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Pour une politique transversale vers la société de la longévité : passer de la cure au « care »

En forme (à 77 ans). Ritavida/VisualHunt, CC BY-NC-SA

Réflexion en trois parties autour des mutations nécessaires pour inventer une société équitable et efficiente de la longévité. Partie II : Pour une société de la prévention.


Sans doute, il y a-t-il une ardente nécessité à penser autrement les politiques de santé pour passer d’une culture de la cure à une politique du care. Par exemple, la prévention par l’activité physique adaptée permettrait d’améliorer considérablement le quotidien de millions de personnes tout en réduisant la charge économique du soin. À mesure que la vie s’allonge, la prévention apparaît comme plus essentielle. Société de la longévité et principe de prévention participent d’une même transformation sociale et culturelle.

Les bénéfices d’une activité physique adaptée

À partir de l’action du groupe associatif Siel Bleu, spécialisé dans l’accompagnement de l’activité physique, une étude fait par exemple valoir, en s’intéressant seulement à deux pathologies majeures (les chutes et le diabète de type II), que l’économie sur la période 2012-2020 aurait été de 59 milliards d’euros si la démarche avait été systématisée à l’échelle nationale…

Il s’agit « en même temps » de répondre à une nécessité de santé publique et de solidarité sociale tout en prenant en compte une éthique weberienne de la responsabilité favorisant une lucidité partagée que l’État Providence hypertrophié ne peut plus être la réponse unique en termes de santé publique et d’inclusion des personnes. Ce travail de consensus lucide doit partir d’un socle : 89 % des Français se déclarent très (53 %) ou assez attachés à leur modèle social

De nombreux propos d’Agnès Buzyn au ministère des Solidarités et de la santé, montrent un réel tournant en ce sens. Saluons aussi que la prévention, qui est le parent pauvre des budgets de santé (environ 2 %, contre 8 % au Québec), soit une priorité pour la ministre. Ses déclarations et de nombreuses décisions l’attestent. L’alimentation, l’exercice physique et intellectuel, la protection face à la pollution sont des éléments déterminants pour réduire les risques de perte d’autonomie.

Les études (Conseil d’Analyse de la Société, « Les notes de veille », mars 2010) démontrent que la possibilité d’améliorer sa forme, réduire les risques de chute ou encore ralentir la perte d’autonomie à tous les âges si une activité physique adaptée et si des comportements de vie plus équilibrés sont adoptés.

Espérance de vie (mais dans quel état ?)

Faut-il rappeler que si l’espérance de vie s’accroît et que les seniors sont bien plus « jeunes » aujourd’hui qu’hier, les réalités sociales restent prégnantes. Ainsi, selon l’Insee, l’écart d’espérance de vie chez les hommes entre les 5 % les plus riches et les 5 % les plus modestes est de 13 ans…

De la même façon, un rapport du Conseil d’analyse économique mettait en avant la « contre-performance manifeste de la France pour les inégalités sociales de santé ». Les campagnes de communication moralisatrices ne sont guère utiles pour contribuer au changement de comportements, l’accompagnement personnalisé mais aussi des messages passant par le truchement de médias (jeux vidéo, séries TV…) touchant des publics plus éloignés peuvent aider à cette prise de conscience.

Certains objets connectés, simples d’usage et accessibles financièrement, contribuent potentiellement à changer les comportements par le suivi individuel de l’activité physique et de mode de vie. Surtout le développement de comportements plus sains envers soi-même implique un travail d’accompagnement adapté aux personnes et à leur environnement social et culturel.

Les mutuelles ont un champ d’innovation et d’intervention essentiel à prendre sur ce thème. Elles pourraient aussi être les aiguillons pour mobiliser plus les entreprises comme les sociétaires à développer des actions et des comportements plus vertueux, y compris avec des incitations économiques.

D’autant que cette approche, bonne à titre individuel, le serait aussi au plan macroéconomique en contribuant à réduire les coûts de santé par la diminution du nombre de personnes fragilisées, la réduction des chutes et des hospitalisations qui en découlent, la décroissance de la consommation de médicaments…

Manoftaste.de/VisualHunt, CC BY

Passer de la cure au care

Dans un moment où le gros des activités de soin concerne l’accompagnement de malades chroniques ou de personnes âgées en perte d’autonomie, il est temps de procéder à une révolution copernicienne de la santé, pour passer d’une priorité à la cure à une politique du _care. Cette mutation du regard et de la pensée implique d’élargir la notion de soin, en particulier autour de l’activité physique adaptée, mais aussi d’autres pratiques, dont la méditation de pleine conscience (MBSR), l’hypnose…

Saluons les évolutions à l’œuvre. Ainsi le sport sur ordonnance a récemment fait son apparition dans le paysage législatif, sportif et médical. L’Assemblée nationale ayant finalement voté, le 30 décembre 2016, un décret précisant les conditions de dispensation d’une activité physique adaptée à certaines personnes malades, celles touchées par les Affections de Longue Durée, une liste de 30 maladies qui font l’objet d’un soin particulier.

Le sport prend alors les traits d’un « médicament » accessible et efficace, pouvant sans doute contribuer s’il est bien accompagné et partagé à réduire les inégalités de genre ou sociales. Aussi l’un des enjeux consiste à promouvoir et valoriser l’activité physique auprès des aînés.

Or, le sujet dépasse largement les seules questions de santé et concerne pratiquement tout l’éventail de l’action publique. Le premier enjeu est de bien de repenser une politique polymorphe des âges pour prendre en compte que le parcours biographique normalisé par les trois séquences majeurs – scolarité, travail, retraite – a laissé place à une diversité des modes et des cycles de vie.

Pour une politique de la longévité

Ainsi, aujourd’hui, la formation peut et doit intervenir tout au long du parcours biographique, les périodes d’activité peuvent être entrecoupées de moments de chômage ou de formation, de plus en plus de personnes cumulent différents emplois, statuts et activités, des retraités poursuivent une activité rétribuée à moins qu’ils ne se forment… Il n’est pas rare que dans une famille, il puisse y avoir en même temps deux générations à la retraite ou deux, voire trois, en formation…

Or la politique de la longévité, qui ne se limite pas à la question du vieillissement, semble être un angle mort de la réflexion de l’ensemble des décideurs et des politiques. Sa prise en considération serait, pourtant, une formidable façon de penser une société inclusive qui puisse dépasser nombre de conservatismes. La prévention devrait être la ligne d’horizon d’une politique publique de la longévité.

Est-ce par incapacité à se projeter ou par manque de désir de se colleter à un sujet réputé peu valorisant et guère rentable médiatiquement ? Ou est-ce pour éviter tout engagement qui nécessiterait des financements nouveaux ? Cela vient-il d’un tropisme en faveur de la métropole associant l’âge aux Départements, au monde rural, au monde ancien ? Ou s’agit-il d’une incapacité à donner plus de pouvoir à l’imagination et à l’innovation sociale et à laisser aux acteurs de nouvelles marges d’autonomie ? Faut-il rappeler que 57 % des personnes se disent personnellement concernées ? Et l’inquiétude face à l’avenir touche 65 % de la population ?

Une meilleure organisation des soins… innovante

En termes de santé, on parle avec raison beaucoup de déserts médicaux et d’insuffisance de prise en soin des plus jeunes, des plus âgés et des plus fragiles. La réponse ne sera pas seulement quantitative. Il y a pour le ministère de la Santé, mais aussi celui de la Cohésion des territoires de Jacques Mezard et Julien Denormandie, et pour le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’innovation, un formidable gisement d’amélioration du service de soin et du suivi des personnes.

Cela passe par l’Internet des objets, la télémédecine, mais aussi par des innovations d’organisation et de meilleure gestion des plannings, de réduction des tâches administratives effectuées par les médecins (dont la division par deux aurait, pour un coût bien moindre un effet autrement plus rapide et certain que toutes les subventions à l’installation ou toutes les hausses du numerus clausus en école de médecine).

Les innovations réalisées par le cabinet médical Ipso santé à Paris en sont un exemple frappant où le suivi médical personnalisé est facilité par le doublement du temps réel de soin par heure de consultation des médecins libérés des tâches administratives et par une pratique partagée au sein des équipes de santé.

Améliorer l’organisation des soins et le partage des informations seraient gages de gains de temps, d’argent et de qualité de la prise en compte des soignés. Il importerait aussi de renforcer, comme cela se pratique en Espagne comme au Québec, la délégation vers les professions infirmières de tâches traditionnellement dévolues aux médecins.

Prendre soin des professionnels du soin

Le mouvement vers des formations supplémentaires pour élever les compétences des infirmières et leur permettre d’effectuer des actes médicaux va dans ce sens. Mais il faut aller plus loin dans la valorisation des professionnels du soin, et pour favoriser l’évolution au sein des métiers. L’estime du soin par une société va de pair avec l’estime de soi de celles et ceux qui pratiquent ces métiers ou qui de façon bénévole, y contribuent en tant qu’aidants. L’âme a besoin de reconnaissance, rappelait Simone Weil.

Cette attention, ce respect, serait aussi un moyen de réduire le taux d’abandon de la profession qui nuit largement à l’efficacité des soins, à la couverture santé des territoires et à l’équilibre économique du secteur.

L’enjeu majeur est bien celui de la qualité du management humain, de la capacité à entraîner le collectif (comme responsable du diplôme « Directeur des établissements de santé » à l’Inseec, j’ai pu noter que d’un établissement à l’autre, avec les mêmes ressources, l’absentéisme pouvait varier d’un à quatre). Avec des effets directs en termes de qualité du service rendu. On pense toujours innovation technique mais l’innovation de sens et d’organisation peut, à partir d’un investissement économique restreint, offrir des leviers d’amélioration notables.

La valorisation, la qualification et l’accompagnement des professionnels du soin, et d’abord de celles (ultra-majoritaire) et ceux qui se situent aux échelons les plus modestes, devrait être une priorité. Un autre axe d’amélioration de l’accompagnement bienveillant concerne le soutien aux approches non médicamenteuses (démarche Montessori et valorisation des capacités, méditation, musicothérapie, interventions de clowns formés, interactions, jeux partagés…) qui par ailleurs ne sont pas inflationnistes en termes budgétaires.

L’urbanisme, aussi…

Notons aussi la croissance des projets urbains cherchant à inventer une ville durable et favorable à la santé soutenue par un modèle collectif de médecine de ville capable d’accompagner au quotidien, des habitants très âgés ou touchés par le handicap ou la maladie chronique. À l’ère du numérique et du virtuel, il s’agit aussi de « penser avec les pieds » le soin et l’accompagnement au plus proche des habitants, de développer des actions solidaires de proximité qui contribuent à l’inclusion sociale et qui trouvent une réalité économique pertinente.

Soulignons aussi le potentiel d’une démarche comme celle du Réseau francophone Villes amies des ainés, qui à partir des travaux de l’OMS, initie une vision transversale de la prise en compte de la question senior par le territoire. La question de la santé est l’un des huit axes d’intervention. L’idée étant de mobiliser les services et les acteurs en fonction des situations locales.

blank. Blog des Senioriales/Cévennes

D’autres démarches transversales apparaissent, de la part du monde HLM comme de certains initiateurs de résidences services, comme les Senioriales avec un Lab qui avec des résidents teste les innovations sociales et technologiques. Les Conseils départementaux sont aussi à l’initiative.

Accompagner – localement – les plus âgés

Par exemple le Conseil départemental des Hautes-Pyrénées a lancé son Schéma de développement social – 2017-2022, « Solid’Action 65 ». À partir d’un diagnostic de la situation économique, sociale et géographique, il s’agit d’initier, d’accompagner et de démultiplier des initiatives de la société civile dans le territoire. L’enjeu est bien de favoriser par la société civile, au sens premier de Melanchthon, des liens et des actions solidaires tout en ayant l’éthique de responsabilité weberienne en tête. Si l’axe éducation-jeunesse » apparaît spécifiquement, la question de l’accompagnement des plus âgés (1 habitant sur 3 dans le Département) est traité de manière transverse sur les axes « Mobilité-Transport- Proximité » et « Emploi-Développement-ESS ». Finalement la démarche du Département s’inscrit dans ce que Danilo Martuccelli met en avant autour de ce balancement entre tension des mobilisations sociales et recherche de singularité.

Dans le monde rural, le projet Vestae portée par Vacancéole et la Caisse des Dépôts allant vers une meilleure mutualisation des services à domicile et de la relation avec les résidences collective en étant un autre exemple.

Plus largement, face à la transition démographique, un des leviers majeurs d’amélioration des conditions de vie et d’accompagnement des aînés comme des seniors réside dans la mutualisation des moyens et dans la mobilisation du tissu social (PME, associations, bénévoles, institutions, collectivités…) et des personnes et/ou leurs proches concernés.

Au-delà des apports du numérique, du suivi médical à distance, une partie des réponses peuvent venir d’une autre mobilité : aller vers les personnes. C’est la démarche développée par la société Les opticiens mobiles où les professionnels de l’optique se déplacent chez les particuliers, dans les établissements d’accueil des aînés ou des personnes en situation de handicap. Depuis des années, en Nièvre, le Département soutien un « camion d’alimentation générale culturelle » qui propose du théâtre dans les fermes, les petits bourgs…

Le Département de la Haute-Marne développe dans la même veine, un projet avec Saint-Gobain autour d’un camion itinérant équipé de matériels d’équipements du logement pour sensibiliser dans les territoires ruraux la démarche vers un habitat adapté. L’innovation c’est aussi parfois simplement informer autrement, se rapprocher des gens…

Le temps des expérimentations d’innovation sociale

Parmi les leviers qui semblent se déployer, félicitons-nous de cette ouverture inscrite dans le nouvel article 35 du PLFSS qui doit libérer, dès 2018, les possibilités d’expérimentations organisationnelles contrôlées et avec retour d’expérience (innovation, décloisonnement et/ou regroupement de structures). Par ailleurs, l’article 39 entend favoriser la fongibilité du financement des ARS, ce qui doit, de fait, favoriser les investissements en faveur de la prévention.

Cette approche transversale de la question du vieillissement implique aussi une mise en perspective de l’aménagement du territoire. L’enjeu est énorme, sur le plan de la vie quotidienne et de l’économie locale. Une société durable et inclusive repose largement sur des métropoles et des territoires de la longévité. Par exemple, améliorer l’accueil et l’accompagnement des aînés fragilisés via des établissements et des services contribue à dynamiser l’emploi et l’activité sur le territoire, et, par ricochet, contribuer à réduire l’exode économique des jeunes ou augmenter les effectifs des écoles !

Développer une approche plus mutualisée des lieux d’accueils des plus âgés, inventer des passerelles entre établissements médicalisés et lieux diversifiés d’habitat, seront certainement des objectifs pour le ministère de la Cohésion des territoires, qui a aussi en charge le logement.

Sur ce thème, là encore, l’innovation sociale et technologique peut faire des merveilles sans nécessiter une fuite en avant budgétaire : cela va du soutien à des colocations entre personnes de même génération comme l’expérience de Domofrance à Bordeaux, au développement de l’habitat regroupé soutenu par la Cnav, ou à la multiplication des initiatives de familles ou de collectivités locales de taille parfois très modeste qui se lancent dans la réalisation de maisons pour accueillir des proches âgés, comme la réalisation par l’association d’habitants Habit’âge de quatre maisons adaptées près d’Angers, ou l’engagement de la municipalité de Quebriac (1 200 habitants), près de Rennes, pour un ensemble de logements destinés et inventés avec les seniors faisant du lien social le cœur du projet. Sans compter les multiples initiatives portées par les bailleurs sociaux d’habitat intergénérationnel qui favorisent des solidarités de proximité et le partage d’équipements.

Marycesyl/VisualHunt, CC BY-NC

Valoriser l’utilité sociale des retraités

Au-delà, le ministère de la Cohésion sociale serait légitime à lancer un vaste programme de valorisation de l’utilité sociale des retraités. Ce serait une belle occasion de sensibiliser – y compris à de nombreux décideurs et acteurs politiques- à l’importance de l’implication des seniors dans le tissu associatif, le poids de leur soutien informel au sein de la famille ou du voisinage, ou encore leur rôle pour faire vivre nos villes et villages. Sans oublier leurs rôles dans l’économie du territoire, dans la dynamique des services. Imaginons ce que serait notre pays si les retraités se mettaient en grève !

Il est toujours bon de rappeler que 23 millions d’heures par semaine sont consacrées par les grands-parents à s’occuper des petits enfants, que la majorité des bénévoles actifs ont largement dépassé les 60 ans ou que 36 % des maires de nos communes sont des retraités… Il importe de mettre en avant que la moitié des 8,5 millions d’aidants d’un proche fragilisé par la maladie, le grand âge ou le handicap sont des retraités, parfois très âgés.

Bref, l’implication sociale et citoyenne majeure de retraités contribue à faire tenir la société et les territoires. Elle montre que l’activité se dissocie de plus en plus du travail classique. La conscience de cette mobilisation citoyenne de millions de retraités est un puissant antidote à celles et ceux qui ne voient dans les seniors que les derniers de cordée, inutiles et pesant sur la société de la réussite et de la performance.

La société de la longévité ne se construira pas dans l’affrontement et la représentation négative, mais dans de nouvelles formes d’association et de mutualisation, de compréhension et de solidarité entre les générations. Carlo Strenger a montré qu’à force de tout relativiser, l’Occident en a oublié ses valeurs et son héritage des Lumières. Et du coup, l’importance, la nécessité de la transmission entre les générations apparaît comme inutile, voire dangereuse et néfaste.

Or, c’est tout l’inverse dont il s’agit : pour aborder un monde en mutation accélérée, nous avons besoin de savoir d’où nous venons, quel chemin a été parcouru. Avec ses échecs et ses réussites. Rappelons la formule de Camus lors de son discours de réception de son prix Nobel : « la responsabilité de notre génération est d’éviter que le monde ne se défasse ».

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