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Photo de personnes hébergées au centre d’hébergement d’urgence de Nanterre, en 2008.
Si la première préoccupation dans les centre d’hébergement d’urgence est de fournir une assistance matérielle, le soutien psychologique ne doit pas être oublié. Stéphane de Sakutin / AFP

Pourquoi il faut développer les suivis psychologiques en centre d’hébergement d’urgence

« Centres d’hébergement d’urgence » : l’expression évoque les lieux destinés à accueillir à la nuitée les personnes en grande précarité, afin de les mettre à l’abri, leur procurer des soins d’hygiène, de la nourriture, etc. La dimension d’assistance psychologique n’est pas la première qui vient à l’esprit lorsque l’on pense à ce type de structures. Et pour cause : comme le soulignait le chercheur en sociologie politique Patrick Bruneteaux en 2006 : « dans tous les centres d’hébergement d’urgence de nuit, quelles que soient les associations, aucun professionnel de l’écoute n’est présent ».

Ce constat était également valable dans le Centre d’hébergement d’urgence et d’accueil des personnes sans abris (CHAPSA) de Nanterre au sein duquel a pris place l’étude clinique de terrain dont les résultats sont présentés dans cet article. Ce travail, qui s’est déroulé d’avril 2020 à mai 2021, dans des conditions très particulières, alternant confinement et déconfinement, visait à évaluer l’impact du suivi psychologique sur la situation psychosociale des personnes hébergées dans ce centre.

Voici ses conclusions.

Un fonctionnement modifié par la pandémie

La situation sanitaire exceptionnelle que nous avons vécue a fortement modifié le fonctionnement du CHAPSA de Nanterre, où j’ai débuté mon travail en tant que psychologue bénévole auprès des usagers confinés.

Disposant de 217 places, ce centre fonctionne habituellement en nuitées. Les personnes hébergées y sont orientées par la brigade d’assistance aux personnes sans-abri (qui dépend de la préfecture de police de Paris), le service intégré d’accueil et d’orientation (une composante du dispositif départemental de veille sociale) et la Régie autonome des transports parisiens (RATP).

De mars 2020 à juin 2021, le centre a fonctionné pendant 11 mois en confinement (de mars à juin 2020, d’octobre à novembre 2020, de février à juin 2021). Durant ces périodes, la même population, réduite à 144 usagers, conservait sa place la nuit. L’activité de la consultation médicale du CHAPSA, qui accueille de façon inconditionnelle toute personne en demande, a donc été impactée par cette configuration particulière.

Si mon activité de psychologue clinicienne, débutée en avril 2020, s’est maintenue lors des périodes de confinement, le nombre de premières rencontres lors desdites périodes s’est vu réduit, sans toutefois altérer la possibilité des suivis psychologiques débutés lors des périodes de fonctionnement normal (les usagers pouvaient venir de l’extérieur sur rendez-vous afin de continuer leur suivi).

Prise en charge psychologique : des effets variables selon la population considérée

De mai 2020 à avril 2021, j’ai mené 467 entretiens psychologiques, dans le cadre de 52 suivis hebdomadaires d’une durée de 1 à 6 mois, auprès de 138 personnes. Toutes les personnes rencontrées ont pu bénéficier d’un accompagnement médical auprès de la consultation, et d’un accompagnement social auprès d’assistants sociaux (du centre ou extérieurs).

Nous avons réparti la typologie clinique des personnes rencontrées selon 4 catégories de troubles de premier plan (à partir de quoi s’effectue la demande ou l’adresse) : stress post-traumatique (30 %, soit 41 usagers), addictions (15 %, soit 21 usagers), troubles psychiatriques graves (22 % soit 30 usagers), anxiété/dépression (33 % soit 46 usagers).

Que nous apprennent ces entretiens ?


Concernant la population rencontrée et à partir des chiffres du tableau ci-dessus, nous pouvons remarquer que :

  • Le nombre de personnes s’inscrivant dans un suivi psychologique hebdomadaire est nettement plus important auprès des personnes présentant au premier plan un trouble de stress post-traumatique (S 86 %), où il y a une légère majorité de femmes, et c’est aussi auprès de ces personnes que l’accès à une stabilisation psychosociale est la plus élevée (S 56 %, NS 10 %).

  • À l’inverse, la population présentant au premier plan des addictions s’est nettement moins engagée dans un suivi psychologique hebdomadaire (S 28 %), dont la grande majorité est masculine et pour laquelle, avec ou sans suivi psychologique, l’accès à une stabilisation psychosociale est le plus bas. En ce qui concerne les personnes présentant des troubles psychiatriques, homme comme femme, l’accès à un suivi psychologique hebdomadaire est aussi faible (S 30 %), parfois parce qu’il y a déjà un suivi à l’extérieur, d’autre fois du fait de la méfiance associée aux suivis antérieurs ; mais l’accès à une stabilisation sociale est médian (S20 %, NS 6 %).

Enfin, concernant les personnes présentant des troubles anxio-dépressifs, homme comme femme, l’engagement dans un suivi psychologique hebdomadaire est médian (S41 %), et l’accès à une stabilisation psychosociale est élevé avec ou sans suivi psychologique (S35 %, NS22 %).

Nous pouvons conclure que l’impact du psychologue en centre d’hébergement d’urgence en matière de stabilisation psychosociale est limité dans les cas de troubles de l’addiction et de troubles psychiatriques majeurs. Il est en revanche bénéfique pour la population souffrant de troubles anxio-dépressifs, et indispensable pour les personnes souffrant de syndrome de stress post-traumatique.

Quelques exemples cliniques

Que ce soit par les événements qui les ont amenés à la précarité (familial, professionnel, accidentel, culturel, migration…) ou la vie dans la rue elle-même, nous pouvons affirmer que la très grande majorité des personnes rencontrées en centre d’hébergement d’urgence ont vécu des épisodes traumatiques complexes, plus ou moins longs, plus ou moins lointains, et qui n’ont pas été pris en charge psychologiquement.

Ainsi, M. Z., 35 ans, qui m’a été adressé par une personne du centre, a vécu des violences et assisté à des meurtres de sa famille, est resté emprisonné et a subi des tortures. Arrivé récemment sur le territoire français, il n’a bénéficié d’aucun suivi. Lorsque je l’ai rencontré, il dormait parfois à la Défense, parfois au CHAPSA, et souffrait de stress post-traumatique. Il passait très régulièrement par des phases d’agressivité, se battait souvent, ne parvenait pas à dormir, avait des reviviscences, se perdait régulièrement, ne pouvait se concentrer. Il lui arrivait aussi de confondre les personnes qu’il croise avec les membres de sa famille tués devant lui. Pour oublier, il prenait parfois des substances.

J’ai suivi M. Z. avec un des médecins de la consultation médicale du CHAPSA afin de lui apporter en parallèle de la psychothérapie une aide médicamenteuse et un suivi somatique. M. Z. a également participé, au cours de la thérapie, à un groupe d’entraide que j’ai conduit avec d’autres personnes ayant vécu des violences et étant isolées sans famille ni amis. Après 6 mois de suivi hebdomadaire, Mr Z. n’a plus de symptomatologie traumatique, il est capable de faire des choix dans ses démarches, il a retrouvé son humour et ses capacités physiques et cognitives, il est sociable et n’a plus de réactions agressives, il a réduit son traitement et ne consomme aucune substance addictive, il a un logement pérenne, et bien qu’il n’ait pas encore accédé à une régularisation de sa situation, il a pu trouver un travail.

Mme D., 31 ans, est quant à elle venue me voir alors qu’elle était hébergée au CHAPSA. Elle a été victime de violences conjugales en France durant plusieurs années et, suite à sa troisième grossesse, elle a été internée en psychiatrie pendant un mois et demi. À sa sortie, elle n’est pas retournée au domicile conjugal, son conjoint ayant mis ses enfants chez sa mère et refusant qu’elle les voit. Au début du suivi, Mme D. est encore sous emprise : dans la culpabilisation, elle est perdue et vit dans la peur permanente de ne pas revoir ses enfants. Elle craint de ne pas être écoutée, du fait de son passage en psychiatrie, son ex-conjoint utilisant cet argument afin de rejeter la faute sur elle.

Au bout de 5 mois de suivi, Mme D. a compris le mécanisme d’emprise et l’épuisement physique et moral qui l’a conduite à son hospitalisation. Elle est sortie de la culpabilité et a retrouvé sa vitalité et son identité. Elle a trouvé un logement pérenne, entreprend auprès d’une avocate les démarches pour acter le divorce et avoir la garde de ses enfants, a commencé un travail à temps partiel et s’est resocialisée.

Âgé de 25 ans, M. K. est venu en consultation suite à une agression. Il se sent persécuté par des personnes qui le rechercheraient, et a établi un délire paranoïaque selon lequel les personnes qui l’ont aidé le délaisseraient, car elles supposeraient qu’il a amené la Covid-19 en France (puisqu’il souffre de problèmes pulmonaires). M. K. a été abandonné dans son enfance : sa mère est morte à sa naissance et son père l’a rejeté. Il n’a pu trouver de figure affective sécurisante et a provoqué des conflits avec des personnes dépositaires d’autorité. Il ne vient pas régulièrement en thérapie et ne parvient pas à s’inscrire dans une démarche de stabilisation, chaque échec rejouant le rejet initial. Il erre régulièrement dans les rues et fume beaucoup ; il craint de se faire du mal et de faire du mal aux autres. Malgré le traitement psychiatrique mis en place, son errance se poursuit et l’antériorité de ses troubles rend très difficile toute prise en charge globale.

On le voit, les troubles dont souffrent les personnes qui sont accueillies en hébergement d’urgence peuvent s’installer « durant des mois, des années voire toute une vie en l’absence de prise en charge » et amener à d’autres pathologies et comorbidités qui rendront non seulement plus difficile l’accès à la guérison du trauma, mais compliqueront aussi la prise en charge médico-sociale, ainsi que la mise en place d’un lien de confiance. Avec d’importantes conséquences non seulement pour l’individu, mais aussi pour les autres, comme cela a été bien documenté dans la littérature scientifique, en particulier dans le cas du stress post-traumatique.

L’importance de la prise en charge du trouble post-traumatique

Le lien entre trouble post-traumatisme non pris en charge et addiction a été vérifié, l’addiction étant un des moyens utilisés par les personnes souffrant de traumatisme pour en atténuer les symptômes, ce qui favorise aussi de nouvelles prises de risque et ainsi de nouveaux traumas.

Le lien entre trouble post-traumatique installé et troubles psychiatriques sévères a aussi été confirmé, donnant lieu à l’isolement, l’agressivité, augmentant la précarité, les comportements agressifs, favorisant les démences chez les personnes âgées et rendant ainsi d’autant plus difficile toute tentative de prise en charge médico-psychosociale.

Dans tous les cas, les troubles post-traumatiques amènent des symptômes anxio-dépressifs avec troubles du sommeil et méfiance sociale qui risquent de s’ancrer dans le fonctionnement neuropsychique en l’absence de suivi, nécessiter un traitement médicamenteux à long terme voire des tentatives de suicides, des comportements hétéro et auto agressifs. Ces syndromes limitent la possibilité de se réinsérer, l’intégration dans un cadre (comme un nouvel emploi, une formation, etc.), et ils « sont souvent associés à des troubles de la concentration, de l’attention et/ou de la mémoire. Ces derniers sont d’autant plus invalidants qu’ils peuvent avoir un impact sur l’apprentissage d’une nouvelle langue, sur les démarches administratives à effectuer ».

Même chez la personne qui arrive à améliorer sa situation sociale sans soins psychiques, le post-trauma peut laisser des traces, faisant courir le risque d’un retour des symptômes enfouis auprès de la génération suivante ou lors de réactivations (grossesse, paternité, décès d’un proche, maladie…).

Enfin, pour la majorité, l’ancrage dans la précarité, le désespoir et l’altération de la relation au monde et aux autres peuvent mener conjointement à des comportements antisociaux et délinquants (vols, agressions), des réseaux de prostitution (par mise sous emprise, dévalorisation, répétition de la stratégie de l’agresseur), des trafics de drogue (pour diverses raisons : c’est une façon de « réintégrer le système qui les a refoulé » en se rendant visible et puissant, c’est le seul univers connu où la personne se sent acceptée, c’est la répétition de l’emprise, ou seulement un moyen pour répondre à ses besoins), et/ou de radicalisation (là pour plusieurs raisons : haine généralisée, reconstruction identitaire via le fantasme d’une parenté imaginaire ou récits de rédemption.

C’est donc auprès des primo-arrivants (dans l’abandon, dans la précarité, dans le pays, dans la rue…) souffrant au premier abord de stress post-traumatique que le suivi psychologique est non seulement le plus évident à mettre en place, mais aussi le plus pertinent du point de vue des résultats.

L’intégration du psychologue clinicien dans les centres d’hébergement d’urgence est un atout majeur, préventif et thérapeutique, autant du point de vue psychopathologique, que de ses retombées médicales, économiques et sociopolitiques. L’obtention de réussites thérapeutiques nécessite un suivi psychologique conjoint à une prise en charge sociale et médicale, qui doit être mené par des psychologues prêts à se remettre régulièrement en cause, faire preuve d’inventivité et ne pas craindre l’engagement personnel.

Il serait à ce titre intéressant de développer la présence de psychologues en centre d’hébergement d’urgence et, quand il n’y a pas de présence médicale la journée, d’expérimenter un dispositif lors duquel le psychologue peut être présent les soirs, afin d’aller au-devant des personnes hébergées. Cela permettrait de créer le premier lien dont on sait qu’il est central dans l’engagement thérapeutique, conjointement à celui effectué avec les équipes qui sont confrontées à cette charge psychique.

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