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Pour une analyse anthropologique des violences gynéco-obstétricales

Armes de Fougères ornant le tympan de l'ancienne maternité de l'Hôpital de Fougères (35) Wikimédia, CC BY-SA

Le titre en dit long : « Prévention et élimination du manque de respect et des maltraitances durant l’accouchement dans un établissement de santé » (en anglais, the prevention and elimination of disrespect and abuse during facility-based childbirth). Dans ce document publié en 2014, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) relevait déjà un excès croissant et préoccupant d’interventions médicales pendant l’accouchement, même lors de naissances physiologiques et sans complications.

Parallèlement, l’OMS notait une multiplication de pratiques violentes et irrespectueuses à l’égard des femmes au cours de l’accouchement, et plus largement, dans les soins qui leur étaient délivrés : soins non consentis, manque de respect, abus d’autorité, mécanismes de culpabilisation.

Le même document dresse une liste de cinq types de comportements à surveiller de plus près : les maltraitances physiques, les maltraitances sexuelles, les agressions verbales, les attitudes de discrimination et de stigmatisation et le non-respect des standards de soins, aussi bien dans les rapports entre la patiente et le personnel soignant que dans les processus et la logistique des soins. Ces comportements séparés ou combinés définissent le concept de violences obstétricales. Ils sont de fait profondément représentatifs des inégalités de genre, en ce qu’ils renvoient à la position inégalitaire des femmes, et des femmes enceintes en particulier, dans la société et dans les systèmes de santé, lesquels sont très majoritairement dirigés par les hommes.

S’il est vrai qu’il existe des violences médicales au sens large touchant indistinctement les femmes et les hommes, les violences gynéco-obstétricales demandent une analyse spécifique et différenciée car l’accouchement concerne a priori et de façon écrasante des femmes en bonne santé et sans pathologie particulière. À ce titre, on comprend bien que l’enjeu n’est pas que médical, mais qu’il est d’ordre anthropologique, c’est-à-dire qu’il renvoie aux structures et aux processus de relations entre les individus.

Injonctions et postures

Le débat concernant les violences obstétricales, ravivé par les récentes déclarations de la secrétaire d’État à l’égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, présente comme antagonistes d’une part, la nécessaire empathie envers les femmes qui témoignent individuellement de leur expérience traumatisante vécue comme imposée, et d’autre part, le positionnement des praticien.nes qui expriment la légitimité d’une pratique collective nécessaire et de ce fait peu questionnable « de l’extérieur ».

Ce qui frappe d’emblée, c’est la radicalité des postures entre affrontements corporatistes, témoignages individuels de plus en plus médiatisés, déclarations de bonne foi et de professionnalisme, contraintes budgétaires, gestion du temps et des ressources humaines, arrières-pensées politiques… Toutes ces postures ont leur logique propre et leur mode d’expression spécifique : juridique pour les défenseur.e.s des droits humains, technique pour les professionnel.le.s de santé, technocratiques pour les responsables politiques et administratifs.

Enjeux de langage

Au-delà des postures, c’est l’usage même de l’expression « violences obstétricales » qui, sans que cela soit explicitement signifié, semble faire problème, faute d’être analysé. Historiquement, l’expression « violences obstétricales » étendue aux violences gynécologiques est apparue assez récemment dans les années 2000, lorsque les expressions « pratiques dangereuses », « maltraitance des soins » n’ont pas paru recouvrir totalement le fondement anthropologique des enjeux de domination dans les pratiques de soins. Cette évolution du langage traduit en fait deux phénomènes essentiels : d’une part, la « dés-objectivation » du caractère technique du soin, la fausse neutralité du geste médical, et d’autre part, le processus de légitimation de la parole subjective des femmes dans leur vécu de la sexualité et de la reproduction.

L’éclairage des définitions

La médecine gynécologique recouvre la prise en charge de toutes les questions d’ordre gynécologique tout au long de la vie d’une femme : dépistage et traitement des maladies sexuellement transmissibles, prévention et suivi des stérilités, des grossesses extra-utérines, dépistage précoce des cancers génitaux et mammaires, traitements hormonaux, problèmes de règles et saignements, endométrioses, traitements de la ménopause, enfin les questions liées à la sexualité, à la contraception, à la péri-conception aussi bien qu’aux demandes d’interruption volontaire de grossesse.

Les pratiques en gynécologie-obstétrique désignent quant à elles toutes les interventions en rapport avec la grossesse, qu’il s’agisse de la femme enceinte ou de son fœtus. Ce sont principalement la surveillance de la grossesse, les diagnostics prénataux et l’accouchement lui-même, qu’il se déroule par voies naturelles ou par césarienne. Interventions réalisées par les sages-femmes ou les médecins. S’il est à noter que 95 % des gynécologues en médecine gynécologique sont des femmes, seulement 15 % de femmes parmi les gynécologues-obstétriciens pratiquent l’accouchement !

Les formations et les pratiques médicales n’échappent pas aux biais de genre. Il en va de même au niveau institutionnel : dans les années 1980, la médecine gynécologique est supprimée de la nomenclature des études de médecine débouchant sur un diplôme de spécialité. Elle est finalement réinstallée de haute lutte en 2003, révélant avec force la rivalité entre le pan « masculin » de la profession – les obstétriciens – et son pan « féminin » – les gynécologues.

Deux pratiques spécifiques au cœur du débat

L’épisiotomie est un acte chirurgical consistant lors de l’accouchement à sectionner la muqueuse vaginale et les muscles superficiels du périnée afin d’agrandir l’orifice de la vulve pour faciliter la sortie du fœtus. La pratique des épisiotomies en Europe est très variée : dans un premier groupe, il existe une forte prévalence de 40 % et plus (70 % en Pologne, au Portugal et à Chypre, de 40 à 50 % en Belgique et en Espagne). Dans un groupe médian se trouvent la France, l’Allemagne et la Suisse avec une prévalence comprise entre 16 et 36 %. Enfin, dans le troisième groupe se trouvent le Royaume uni (13 %), puis le Danemark, la Suède et l’Islande (5-7 %). Ces différences de pratiques doivent être questionnées tant les écarts, dans un espace pourtant relativement homogène, se révèlent importants.

La césarienne est un acte chirurgical consistant à pratiquer une incision de la paroi abdominale et de l’utérus, afin d’extraire le fœtus quand l’accouchement est impossible par les voies naturelles. Selon l’OCDE, en 2013, l’Islande, la Finlande, la Suède, la Norvège, Israël et les Pays-Bas affichaient des taux de césarienne de 15 à 17 % des naissances vivantes. À l’autre bout du spectre figurent la Turquie, le Mexique et le Chili entre 45 et 50 %, le Brésil culminant à 54 % !

Il existe aussi des différences dans la pratique des césariennes à l’intérieur même des pays. Ainsi, au Canada, en Finlande, en Allemagne et en Suisse, les accouchements par césarienne passent du simple au double selon les régions. En Espagne, c’est du simple au triple et en Italie, la variation va de 1 à 6. Cette augmentation marquée des recours à la césarienne est nettement avérée dans les établissements privés de santé et touchent très majoritairement les femmes ayant un statut économique plus élevé que la moyenne : ce ne sont pas les seules nécessités médicales qui expliqueraient l’augmentation des césariennes, mais l’élévation générale du niveau de vie et les incitations financières corrélées pour les médecins ou encore la couverture des risques liés à l’accouchement traditionnel dans un univers de plus en plus juridictionnalisé. Enfin, il faudrait s’interroger sur la nature, la véracité et le degré des informations données aux femmes et les biais de toutes sortes qu’elles peuvent comporter.

Le milieu hospitalier : un lieu d’insécurité pour les femmes ?

Sur dix patients à l’hôpital, sept sont des patientes. Les femmes sont donc statistiquement plus exposées aux maltraitances dans le cadre hospitalier, en particulier dans les services de gynécologie-obstétrique. Surtout, les organes concernés (utérus, ovaires, seins…) n’ont pas le même poids symbolique ni la même fonction de structuration des représentations, et donc des inégalités, entre les hommes et les femmes que les autres organes.

Les violences obstétricales sont les plus invisibles et les plus naturalisées des formes de violences pesant sur les femmes. Elles font partie de ces dispositifs d’appropriation du corps des femmes si souvent évoqués par l’anthropologue Françoise Héritier. Cette dernière a montré dans le concept de valence différentielle des sexes que, à partir de la différence biologique entre les hommes et les femmes, chaque société a inventé un système de représentations qui assigne à chaque genre d’autres différences, culturelles et sociales, et surtout des valeurs inégalitaires.

Dans toutes les sociétés, cette domination s’est traduite par un triple refus opposé aux femmes : celui du droit à disposer de son corps, celui du droit au savoir et celui du droit au pouvoir. Pour Françoise Héritier, cette situation immémoriale et universelle d’infériorité des femmes vis-à-vis des hommes pourrait se résumer au fait que les femmes sont capables non seulement de reproduire des corps semblables aux leurs – c’est-à-dire des filles –, mais aussi des corps différents d’elles-mêmes – des garçons –, alors que les hommes n’ont même pas la possibilité de faire des corps semblables au leur. Les hommes se demandent quelle est leur part dans ce mécanisme qui, quelque part, leur échappe totalement. Question angoissante à laquelle les hommes ont répondu par la mise en place à tous les niveaux de l’organisation sociale d’un contrôle de la reproduction qui passe par la maîtrise (y compris dans la contrainte et la violence) des corps des femmes.

Cette maîtrise s’est enrichie de mécanismes si élaborés et si performants qu’ils ont réussi à persuader les hommes et les femmes du bien-fondé de ce système de domination. Au cœur de ce système de valeur universel se trouve la femme présentée comme la Mère, avec une majuscule. Pour Françoise Héritier, en faisant de la femme le pilier de l’organisation sociale, en la portant au niveau absolu de la respectabilité (par opposition à la femme libre assimilée à la prostituée), on ne fait en réalité que la réduire à une situation de dépendance et d’infériorité.

Longtemps silencieuses sur ces violences, les femmes avaient intégré, légitimé, et finalement accepté, ces formes de maltraitance au nom de leur « infériorité naturelle » issue de la différentiation sexuée.

Cette approche des origines peut être enrichie par la réflexion théorique initiée par le philosophe Michel Foucault sur ce qu’il appelle les dispositifs disciplinaires, en particulier ceux à l’œuvre dans les hôpitaux.

Ces réflexions sur les origines de cette situation et les dispositifs qui la maintiennent montrent qu’au cours de l’histoire se sont installés des régimes d’autorisation aux maltraitances et aux violences (qui d’ailleurs ne sont pas considérées comme telle par leurs auteurs). Ceux-ci sont justifiés par la certitude qu’ont les praticiens de pouvoir juger et dire ce qui est bien ou non, approprié ou non, pour les patientes. Le corollaire de ce régime renvoie à une conception minimale du consentement (sujet qui d’ailleurs est assez peu traité au cours des études de médecine) en matière de gynécologie-obstétrique.

Le droit des patient.e.s a fait irruption dans l’univers médical mais reste difficile à installer, tant il remet en cause le rapport paternaliste et sexiste entre praticiens et patientes.

Au-delà des querelles des chiffres, une question plus complexe s’impose, celle du degré de prégnance d’un modèle hégémonique sexiste chez les gynécologues obstétricien.ne.s. Alors que le sexisme est présent dans tous les champs de la société, il serait surprenant qu’il n’ait pas structuré aussi le monde médical, en particulier certaines de ses composantes comme la gynécologie obstétrique. C’est donc tout un travail de déconstruction des stéréotypes de genre qui serait à entreprendre dans ce milieu afin d’en comprendre les mécanismes et d’en analyser les conditions de survivance, de résistance, mais aussi de dépassement.

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