplomatiques entre plusieurs pays qui jusqu’alors reconnaissaient Taïwan, les Îles Salomon de même que Kiribati, annonçaient la fin de leurs liens avec Taipei. Au lendemain de ce revirement géopolitique dans le Pacifique Sud, une délégation du gouvernement des Salomon était reçue à Pékin et s’apprêtait à formaliser un accord de location de la totalité de l’île de Tulagi – la présence de l’armée japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale témoigne de l’importance de cette île, bien que de taille très modeste, dans une perspective stratégique parce que carrefour de navigation et point d’appui et de projection de forces armées – à une société chinoise basée dans la province du Fujian.

L’entreprise (China Sam Group) avait conclu (courant 2018) un contrat de location de cette île de 2 km2 (1200 habitants) dans des conditions contractuelles floues et souhaitait développer un mouillage en eaux profondes, bénéficier d’un droit d’exploitation des ressources et développer une zone économique spéciale. Cette situation n’était pas sans rappeler la stratégie dite du « collier de perles » mise en œuvre par Pékin en Asie du Sud-Est et dans l’Océan Indien. Il s’agit d’un développement de point d’appui de nature duale avec des objectifs militaires (dual-use purpose for military objectives) – capacité d’écoute, d’interception et de brouillage. L’accord sera cependant résilié en octobre 2019, le gouvernement des Salomon le jugeant « illégal et inapplicable » (la société chinoise ne bénéficiait pas du statut d’investisseur étranger, ce qui a permis d’annuler l’opération). D’autres exemples d’implantation chinoise présentent plusieurs éléments d’utilisation multiple, comme au Vanuatu.

Acteur régional de premier plan dans la zone, l’Australie, qui a tout au long des années 2000 développé des liens importants avec la Chine (milieux d’affaires, proximité de parlementaires australiens avec Pékin, activités extractives et agricoles, diaspora chinoise, etc.), revoit aujourd’hui sa politique régionale et ses relations avec la RPC. L’immixtion pékinoise dans les milieux politiques australiens rendue publique par les services de renseignement du pays, l’interdiction faite à la Chine de poser un câble sous-marin reliant les Salomon à la métropole de Sydney et la présence chinoise dans le port de Darwin sont pour beaucoup dans l’attitude récente de Canberra qui réaffirme son rôle et sa position au sein de la région Indo-Pacifique ainsi que son appartenance au réseau Five Eyes.

L’Australie semble être le pays le plus en pointe de la rivalité d’influence avec Pékin dans le Pacifique Sud. Le premier ministre se veut plus proactif dans la zone : première visite d’État aux Salomon puis au Vanuatu et aux Fidji depuis plus de quinze ans, création d’un ministère dédié au Pacifique, etc. En matière sécuritaire et de politique de défense, le « contrat du siècle » portant sur la livraison de douze sous-marins à propulsion conventionnelle signé avec l’industriel français Naval Group illustre la course aux armements en lien avec la hausse du budget de la défense chinois, le développement d’une sous-marinade évoluant au-delà des chaînes d’îles et la montée en puissance stratégico-militaire de Canberra en Asie-Pacifique en partenariat avec l’allié traditionnel américain, mais aussi les partenaires français et indien. On l’aura compris : en Océanie, la Chine n’a pas encore gagné la partie.

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