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Pontifex in America, ou l’art de se taire (aussi) en chemin

À New York, le pape superstar. Reuters

Les voyages pourraient être pensés, pour les chrétiens, et peut-être pour quelques autres, comme une façon de disséminer la parole, les voies répandant la voix. Une lecture du christianisme établit d’ailleurs un lien entre les chemins empruntés par Paul de Tarse, saint Paul, ses lettres et sa parole, fondatrices d’un christianisme institué. Les voyages apostoliques, précisément ceux du pape catholique, ne dérogent pas à cette pratique de communication cheminante.

Se rendre à Cuba et aux États-Unis, fin septembre, c’est mettre en œuvre une portée communicationnelle du voyage, non seulement parce qu’il est rencontre de publics qui se constituent à cette occasion, mais parce que les médias, qui paraissent être un miroir, en élargissent l’audience, lui donnent une portée, à la croisée du politique et des enjeux sociaux et écologiques.

Pasteur miséricordieux

Le récent voyage du pape catholique aux États-Unis, au siège des Nations unies et à Cuba, ne déroge pas à cette règle. Il le starifie, mais en fait aussi une figure témoin porteuse du “message chrétien”. Ce déplacement s’inscrit aussi dans la lignée des voyages pontificaux. Inaugurés par Paul VI à Jérusalem (en 1964), entre deux sessions du concile Vatican II, ils ont été largement développés par Jean Paul II, qui a ainsi donné une audience mondiale à la personne du pape.

D’un point de vue religieux, les voyages pontificaux s’inscrivent dans une dimension de pastorale (le soin des croyants), qui veut que le clerc en charge d’un groupe de chrétiens aille à leur rencontre, afin de produire l’émulation « communicationnelle » qui régénérera leur foi. C’est en effet de la parole administrée, de la lecture entretenue que s’animent une foi et une confession religieuse qui n’existerait pas sans ces formes de « communication » réitérées, créant une bulle de langage et d’expérience, partagée en communauté : « Un petit cercle. Un petit cercle de mots, de prières […], de prescriptions morales », dit le pape François de façon critique, en reprenant les termes de son interlocuteur, dans son « salut aux étudiants » du Centre culturel père Felix Varela, à Cuba, le 20 septembre.

Le voyage pastoral, médiatisé et commenté, saisi par l’arène médiatique et par les enjeux politiques, fait circuler la communication pontificale du pape François, réputée si « simple ». Le geste « simple » du pape François est, avant tout, un geste de pasteur miséricordieux qui figure le désintéressement et le don du dieu chrétien.

« Guider les âmes »

À voir des stratégies conçues un peu partout par des spécialistes (tel Greg Burke au Vatican), et à penser en termes de stratégie de communication, on en oublierait presque que le christianisme catholique possède lui-même un art roué de la communication distillé dans ce qu’il appelle « la pastorale ». La pastorale, issue linguistiquement d’une parabole de Jésus sur l’art de guider les brebis – pratique à laquelle Michel Foucault a consacré de fortes analyses (notamment dans le tome IV de Dits et écrits et dans la conférence « Sexualité et pouvoir » donnée en 1978), consiste dans l’art de conduire les troupeaux, de « guider les âmes ». Soit une forme de communication politique et sociale, mais « spirituelle », c’est-à-dire discursive, mentale et culturelle.

Un pape devant le Congrès, une première. Jonathan Ernst/Reuters

Cet art de la communication mobilise les sentiments et les affects (compassion, attention à l’autre, effets de l’exigence, culpabilité…), mais aussi le corps. Il fait du porteur de la parole un témoin supposé exemplaire : il « incarne » (comme le dit François Cooren, dans Manières de faire parler, publié en 2013) la parole portée, invitant à sa duplication. Il s’agit ainsi de témoigner de l’amour et de la bienveillance – si tel est le sens que l’époque donne au message chrétien – censés illustrer et témoigner de la bonté du dieu chrétien.

Cette communication, qui figure ici « la miséricorde » du dieu chrétien (soit l’amour malgré le péché), se fait ainsi relais, par le geste, d’un don premier d’autant plus imaginable et représentable qu’il est ainsi montré, et fait l’objet d’un tel « témoignage ». Le geste « simple » du pape François est avant tout un geste de pasteur miséricordieux qui figure le désintéressement et le don : « Je suis venu ici en tant que pasteur, mais avant tout comme un frère, pour partager votre situation et la faire mienne », dit-il aux détenus de la prison Curran-Fromhold, à Philadelphie, le 27 septembre.

« Faire sortir l’Église catholique d’elle-même »

Le pape François poursuit, à cette occasion, sa critique de « l’autoréférentialité » chrétienne (au Madison Square Garden, le 25 septembre), car « quand une religion devient un petit cercle, elle perd le meilleur de ce qu’elle a, elle perd sa réalité d’adorer Dieu » (Cuba, le 20 septembre). « Nous voulons être une Église qui sert, qui sort de chez elle, qui sort de ses temples, qui sort de ses sacristies, pour accompagner la vie, soutenir l’espérance […], qui sorte de la maison pour établir des ponts, abattre les murs, semer la réconciliation […], qui sache accompagner toutes les situations ‘‘embarrassantes’’ de nos gens, engagés dans la vie, la culture, la société, pas en nous retirant mais en cheminant avec nos frères » (Cuba, messe du 22 septembre). Il rappelle à cet égard que « le fait religieux – la dimension religieuse – n’est pas une sous-culture, il fait partie de la culture de n’importe quel peuple et de n’importe quelle nation. » (Philadelphie, rencontre pour la liberté religieuse avec la communauté hispanique, le 26 septembre).

« L’argent trempé dans du sang »

Lors de ce voyage outre-Atlantique, le pape a aussi développé un discours proprement politique. Il a ainsi encouragé l’établissement d’accords internationaux (aux Nations unies, à New York, le 25 septembre dernier) et appelé à une solution politique en Colombie ou à l’accueil des migrants. Le pape François a aussi condamné les « atrocités brutales, perpétrées même au nom de Dieu et de la religion », évoquant les « rudes épreuves liées aux conséquences négatives des interventions politiques et militaires qui n’ont pas été coordonnées entre les membres de la communauté internationale ».

Le pape a, en outre, demandé l’adoption de l’agenda 2030 pour le développement durable, et condamné « le phénomène du narcotrafic [qui] provoque la mort de millions de personnes », formant « une structure parallèle qui met en péril la crédibilité de nos institutions ». Enfin, le pape François a condamné les ventes d’armes « pour de l’argent ; l’argent […] trempé dans du sang », et réclamé devant le Congrès américain, la veille, l’abolition de la peine de mort.

Au-delà de ce discours proprement politique, le souverain pontife a développé un discours social issu – il le revendique – de la doctrine de l’Église catholique, comme lorsqu’il évoquait, devant le président Obama, « les millions de personnes vivant dans un système qui les a marginalisés ». L’affirmation d’un « bien commun » est revenue dans plusieurs discours, ainsi que la promotion du « rêve » créateur d’action, dans la lignée de Martin Luther King.

« Dieu pleure »

Le souverain pontife n’a pas hésité à aborder de front le scandale, vif aux États-Unis, des clercs pédophiles (« presque un sacrilège »), rencontrant les victimes (au séminaire Saint Charles Borromée, à Philadelphie, le 27 septembre) et s’adressant en ces termes aux évêques : « Le fait que des personnes qui étaient chargées de la protection affectueuse de ces enfants les aient violés et leur aient porté de graves préjudices continue de me couvrir de honte. Dieu pleure. Les crimes et les péchés des abus sexuels sur des mineurs ne peuvent être maintenus plus longtemps sous secret […], je promets que tous les responsables rendront compte. » On a, ici, une apparente sortie de la culture du secret et de la complicité que l’on attribue à l’Église catholique.

Le Pape François à Philadelphie. Jeffrey Bruno/Flickr, CC BY-NC

La communication du pape François lors de son voyage « apostolique » américain s’adapte aux lieux qu’il traverse, et à ses interlocuteurs. C’est une communication fragmentée qui demande une recomposition pour être pleinement comprise et resituée dans le cadre de la doctrine catholique – traditionnelle – qu’il professe sous une forme vive, simple et franche. Il plaide ici pour la défense de la nature, « notre maison commune », encourage là l’accueil des immigrés et des migrants, indique que le destin des murs qu’on leur oppose est de tomber.

Le pape insiste, ailleurs, sur l’attention portée aux jeunes et aux personnes âgées, dénonce le drame du chômage qui bloque l’entrée des jeunes dans la vie, et critique une société tout entière tournée autour du « shopping », soit la marchandisation de tout, y compris de la religion. Il voit dans les réseaux socionumériques la trace de la solitude avide d’un like ou des followers qui l’en tireront provisoirement. Et surtout, il défend la famille – thème central du voyage – en lien avec la 8e Rencontre mondiale des familles qui se tient à Philadelphie. Et « la vie ».

Jésus, un « homeless »

La parole est partout de compassion, attentive aux pauvres. Le ton est surplombant et allusif au Congrès américain ou aux Nations unies, simple et quotidien avec les simples. Aux sans-abri, il déclare que « Le Fils de Dieu est entré dans ce monde comme un ‘‘homeless’’ » (à la paroisse St-Patrick, le 24 septembre). Il remercie les religieuses de leur dévouement, parle de la mission du pasteur aux évêques… On a donc une communication variée qui tient un seul discours, mais en répartit les fragments selon les lieux d’interlocution.

Cette « communication » – qui est peut-être davantage « communication (de) » l’amour, l’espérance, la miséricorde, etc. – que « communication (à) » – se joue aussi dans les silences et dans ce qui n’est pas dit. Le terrorisme se disant islamique n’est pas condamné à Ground Zero (seules les victimes évoquées), le capitalisme n’est pas directement dénoncé au Congrès américain (seul le soin des démunis est évoqué). Par empêchement, et semble-t-il du fait d’incidents, les dissidents ne sont pas reçus à Cuba, le socialisme n’y est pas condamné…

Il y a donc un art – jésuite ?, casuistique ?, d’intelligence des situations ? – de ne pas dire là où il ne faut pas le dire. En ce sens, et en ces lieux, ce pape n’est pas (systématiquement) direct et provocateur, comme lors de son discours à propos de la vie spirituelle de la Curie romaine (le 22 décembre 2014) aurait pu le laisser penser. Il y a, pour reprendre l’expression de l’abbé Dinouart, un « art de se taire » qui fait aussi partie de la communication pontificale.

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