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Pourquoi envoyer de futurs managers en stages ouvriers

Louis, étudiant à l'ESSEC, en stage chez SEPUR, à Bondy, en tant qu'éboueur, lors de l'Expérience Terrain. Yann Kerninon, Fourni par l'auteur

Elle s’appelle Laura et elle démonte des pneus de camions frigorifiques chez Petit Forestier à Rungis. Il s’appelle Louis et il est éboueur chez SEPUR. Il a rendez-vous à son entrepôt de Bondy à 4h45 chaque matin, parce que le camion poubelle qui se met en route à 5h ne l’attendra pas. Elles s’appellent Lou et Justine. Elles font des frites, la caisse, le nettoyage chez Burger King, l’une à Marseille, l’autre à Nantes Saint-Herblain. Ils s’appellent Laura, Gabin, Arnaud et Paul et, à l’Auberge des Migrants, ils coupent du bois et effectuent des distributions de repas dans les ruines misérables de la Jungle de Calais, entre la mafia des passeurs et les opérations de police.

À peine sortis de classe préparatoire et après seulement un mois sur le campus, ils sont 430 étudiants et étudiantes du programme Grande École de l’ESSEC à être ainsi en action dans toute la France, dans des associations, des ateliers, des foyers d’accueil ou des structures d’insertion. Leur participation à cette « Expérience Terrain » est obligatoire et constitue une condition de validation de leur diplôme.


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Créé en 2007, à l’initiative du Laurent Bibard, et sous l’impulsion de Hugues Derycke et moi-même, l’Expérience Terrain est l’héritière du stage ouvrier. Tradition de longue date à l’ESSEC, celui-ci était tombé en désuétude au début des années 90, notamment en raison de l’hétérogénéité des missions trouvées par les étudiants : certains faisaient effectivement « les trois-huit » chez Renault alors que d’autres faisaient quelques photocopies dans l’entreprise familiale.

Confronter ses certitudes au réel

Ainsi, au moment de réactiver l’esprit du stage ouvrier, deux décisions majeures ont été prises. Premièrement, c’est l’ESSEC qui trouverait 100 % des stages afin de garantir la qualité des missions. Deuxièmement, outre le monde du travail industriel, logistique et commercial, l’Expérience Terrain concernerait également l’éducation prioritaire, l’aide sociale et alimentaire, les actions en direction des personnes handicapées, des réfugiés et des migrants, la prise en charge de la toxicomanie, du grand âge, la santé, c’est-à-dire tous les registres de la précarité et de la vulnérabilité.

Le réseau de partenaires du programme va donc du plus grand groupe international à la plus petite association de quartier en passant par des acteurs publics. Toutes les Expériences Terrain ont toutefois en commun quelques critères incontournables : le stage dure quatre semaines à temps plein, il consiste en un travail exclusivement de terrain, à un poste d’exécutant, au sein d’une organisation structurée et comporte, le plus souvent, un aspect physique.

Dès sa création, les visées pédagogiques de l’Expérience Terrain étaient claires. La formation d’un manager ne peut se limiter à une forte sélection au concours combinée à un enseignement en management strictement académique et théorique. A ces deux aspects décisifs du parcours de formation à l’ESSEC devait s’ajouter une troisième dimension plus opérationnelle. Ainsi l’enjeu de l’Expérience Terrain est-il double. Il s’agit d’abord de confronter les étudiants à une organisation, qu’il s’agisse d’une entreprise ou d’une association, et cela de l’intérieur, sur le terrain et non pas d’un point de vue théorique et surplombant ou directement à un poste de management.

Les 10 ans de l’Expérience Terrain ESSEC.

Ensuite, il s’agit d’une forte confrontation au réel et, notamment, à une rencontre de l’autre dans toute sa diversité culturelle, sociale, économique, géographique, sanitaire, éducative… Il s’agit aussi d’oser faire confiance à nos étudiants en les poussant vers une expérience qui peut s’avérer difficile et déconcertante. Inévitablement, l’Expérience Terrain déloge les étudiants de certaines certitudes. Après un parcours généralement brillant, mais essentiellement fondé sur des enseignements théoriques dans une salle de classe, la confrontation au réel, à l’autre et à la difficulté de l’action rouvre de façon stimulante tout le champ du doute et du questionnement. Cela suppose toutefois, en retour, un accompagnement attentif et vigilant.

L’expérience de l’altérité

Il est impossible de savoir, et encore moins de préjuger, ce que chaque étudiant de l’ESSEC apprend de son Expérience Terrain. Toujours est-il que 88 % d’entre eux affirment avoir appris et progressé et que 95 % sont satisfaits du programme. Pourtant, nous ne parlons pas ici de connaissances académiques ou de techniques. Nous parlons d’un savoir plus intime qui, souvent, n’appartient qu’à celui ou celle qui en fait l’expérience. « Faire une expérience avec quoi que ce soit […], cela veut dire le laisser venir sur nous, qu’il nous atteigne, nous renverse et nous métamorphose », écrivait Heidegger dans Acheminement vers la parole. Et c’est bien là toute la puissance de ce que l’on nomme la « pédagogie par l’expérience » : elle nous fait apprendre par le corps, le cœur, les émotions ce qu’aucun propos purement intellectuel ne peut rendre perceptible.


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C’est pourquoi un travail pédagogique de réflexion sur les faits et le ressenti accompagne l’Expérience Terrain sous la direction de la Pr. Junko Takagi et d’une vingtaine de facilitateurs. C’est pourquoi, également, un service dédié à l’apprentissage par l’expérience existe désormais à l’ESSEC. Coordonné par Agnès Zancan, il organise plusieurs étapes du parcours pédagogiques de l’ESSEC qui articulent apprentissage théorique et expérience pratique, salle de cours et passage sur le terrain.

Étudiante de l’ESSEC sur son lieu de stage, chez AREAS (vente et restauration), en Bourgogne, lors de l’Expérience Terrain. Yann Kerninon, Fourni par l'auteur

En 2012, forte de son succès, l’Expérience Terrain a été étendue aux 600 étudiants du programme ESSEC BBA. Ce sont donc désormais plus de mille étudiantes et étudiants qui partent chaque année dans cette aventure. Au-delà de sa dimension pédagogique, une telle démarche a, évidemment, une portée sociale et politique. A chaque édition, un forum de l’Expérience Terrain a lieu. Il réunit au sein du campus de l’ESSEC la cinquantaine de partenaires du programme et les centaines d’étudiants qui se préparent à y participer. Pendant plusieurs heures se croisent donc, au sein du campus d’une grande école, les industriels de Saint-Gobain et les personnes handicapées mentales accueillies à L’Arche, les responsables d’Ikea et des acteurs de l’aide aux toxicomanes, les volontaires de l’EPIDE, l’Éducation nationale et de petites associations ou entreprises locales.


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La tâche d’un établissement d’enseignement ne peut se limiter à la simple diffusion d’un savoir, ni même à une simple formation technique et opérationnelle. En particulier, la formation des cadres, des créateurs et des chefs d’entreprises de demain, des responsables économiques et politiques, suppose une élévation intellectuelle, humaine, voire spirituelle, qui passe par une rencontre avec l’autre et avec soi-même, une interrogation sur son rapport au monde et sa place dans celui-ci.

Il y a plus de 70 ans, René Char écrivait :

« Le monde contemporain nous a déjà retiré le dialogue, les jeux et le bonheur, il s’apprête à descendre au centre même de notre vie pour atteindre le dernier foyer, celui de la Rencontre. Ici il va falloir s’opposer ou mourir, se faire casser la tête ou garder sa fierté. »

Dans un temps d’isolement « distanciel », de généralisation des propos simplistes et des oppositions binaires, voire violentes, l’Expérience Terrain constitue une résistance à cette dislocation du lien humain et de la pensée, un éloge en action de la complexité du monde et de la rencontre de l’autre. Depuis quinze ans, ce programme a touché plus de 10 000 étudiants qui en portent le souvenir et la trace.

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