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Pour l’amour de Dieu : jouir dans la souffrance

Divine jouissance. Ariane Potapieff. 2017. Publié avec l'aimable autorisation de l'Ecole supérieure d'arts graphiques Penninghen, partenaire de la revue Terrain. Penninghen

Billet publié en collaboration avec le blog de la revue Terrain. Dans le numéro 67, « Jouir », Terrain enquête sur le plaisir des sens pour le décliner à l’interrogative, en observant les manières variées de le penser, le simuler, le susciter ou de s’en détourner dans différentes sociétés.


Des plaies gangrenées, un corps en charpie, des abcès qui se percent, des vomissements interminables… le récit par le romancier français Joris-Karl Huysmans de la vie de Lydwine de Schiedam, sainte mystique catholique née en 1380 dans l’actuelle Hollande, n’a rien à envier au « gore » contemporain.

Joris Karl Huysmans, photographié par Dornac, fin XIXᵉ. Dornac/Wikimedia

Dégoûté par son époque, attiré par une esthétique morbide, Huysmans est l’incarnation de l’esprit fin de siècle – à l’image de Des Esseintes, le jeune dandy décadent au centre de son roman le plus célèbre, _ A rebours_, paru en 1884. Un livre dont Barbey D’Aurevilly dira, dans une formule fameuse, que son auteur n’a plus le choix qu’entre « la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix ».

C'est en 1901, après sa conversion au christianisme, que Huysmans écrit l'hagiographie de Lydwine de Schiedam. Outre les descriptions détaillées des souffrances de la sainte, l’écrivain est surtout fasciné par la jouissance que provoque ce martyr.

Ludwine fut malade toute sa vie. Elle a été canonisée en 1890. Jan Dunselman/Wikimedia

Car les atroces symptômes que la maladie infligea à Lydwine tout au long de sa vie furent pour elle en même temps d'horribles délices. Jouir des souffrances endurées est en effet un thème récurrent des vies des martyrs, dont Lydwine de Schiedam est certainement l’une des figures les plus représentatives.

Qui est cette sainte et que représente son « étrange jouissance », dans les vers et la gangrène, dans le vomi et le pus ?

Chloé Maillet, artiste visuelle aux côtés de Louise Hervé et historienne médiéviste, s’est intéressée au récit hagiographique de Huysmans, qu’elle compare avec celui rédigé par des contemporains de Lydwine, tel que le prédicateur franciscain Johannes Brugman, au XVe siècle.

Dans un article intitulé « Un orgasme dans les vers et la gangrène ? », paru dans le n°67 de Terrain, elle montre comment cette comparaison donne accès à « une histoire du plaisir dans deux mondes sexuels et sexualisés bien différents », ceux du XVe et du XIXe siècle.

Elle revient sur le contenu de cet article dans un entretien avec Emmanuel de Vienne, rédacteur en chef de la revue Terrain :

Chloé Maillet raconte à Terrain comment l'extase peut-être aussi chaste que « queer ».

Chloé Maillet explique comment ces deux récits témoignent de conceptions différentes de l’extase, mais aussi de rapports très éloignés à la religion et aux figures divines.

Une chaste jouissance

La chasteté de la sainte est l’occasion pour Huysmans de décrire une jouissance à des lieues de la sexualité conjugale qui le dégoûte.

Il prend en cela le contre-pied de son époque : dans les perceptions hygiénistes et genrées de la société du XIXe siècle, la frustration et la privation de sexualité sont vues comme un problème, en particulier pour les femmes.

Illustration extraite de l’œuvre de Brugman au XVᵉ siècle. Wikimedia

Les auteurs du Moyen Âge ne sont pas aussi fascinés que Huysmans par la jouissance de la sainte. Ce qui les obsède est plutôt qu'elle déjoue miraculeusement la mécanique des fluides corporels propre à la théorie des humeurs, selon laquelle ce qui sort du corps doit nécessairement y être entré et inversement.

Pour Johannes Brugman au XVème siècle, il est donc important de comprendre d’où viennent les fluides que le corps de Lydwine ne cesse d’excréter, alors même qu’elle ne mange pas. Selon lui, ces fluides trouvent leur origine dans le sein du Christ, au sens littéral : « époux mystique » de la sainte, il est décrit comme l’allaitant régulièrement.

Le sein du Christ. Détail d’un vitrail de la cathédrale Saint-Julien du Mans. Vassil/Wikimedia

Une lecture queer des textes médiévaux

Cet allaitement masculin peut nous sembler étrange : il l’est d’ailleurs pour Huysmans, qui prend soin d’omettre ce détail dans son texte… Mais Chloé Maillet montre comment les textes médiévaux regorgent de figures qui sèment un trouble dans le genre.

Spécialiste de La Légende dorée, célèbre recueil de vies de saints rédigé au XIIIe siècle par Jacques de Voragine, elle étudie les anomalies qui parsèment la « parenté hagiographique ». La Légende dorée met en effet en scène des saintes chastes dont la barbe pousse (autre conséquence de la mécanique des fluides) et qui se rapprochent ainsi du genre masculin, des hommes capables d’enfanter et d’allaiter, ou encore des saintes dévorant leurs enfants…

Au-delà de l’extase masochiste mise en scène par Huysmans, la vie de Lydwine de Schiedam se prête ainsi à une lecture queer des textes du Moyen Âge.


Chloé Maillet présentera son travail lors d’une rencontre avec le public et la revue Terrain le 15 juin au Merle Moqueur.

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