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Pourquoi le micro-ciblage politique pourrait saper la démocratie

Début 2018, le scandale Facebook/Cambridge Analytica a fait la une des journaux et sensibilisé un large public à l’existence de la publicité politique ciblée en ligne. À première vue, le scandale concernait « simplement » une atteinte massive à la protection des données causée par une entreprise qui avait recueilli sans autorisation les données de 50 millions de profils Facebook.

Mais cette entreprise d’analyse de données avait travaillé à la fois pour la campagne électorale de Trump aux États-Unis, et pour la campagne Leave avant le référendum sur le Brexit au Royaume-Uni. Le scandale a donc mis en lumière les manipulations politiques possibles via la pratique du micro-ciblage, faisant naître une question : le micro-ciblage pourrait-il, à long terme, saper la démocratie électorale ?

Un ciblage sujet à caution

Pour atteindre les destinataires les plus pertinents et émettre du contenu efficace, le micro-ciblage utilise les données disponibles sur les caractéristiques géographiques, démographiques, comportementales ou psychologiques de sous-groupes ou d’individus. La pratique importée du marketing promet aux clients de mieux dépenser leur budget publicitaire en messages destinés à des personnes susceptibles d’y être réceptives. Plutôt que de diffuser le message très largement, on préfère une diffusion plus ciblée, susceptible d’être plus efficace.

Une grande partie du malaise actuel concernant le micro-ciblage politique provient d’un doute lancinant : ferait-il plus qu’allouer efficacement les dépenses publicitaires ? Avant l’éclatement du scandale, l’argumentaire de vente de Cambridge Analytica affirmait que l’entreprise était capable d’établir une correspondance entre les données de Facebook et des modèles psychologiques. Elle soutenait ainsi être en mesure d’augmenter l’efficacité des publicités en adaptant le contenu et la présentation à la composition psychologique des individus.

La question de savoir s’il est réellement possible de prédire, de manière fiable, la personnalité et les intérêts d’un individu sur la base de ses mentions « j’aime » et autres activités sur Facebook est largement sujette à débat.

Le long chemin du vote

En outre, en admettant que cela soit possible, l’impact réel des publicités ciblées sur le comportement politique individuel demeurerait très incertain. Dans un contexte commercial, le ciblage psychologique vise à augmenter le nombre de clics sur des publicités et, à terme, le nombre d’achats. Mais choisir d’acheter un produit est très différent de choisir de voter pour un parti, un candidat ou une option référendaire.

Décider d’acheter un produit ou pas peut-être une conséquence du micro-ciblage. Victoriano Izquierdo/Unsplash, CC BY

Lorsque vous voyez une publicité pour des chaussures de footing, le fait que vous soyez ciblé·e suggère que vous avez été identifié·e comme le genre de personne qui aime la course à pied, et qu’on pourrait donc potentiellement vous persuader d’acheter bientôt une nouvelle paire de la marque promue. La publicité commerciale consiste à vous amener à faire un achat que vous n’aviez pas nécessairement l’intention de faire et/ou à opter pour une marque particulière, une fois que vous êtes disposé·e à acheter.

Les élections, quant à elles, n’offrent des options qu’entre des produits très complexes, regroupant des croyances idéologiques, des engagements spécifiques et des déclarations politiques relatives aux compétences en matière de gouvernance. Elles ont, de surcroît, une date fixe à laquelle la décision doit être prise. Il y a un très long chemin à parcourir entre persuader des personnes de cliquer sur une publicité politique et les persuader d’opter le jour de l’élection pour un parti ou un candidat qu’ils n’auraient pas choisi autrement.

Le parallèle avec la publicité commerciale laisse penser que les publicités politiques ciblées peuvent se montrer plus efficaces quand elles incitent des groupes de personnes qui n’avaient pas nécessairement l’intention de le faire à voter. Si un parti ou un candidat réussissait à faire cela mieux que ses concurrents, cela influencerait alors le résultat des élections. Toutefois, il est difficile de voir pourquoi le recours à la publicité ciblée à cette fin devrait être considéré comme plus manipulateur que d’autres tentatives pour atteindre les non-votants.

Une communication souterraine et dangereuse

Doit-on, pour autant, être rassuré et en conclure que le micro-ciblage est sans risque pour la démocratie électorale ? Absolument pas. La publicité ciblée est, par définition, une communication non publique. Cela ne pose aucun problème dans le domaine économique, qui se compose de décisions privées concernant les achats, l’épargne ou les investissements. Mais son caractère caché devient un problème majeur en politique, où les décisions concernent et affectent l’ensemble de la société.

En démocratie, la communication politique est habituellement visible, ce qui permet une forme de contrôle social. Tout d’abord, c’est un frein aux mensonges purs et simples. Ils sont susceptibles d’être remarqués et combattus dans l’espace de communication dans lequel ils sont exprimés. Cela les affaiblit dès le départ. Mais l’exposition au regard du public restreint également les possibilités de dire à chaque électeur potentiel exactement ce qu’il veut entendre.

Lorsqu’elle est publique, la communication de campagne a deux options : rester très générale, pour répondre à la diversité des électeurs potentiels, ou s’adresser à des sous-groupes, avec des messages plus concrets (ce que les personnes visées apprécieront mais pas nécessairement les autres électeurs potentiels). La communication politique a alors pour effet indirect de faire comprendre qu’une démocratie ne peut pas donner à chacun exactement ce qu’il voudrait obtenir.

La publicité ciblée a l’impact inverse : souterraine, elle peut générer des attentes inconciliables dans l’électorat, une forme de « clientélisme numérique » dans lequel chacun se voit promettre ce qu’il veut. En conséquence, les réalisations politiques se révèlent constamment décevantes.

Le micro-ciblage politique peut donc indirectement constituer une menace sérieuse à l’efficacité de la démocratie électorale. Cela signifie que l’utilisation massive de données individuelles à des fins publicitaires est une évolution problématique, peu importe si les individus estiment qu’ils n’ont rien à cacher ou qu’ils se moquent qu’on se serve d’informations les concernant.

« l’utilisation massive de données individuelles à des fins publicitaires est une évolution problématique » ev/Unsplash, CC BY

Des contre-mesures possibles

Une analyse approfondie des implications possibles du micro-ciblage peut aider à identifier des contre-mesures utiles. Une obligation légale de publier simultanément les informations concernant le contenu publicitaire ciblé sur les sites web officiels de campagne et dans des archives publiques gérées par les plates-formes sur lesquelles le micro-ciblage a lieu pourrait, par exemple, rétablir l’effet régulateur de l’exposition au regard du public.

L’obligation d’informer les personnes ciblées des raisons pour lesquelles elles ont été sélectionnées pour voir une annonce spécifique serait une autre mesure. Les limites légales du modèle commercial actuel des plates-formes en ligne du type Google ou Facebook pourraient être encore plus radicales.

Il est, quoi qu’il en soit, grand temps de mettre en place une réglementation qui adapte les normes juridiques en matière de communication de campagne aux nouvelles capacités technologiques de l’analyse des big data.


Article traduit et édité par Aurélie Louchart. Vous pouvez le retrouver dans le magazine fellows de la RFIEA.

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