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Pourquoi la croyance ne peut jamais justifier la violence

Le Sacrifice d'Isaac par le Caravage, 1603.
Le Sacrifice d'Isaac par le Caravage. Qu’est-ce qui fait d’Abraham, à qui Dieu avait ordonné de sacrifier son fils Isaac, le père de la foi et non un simple meurtrier ? Wikimedia

L’attentat à Nice jeudi 29 octobre qui a fait trois morts, et qui suit de près l’assassinat de Samuel Paty, professeur de collège qui enseignait la liberté d’expression, nous rappelle avec douleur que le combat contre l’intolérance et le fanatisme est loin d’être gagné. De tels actes font des victimes directes, les personnes assassinées, leurs familles et leurs proches, mais également des victimes indirectes : toutes les personnes de confession musulmane qui condamnent l’assimilation de leur foi à la violence.

Mais quels arguments opposer à ceux qui pensent que la vérité ou l’autorité religieuse peut justifier d’outrepasser les règles de la morale ? Qui croient qu’au nom d’une vérité supérieure, il est de leur devoir de sacrifier des vies ?

Afin de répondre à cette question, nous nous tournerons vers la pensée de Søren Kierkegaard, un philosophe chrétien qui au XIXe siècle posait précisément cette question par rapport à la foi chrétienne, et qui montre que l’appel à l’autorité religieuse ne peut jamais justifier l’exceptionnalisme moral (le fait de se croire au-dessus des normes et règles morales qui s’appliquent à tous), comme nous le développons dans un article récent.

Le cas du martyr

Dans un essai de 1849 intitulé « Un homme a-t-il le droit de se laisser mettre à mort pour la vérité ? », Kierkegaard pose la question de savoir s’il est possible de donner une justification religieuse à certains actes a priori immoraux, et plus précisément le fait de devenir un martyr pour la vérité.

Ce qui est intéressant dans ce texte, c’est qu’au lieu d’offrir un argumentaire philosophique, Kierkegaard présente le cas sous la forme d’une étude « poétique », ce qui offre l’avantage de dissocier la question de tout personnage réel et de tout trait subjectif qui pourrait venir compliquer la question elle-même.

Nous nous trouvons donc face au cas hypothétique d’une personne qui, ayant grandi avec l’image du Christ-crucifié comme seule représentation du christianisme, viendrait à croire que la plus haute preuve de la foi serait de devenir martyr.

Doit-on, au nom de la foi, devenir un martyr pour établir une (notre) vérité ?. Pexels/Rodrigues, CC BY

Une telle personne, convaincue de posséder la vérité, et convaincue également que la plus haute réalisation d’une vie humaine serait de mourir pour cette conviction, ne devrait-elle pas agir en conséquence, suivre les commandes de sa foi, et établir une corrélation entre ses actes et ses croyances ?

La méthode de Kierkegaard

De telles questions soulèvent évidemment des problèmes liés au pluralisme des valeurs et des convictions. Kierkegaard nous invite cependant à aborder le cas le plus rationnellement et objectivement possible. Et il nous propose une méthode : pour aborder la question, l’on ne doit surtout pas commencer en rejetant les convictions, mais il faut au contraire adopter la posture qui consiste à les accepter comme vraies.

Nous admettrons alors celles-ci, c’est-à-dire 1) que la personne en question est en possession de la vérité, et 2) que la plus haute réalisation d’une vie humaine est de mourir pour la vérité.

Cette méthode peut paraître contre-intuitive, mais sa raison est simple : si l’on devait porter le questionnement sur l’une ou l’autre de ces prémisses, l’on tomberait forcément dans l’impasse, puisqu’il est objectivement impossible de déterminer si une personne convaincue dans son for intérieur de posséder la vérité par la foi (et non par la raison) est dans le vrai ou non. Toute réponse à une telle question ne peut être qu’un jugement subjectif.

De même, ce n’est pas sur la base des affirmations d’un individu que l’on peut décider de la cohérence d’une telle proposition, puisqu’on ne peut jamais savoir si une personne qui dit posséder la vérité croit vraiment ce qu’elle dit. De ce fait, si l’on veut pouvoir étudier sérieusement de telles propositions, nous ne pouvons le faire que si nous supposons qu’elles sont vraies, en examinant ensuite les conséquences logiques des prémices et leur accord avec les conclusions tirées.

L’erreur de raisonnement

Or, bien que la conclusion proposée par l’aspirant au martyr – qu’il doit se laisser mettre à mort pour la vérité – semble suivre des prémices, Kierkegaard démontre ensuite que son raisonnement n’est pas logique, et cela parce qu’il se pose les mauvaises questions.

Autrement dit, l’homme présuppose qu’il est de son devoir de mourir pour la vérité, et se demande seulement s’il en a les capacités et le courage. Ainsi, il « n’arrive pas au véritable problème », qui est une question d’ordre moral : « une chose est de dire : en ai-je le courage ? Et une autre de demander : en ai-je le droit ? »

Søren Aabye Kierkegaar
Søren Aabye Kierkegaard est né le 5 mai 1813 et mort le 11 novembre 1855 à Copenhague. Son œuvre est considérée comme une première forme de l’existentialisme. Wikimedia, CC BY

Qu’est qui, en effet, lui conférerait ce droit ? Le commandement divin ? Mais comment peut-il être certain de l’avoir (bien) entendu ou bien compris ? La vérité ? Mais alors, comment savoir que c’est bien la vérité si lui seul possède cette connaissance ? Le bien pour les autres ?

Agir pour le bien que les autres ignorent, c’est effectivement ce qui le motive.

Mais alors, Kierkegaard nous demande, comment peut-il entendre apporter la vérité et le bien aux autres, si par son acte il les rend coupables de meurtre, dégageant ainsi sa responsabilité sur ceux qui vont le tuer ? Si par son acte, il produit le mal ?

L’exemple que Kierkegaard offre ici souligne les pièges du raisonnement fallacieux qui guettent tout individu isolé (ou par extension toute communauté), qui penserait devoir s’exempter de l’éthique pour faire advenir le bien. Une telle action ne peut jamais être que contre-productive et contradictoire.

Une question très personnelle

Pourquoi l’argument de Kierkegaard est-il particulièrement pertinent ? Tout d’abord, parce qu’en tant que penseur chrétien, la question du martyre était, pour lui, une question tout à fait personnelle et importante.

Kierkegaard défendait l’idée qu’il existe une séparation entre l’éthique (la sphère de l’universalité, des normes et devoirs qui s’appliquent à tous) et la foi (la sphère de la singularité).

L’un de ses arguments les plus connus est que par rapport à la foi, l’individu est paradoxalement positionné au-dessus de l’universel, dans un rapport absolu avec l’absolu, comme il l’écrit dans Crainte et tremblement.

Ce paradoxe de la foi soulève la possibilité d’une « suspension téléologique de l’éthique », ou une exception des normes générales en raison d’une plus haute vocation, que Kierkegaard articule autour du problème du sacrifice d’Abraham.

Qu’est-ce qui fait d’Abraham, à qui Dieu avait ordonné de sacrifier son fils Isaac, le père de la foi et non un simple meurtrier ? Et si Abraham est devenu par sa volonté d’obéir le père de la foi, ne devrions-nous pas aussi l’imiter ?

C’est une question qui a hanté Kierkegaard sa vie durant, et qui se trouve réarticulée à maintes reprises à travers son œuvre. C’est aussi une question qu’il a toujours laissée en suspens, ou à laquelle, comme ici, il apportera finalement une réponse négative. Aussi forte que puisse être la foi, aussi certain que l’on puisse être d’être dans le vrai, et même fût-ce le cas, Kierkegaard nous dit cependant qu’en tant qu’êtres humains, nous ne pouvons jamais nous exempter de nos devoirs moraux.

Penser être dans le vrai ne suffit pas

Dans l’essai sur le martyre, Kierkegaard remarque que même si ce constat lui paraît à la fois « triste » et « désolant », il est néanmoins le seul valable.

La valeur de son argument réside précisément dans le fait que cette appréciation subjective peut et doit être mise de côté. La croyance d’être en possession d’une vérité qui doit être connue – même si l’on suppose que cette croyance est vraie – ne peut jamais suffire pour agir selon cette croyance.

En s’exemptant de la morale, l’on se place au-dessus des autres, l’on présuppose une connaissance ou un pouvoir supérieur, qu’aucun être humain, en tant qu’être humain, ne peut posséder. En s’exemptant de la morale, l’on s’exempte en même temps du domaine de l’humain – mais cela, aucun être humain ne peut le faire.

En formulant le problème en ces termes, Kierkegaard nous montre que l’on n’est pas obligé d’engager des débats sur la nature de la vérité ou sur la possibilité qu’un individu puisse posséder la vérité, arguments qui conduisent nécessairement à l’impasse, pour appréhender le problème. On n’est pas non plus obligé de remettre en question la vision du monde et les convictions de la personne concernée. C’est en étudiant les erreurs dans ses propres raisonnements que nous pouvons trouver les failles.

Un texte d’une grande pertinence aujourd’hui

Le problème du martyre n’est certes pas celui du terrorisme et, certes, on objectera à raison, que cet argument est peu susceptible de convaincre un individu radicalisé.

Néanmoins, il est bon de se rappeler que l’islamisme n’a pas le monopole du fanatisme ni celui de la violence.

Chaque année, en France seulement, des centaines de femmes sont victimes de féminicides, des centaines de personnes sont victimes de violences parce qu’elles sont homosexuelles et les violences antisémites sont en hausse.

Ces violences aussi se fondent le plus souvent sur des convictions et croyances, qu’elles soient religieuses ou non, qui incitent certaines personnes à se placer au-dessus des autres.

À travers son analyse, Kierkegaard nous offre cependant des pistes pour mieux comprendre comment le problème de la justification morale peut se poser. Et sa réponse est d’autant plus forte que, désirant parvenir à une autre conclusion, il nous plonge dans le processus de pensée de celui qui croit que l’autorité (religieuse) peut constituer une raison valable pour s’exempter de ses devoirs envers les autres.

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