Menu Close

Pourquoi déboulonne-t-on des statues qui n’intéressent (presque) personne ?

Une statue de J. Marion Sims, un chirurgien souvent considéré comme le père de la gynécologie moderne, est descendue de son piédestal à Central Park, New York, le 17 avril 2018. Nombre des avancées médicales de Sims proviennent d'expériences menées sans anesthésie sur des esclaves noires. Spencer Platt/Getty Images North America/Getty Images via AFP

Depuis le déboulonnage de la statue d’Edward Colston à Bristol le 7 juin dernier, la présence des statues dans l’espace public est devenue une question médiatique.

Dans ce débat, en France tout au moins, les scientifiques à avoir pris la parole ont jusqu’ici principalement été des historiens. La sociologie politique de la mémoire est toutefois susceptible d’apporter un regard sensiblement différent sur cette actualité. Elle s’intéresse en effet non tant à ce qu’il faudrait commémorer, ou à la manière dont il faudrait le faire, mais aux effets sociaux de ces rappels publics du passé dans la société contemporaine. En d’autres termes, elle invite à s’interroger : pourquoi déboulonne-t-on des statues qui n’intéressent (presque) personne ?

Le déboulonnage comme (dé)commémoration

La pratique de retrait, y compris violent, de statues précède de beaucoup les événements récents et ne se limite pas au rappel de certains passés plutôt que d’autres. Elle a par exemple été un fait majeur de la fin de l’URSS. Plus près de nous et sur la question même de la mémoire de l’esclavage, en 1991 déjà, à Fort-de-France, des activistes ont décapité la statue de l’impératrice Joséphine pour protester contre le rétablissement de l’esclavage en 1802 par Napoléon Ier dont l’épouse était fille d’un propriétaire terrien de l’île.

Nos collègues anglophones ont forgé le néologisme de decommemoration pour parler de ce phénomène déjà ancien de déboulonnage de statues ou, plus largement, de retrait de l’espace public de rappels du passé. Il est en effet plus approprié en ce qu’il permet de penser les déboulonnages pour ce qu’ils sont : des formes – certes violentes, certes non validées par la représentation politique, mais des formes malgré tout – de commémoration. Plusieurs commentateurs se sont indignés ces derniers jours que l’on puisse voir le passé avec les yeux du présent et ont dénoncé un péché d’anachronisme. C’est pourtant la définition même de la commémoration publique que de voir le passé avec les yeux du présent.

Une commémoration est créée, amendée et surtout appropriée par les individus qui en font l’expérience d’abord en fonction du présent et non du passé auquel elle renvoie. Le fait, pour une société, de transformer une commémoration instituée – qu’elle soit incarnée dans une statue, une loi, un mémorial, une plaque ou autre – n’a donc rien ni de nouveau ni d’original.

Cette pratique s’accélère toutefois depuis le début du XXIe siècle. Et dans cette dynamique, elle n’est pas propre aux manifestations citoyennes et aux mobilisations sociales liées à l’histoire de l’esclavage ou du colonialisme, tant s’en faut. Pour ne prendre que l’exemple de la France, alors que l’État n’avait instauré que quatre nouvelles journées de commémoration sur les près de cinquante ans allant de 1954 à 2000, depuis cette date et donc sur une vingtaine d’années, il en a créé pas moins de douze, procédant chaque fois à une (re)qualification du passé à la lumière du présent. Ainsi la loi n° 2000-644 du 10 juillet 2000 a instauré annuellement, chaque 16 juillet, « une journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’État français et d’hommage aux « Justes » de France ». Pour cela, elle a renommé une journée qui existait déjà, par le décret n° 93-150 du 3 février 1993, mais qui portait un autre intitulé, celui de « Journée nationale commémorative des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite « Gouvernement de l’État français » (1940-1944) ».

La méconnaissance et l’indifférence des passants et des riverains

Il reste que, en temps normal, la plupart de ces journées, statues, plaques commémoratives et autres monuments et rappels du passé dans l’espace public passent très largement inaperçus. La majeure partie des citoyens ne remarquent même pas leur présence. Tout un chacun peut ainsi conduire une simple expérience et demander à ses voisins de citer les statues présentes dans le quartier. La plupart d’entre eux resteront silencieux. Plus encore, lorsque l’existence de la statue est connue, il est rare que les simples passants, comme les riverains, connaissent l’histoire du personnage ou la signification de l’inscription. Jusqu’à ces derniers jours, qui, en passant sur le quai d’Orsay devant le Palais Bourbon, avait particulièrement remarqué la statue de Colbert, en avait gardé le souvenir, savait qui elle représentait et, enfin, quelles actions (plutôt que d’autres donc) avaient fait de cet homme un « grand homme » ?

Ce constat est valable y compris lorsque le passé évoqué dans l’espace public renvoie à une période récente. En janvier 2016, place de la République, un « chêne du souvenir » portant à ses pieds une plaque commémorative a été inauguré par la maire de Paris et le président de la République afin de rendre hommage aux victimes des attentats de 2015 en région parisienne. Depuis, l’observation du site et la réalisation d’entretiens, dans le cadre d’une enquête sociologique au long cours, a montré qu’il est très rare qu’un passant ordinaire (il en va bien sûr différemment des proches de victimes), riverain comme francilien, étranger comme provincial, connaisse la simple existence de l’arbre, sans parler de sa signification précise.

Le chêne du souvenir, place de la République à Paris…. Sarah Gensburger, Author provided
… et sa plaque commémorative. Sarah Gensburger, Author provided

Or, fait particulièrement intéressant, cette indifférence perdure le plus souvent même après le déboulonnage de statues.

En 2017, le maire de New York a mis en place une commission de réflexion pour réaliser un audit des monuments et marqueurs historiques présents dans la ville (Mayoral Advisory Commission on City Art, Monuments, and Markers). Les cas examinés allaient de la figure du maréchal Pétain à celle de Christophe Colomb. Le Docteur J. Marion Sims Monument comptait parmi eux. Située en plein Central Park, la statuaire en question était constituée d’un imposant socle orné de la statue de J. Marion Sims, un gynécologue philanthrope à l’origine d’avancées pour la santé des femmes. Celui-ci avait toutefois conduit ses expériences sur des femmes noires esclaves, au mépris non seulement de leur liberté mais aussi de leur vie. Une des recommandations de la commission fut finalement de conserver le socle du monument à Sims, en y ajoutant une explication, tout en commissionnant la fabrication d’une nouvelle statuaire de remplacement en conformité avec le récit du passé que la société new-yorkaise contemporaine souhaitait mettre en avant – en l’espèce, le souvenir du vécu de ces femmes esclaves. Il fut décidé que la statue du gynécologue devait, elle, être transportée dans un cimetière près de la tombe de Sims pour y occuper, en quelque sorte, sa juste place. Au printemps 2019, seul un socle vide demeurait donc encore sur place.

Le piédestal de la statue de Sims à New York après l’évacuation de la statue. Spencer Platt/AFP

Avec mes étudiants de l’Institute for French Studies de New York University, avec qui je travaillais alors de manière comparative sur la de-commemoration à Paris et New York, nous avons réalisé des entretiens avec les passants et les usagers de cette partie du parc comme des rues adjacentes. Ce travail d’enquête a montré que seuls celles et ceux qui avaient pris, d’une manière ou d’une autre, part à la mobilisation en vue du déboulonnage de Sims étaient conscients de sa disparition. Les autres, soit l’écrasante majorité et parmi eux plusieurs Afro-Américains, avaient au mieux noté le départ « d’une statue », le plus souvent n’avaient rien remarqué… si ce n’est que ce socle vide offrait finalement un nouveau terrain de jeu aux enfants qui visitaient cette partie du parc.

Quel est le véritable impact des politiques de mémoire ?

Du point de vue de la sociologie, la question n’est plus dès lors seulement de savoir s’il faut garder ou non telle ou telle statue mais bien à quoi servent les monuments du passé dans l’espace public. Les trop rares recherches existantes, conduites en France comme ailleurs, invitent en effet à se montrer très prudent quant à l’impact des statues, monuments, plaques, expositions et autres vecteurs de commémoration.

Contrairement à une fausse évidence, la transmission de la mémoire ne transforme pas toujours, et même très rarement, les représentations et stéréotypes de celles et ceux à qui elle est adressée. Que l’on donne, dans le cas des États démocratiques, à ces supports du récit du passé la mission sociale de lutter contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations contemporaines ou, à l’inverse, dans le cas des mouvements d’extrême droite, celle de fédérer des mouvements politiques, les études que nous possédons montrent que ces supports ne parlent finalement qu’à ceux qui sont déjà convaincus – au risque, même, de renforcer les convictions de celles et ceux dont ils avaient pourtant pour objectif de transformer les représentations et stéréotypes.

Sarah Gensburger, Author provided
Sarah Gensburger, Author provided
Sarah Gensburger, Author provided
Plaques affichées dans l’espace public, Paris, janvier à juin 2020. Sarah Gensburger, Author provided

Pourtant, et bien au-delà de la question, d’actualité, du sort à réserver aux statues, plusieurs défenseurs des causes de populations discriminées du fait de leur couleur de peau, de leur orientation sexuelle, de leur genre, de leur lieu de résidence ou encore de leur religion semblent considérer comme un moyen d’action privilégié la mise en avant du souvenir des leurs, héro(ïne)s ou victimes, dans l’espace public. C’est ainsi que, depuis plusieurs mois, les murs de Paris sont recouverts de papiers figurant des plaques fictives, conçues comme symboliques. Or, cet activisme reste finalement prisonnier des cadres mêmes de ces politiques publiques de mémoire, passées comme actuelles, contre lesquelles il entend pourtant lutter.

Ainsi, contrairement ce que sous-entendent la plupart des commentaires politiques et notamment le discours du Président de la République le 14 juin dernier, les revendications de ce type, et leur forme extrême que prend le déboulonnage des statues, ne sont pas des signes de « séparatisme » mais bel et bien la preuve que celles et ceux qui les portent partagent avec leurs opposants le recours à la mémoire comme langage commun du politique.

Avec ma collègue Sandrine Lefranc, nous avons ainsi montré que la principale efficacité des politiques de mémoire contemporaines n’est pas de transformer les représentations du passé ou d’orienter les comportements futurs. Leur principal effet est de créer un espace politique commun, fût-il conflictuel, en ce qu’un nombre croissant d’acteurs sociaux s’en revendiquent et y prennent part.

Les pays occidentaux comme les organisations internationales n’ont en effet eu de cesse, ces dernières années, de lier mémoire et citoyenneté, transmission des passés violents et lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Il n’y a ainsi rien de surprenant à ce que des revendications qui visent à lutter contre les discriminations raciales se manifestent à travers des demandes mémorielles dont les statues ou les plaques de rue ne sont qu’un exemple parmi d’autres. Cet état de fait n’est pas sécessionniste. Du point de vue de la science politique, il est, au contraire le signe de la parfaite participation de ces acteurs mobilisés au champ politique français tel que l’État l’a lui-même structuré par ses politiques publiques, en France comme dans la plupart des pays européens et nord-américains, selon des modalités certes à chaque fois différentes. La reconnaissance de ce fait est un préalable à la mise en place d’un débat public et politique constructif sur ces questions.

La nécessité de mettre en œuvre des changements systémiques

Il est ainsi vain de chercher à faire advenir des changements systémiques par la mise en avant, ou le déboulonnage – les deux étant les versants d’une même médaille –, de figures individuelles.

Changer la société ne consiste pas à changer les individus pour en faire de « bonnes personnes » en lieu et place de « vilains personnages ». Changer la société passe par une transformation des relations qui lient ces individus les uns aux autres. L’étude des effets des politiques de mémoire a montré que transformer les représentations des individus ne suffisait pas, tant s’en faut, à changer leurs comportements. De même, vouloir réduire des situations de domination passées ou d’émancipation à venir à l’exemplarité de quelques-un·e·s méconnaît les mécanismes qui sont à l’origine de ces mêmes dominations, discriminations et inégalités.

Ainsi trois des six policiers à l’origine de la mort du jeune Afro-Américain Freddie Gray, qui avait entraîné des émeutes à Baltimore en 2015, étaient noirs. Des hommes qui agissaient alors en tant que policiers, et donc exerçaient un métier dont aux États-Unis les enjeux raciaux structurent l’exercice, ont pu agir de manière raciste alors même que ces mêmes hommes dans le civil portent eux-mêmes le stigmate de la couleur de peau qui en fait des victimes potentielles.

La sociologie a, de même, mis en évidence que la création d’un long congé paternité obligatoire ou la mise en œuvre de règles contraignantes quant aux horaires de travail, et notamment l’interdiction de réunions de fin de journée, étaient plus à même de changer la condition des femmes que la mise en évidence d’héroïnes féminines ou de programme de lutte contre les stéréotypes.

Enfin, l’histoire de la Shoah a montré que des antisémites ont pu aider des Juifs à survivre alors même que d’autres, qui eux ne partageaient pourtant pas de tels stéréotypes raciaux, ont pu participer à, ou faciliter, leur arrestation. Ce sont d’abord les situations sociales dans lesquelles nous nous trouvons au quotidien qui façonnent nos actions et l’étendue de nos possibilités, et non tel ou tel exemple passé et les valeurs qu’il porte, auxquels nous nous identifierions au moment d’agir. La société n’est pas faite d’individus isolés dont il s’agirait de permettre le développement personnel ou d’orienter les comportements par tel ou tel nudge ou impératif mémoriel. Une société est d’abord un ensemble interdépendant, hiérarchique et structuré : un système.

Il est fort à parier, et c’est heureux, que des commissions de citoyen·ne·s et d’expert·e·s vont être mises en place dans les mois qui viennent pour parler, toutes et tous ensemble, de la place et de la forme que doit revêtir la « mémoire » dans l’espace public, notamment en regard du passé colonial et esclavagiste mais également de la place des femmes. À l’image du cas new-yorkais, elles donneront sans doute naissance à des recommandations stimulantes. Il reste que défendre la cause de la fin des discriminations et d’une pleine égalité politique, sociale et économique ne se résume pas aux discussions autour de l’incarnation individuelle du passé et, en se concentrant sur la question du déboulonnage, le débat médiatique repousse au second plan les conséquences structurelles, par exemple économiques, non seulement de l’esclavage mais également de son abolition. La réparation ne peut être que symbolique. L’enjeu d’aujourd’hui est la transformation systémique du présent.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,100 academics and researchers from 4,941 institutions.

Register now