Aux origines de la science ouverte, il y a une convergence de la pensée des intellectuels d’après-guerre favorables à la libre diffusion des savoirs scientifiques vers la société, comme rempart aux totalitarismes. La science ouverte, ou open science aujourd’hui, se présente d’abord par des valeurs de partage, de collaboration, de libre circulation des savoirs, de reproductibilité, de libre débat d’idées, de transparence et d’intégrité scientifique.
Qualifiés par certains d’utopie, ses principes deviennent possibles grâce au développement sans précédent des outils de communication et infrastructures numériques de la recherche. Mais sa mise en œuvre par les chercheurs reste, sans mauvais jeu de mots, une question ouverte. Car entre l’engagement des chercheurs dans des pratiques ouvertes et la reconnaissance de ces dernières pour l’évolution de leur carrière par leurs instances scientifiques et institutionnelles, un chemin reste à parcourir.
Une tension entre pratiques des chercheurs et critères d’évaluation
La science ouverte est le lieu d’une tension entre les injonctions des décideurs de la recherche et les pratiques réelles des chercheurs. Elle est souvent présentée à partir d’une approche « top-down » : des managers recommandent, rédigent des politiques dédiées et développent des discours prescriptifs. La rhétorique ainsi construite permet de justifier les efforts consentis à la mise en place d’infrastructures numériques, nationales ou européennes, et permet de comprendre les dynamiques contemporaines complexes entre science et société.
Une approche « bottom-up » décrit les pratiques des chercheurs dans leur travail quotidien. Elle prend en compte les intentions et les représentations individuelles ou collectives des chercheurs pour la mise en œuvre concrète de ce qu’ils estiment, eux, être une « science ouverte ». Car lorsqu’ils commentent les politiques en faveur de l’« openness », les chercheurs pointent souvent des injonctions contradictoires : libérer la circulation des publications et des données peut s’opposer frontalement au principe de l’évaluation des travaux de recherche fondée sur la production de résultats originaux, positifs, exclusifs et publiés dans des revues de prestige. L’injonction à l’ouverture achoppe d’autant plus avec les domaines disciplinaires où la recherche repose sur des partenariats industriels (par exemple la chimie) requérant la confidentialité, tant pour les protocoles de recherche, les résultats et a fortiori les données produites.
Au fondement des pratiques des chercheurs : éthique et intégrité de la science
En Chine, en Europe et aux États-Unis, les premiers arguments avancés par les chercheurs pour expliquer leurs pratiques « ouvertes » sont d’ordre éthique. D’abord comme un contre-pied aux dérives provoquées par l’hypercompétition de la science, la course aux financements et la loi du Publish or Perish. Les chercheurs présentent donc leurs pratiques d’ouverture comme une contribution à une science intègre et éthique : ceux qui publient en Libre Accès le font pour permettre à toutes et à tous d’accéder aux résultats de la recherche scientifique, y compris dans les pays du Sud. Ceux qui décrivent de manière détaillée et exhaustive leur protocole de recherche le font pour en permettre la reproductibilité et donc le partage de leur expertise. Ceux qui participent à des processus d’évaluation ouverte (open peer reviewing), ou acceptent de rendre publics leurs rapports, adhèrent à une vision transparente de la discussion scientifique.
Indifférents ou ignorants des arguments politiques faisant valoir la stimulation et l’accélération de l’économie, les praticiens de la science ouverte sont soucieux d’une science « propre », qui véhicule des valeurs auxquelles ils s’identifient (diversité, accessibilité, reproductibilité, réutilisation). Dans ces cas de figure, les chercheurs ne se disent pas militer pour une science ouverte, mais pour une science intègre et éthique.
La manufacture de la science ouverte
Les disciplines ne sont pas homogènes en termes de pratiques ouvertes. Il existe des disciplines où l’ouverture se pose naturellement, car inscrite dans les structures et normes sociales de la communauté, par exemple la physique des hautes énergies est pionnière dans les pratiques de partage de pré-publications et de données de la recherche. A contrario, des disciplines plus « conservatrices », comme la chimie, qui en raison des enjeux économiques de ses avancées, accueille moins favorablement les invitations d’ouverture. Or, la recherche est aujourd’hui menée dans des collectifs, souvent pluridisciplinaires. L’observation des pratiques dans ces collectifs montre sur quels arguments la discussion – parfois l’âpre négociation – se fait pour intégrer des possibilités d’ouverture. Car les chercheurs disent ne pas décider de monter un projet de « science ouverte », mais faire « de la science » en y incluant de l’ouverture, là où c’est possible, sans compromettre leurs chances de reconnaissance scientifique.
Le projet de recherche est ainsi le creuset, la « manufacture », dans lequel sont mises en œuvre des pratiques d’ouvertures, dont certaines sont rodées (déposer une pré-publication dans une archive ouverte) et d’autres sont plus expérimentales (mettre en place un plan de gestion de données, apprendre à paramétrer un carnet de laboratoire numérique). Quelle que soit leur discipline, les chercheurs acquièrent leurs pratiques d’ouverture toujours en regard d’une expérience, dans l’interaction avec le collectif, et dans la contrainte circonscrite au projet.
Des sciences ouvertes, et non une seule
L’ouverture ne s’avère ni homogène ni pérenne : certains favorisent l’ouverture dans leurs modes de communication scientifique (réseaux sociaux, archives ouvertes ou serveurs de pré-publications) ; d’autres se mobilisent autour des données (enrichissement par des métadonnées, partage sur des archives pour en permettre la réutilisation…), ou bien l’ouverture et de la mise à disposition des codes.
Selon le contexte de recherche, l’étape de leur carrière, le niveau de formation aux outils numériques, les chercheurs se spécialisent aussi dans leurs pratiques d’ouverture, comme ils se spécialisent dans un domaine scientifique. Ils réfutent donc souvent la dénomination estimée trop floue d’« open scientists ».
L’exemple des données de la recherche est le plus illustratif : le chercheur peut opter pour des stratégies différentes pour « ouvrir » ses données selon le financement (ou son absence), l’objet de recherche, le collectif impliqué, l’avancement de sa carrière, le besoin de reconnaissance, le niveau de connaissance et de maîtrise des principes éthiques et techniques de l’ouverture des données. Et plus fondamentalement, selon la conviction du chercheur de la valeur de réutilisation de ses propres données. Autant de paramètres qui entrent en compte dans la constitution de pratiques, qui se révéleront dans la forme et dans le temps.
L’avenir de la science ouverte dépend de la reconnaissance des pratiques d’ouverture dans l’évaluation des carrières
Même si des pratiques ouvertes se développent, le défi du déploiement de la science ouverte à large échelle relève encore du projet pour la plupart des domaines disciplinaires. Nos travaux nous apprennent que le chemin à parcourir ne dépend pas tant de la défense des valeurs de la science ouverte auxquelles les chercheurs adhèrent ou de la maîtrise des infrastructures numériques dans leur travail. Le chemin dépend surtout de la reconnaissance par les politiques d’évaluation de leurs efforts pour l’ouverture même s’il ne donne pas lieu à des résultats.
L’observatoire international des pratiques que nous avons mené a permis de pointer ce nœud gordien de manière particulièrement prégnante chez les jeunes chercheurs. Alors que ces derniers adhèrent et partagent les valeurs de la science ouverte, alors qu’ils montrent une réelle maîtrise des infrastructures numériques associées et qu’ils en voient le potentiel, ils n’envisagent pas d’y souscrire tant que les critères d’évaluation ne changent pas. L’avenir réaliste de la science ouverte dépend donc de l’intégration des pratiques et principes d’openness par les instances d’évaluation officielles et institutionnelles de la recherche.
Cet article fait partie de la série « Les belles histoires de la science ouverte » publiée avec le soutien du ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation. Pour en savoir plus, visitez le site Ouvrirlascience.fr.