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Pourquoi les discours de défaite sont-ils (souvent) de bons discours

Jean-Luc Mélenchon, arrive sur la scène du Cirque D'Hiver à Paris, le 10 avril 2022 après l'annonce des résultats du premier tout de l'élection présidentielle. Emmanuel Dunand/AFP

Avec 58,5 % des suffrages exprimés, Emmanuel Macron a remporté l’élection présidentielle française face à Marine Le Pen. Cette dernière a pris la parole peu après 20 heures pour accepter sa défaite mais aussi pour livrer un discours combatif. Soulignant le score le plus élevé jamais réalisé par son camp politique, elle a annoncé vouloir continuer son engagement politique, notamment lors des prochaines élections législatives. Son discours de défaite a rapidement muté en discours de lancement de campagne, le but avoué étant de faire du « courant national la véritable opposition ».

Avant Marine Le Pen, le discours de Jean-Luc Mélenchon à l’issue du premier tour avait également retenu l’attention. « Faites mieux, merci. » C’est avec émotion que le candidat de la France insoumise avait livré son discours de défaite. Une prise de parole qui s’était fait remarquer pour sa qualité et qui restera (peut-être) dans nos souvenirs politiques.

Pour Mélenchon, cette défaite électorale avait presque le goût d’une victoire politique, celle de disputer la deuxième place à Marine Le Pen (à 421 420 voix près) et d’avoir récolté le plus de votes parmi les candidats de gauche.

Le candidat de l’Union populaire avait alors estimé qu’une « nouvelle page du combat s’ouvre » et lancé à la jeune génération militante le défi de faire mieux pour les prochaines échéances électorales. Celui-ci semblait, à première vue, prêt à signer un adieu politique. Finalement, Jean-Luc Mélenchon a annoncé quelques jours plus tard qu’il visait désormais le poste de Premier ministre lors des élections législatives de juin prochain.

Discours de Jean-Luc Mélenchon le soir des résultats du premier tour de l’élection présidentielle.

Marqueurs et place des émotions dans la science politique

Les récits électoraux relèvent les discours de victoire comme le marqueur du début du mandat du candidat élu, où celui-ci incarne la fonction présidentielle à travers les symboles et le contenu du message, à l’image d’Emmanuel Macron en 2017 au Louvre.

À l’inverse, la défaite électorale constitue un outil d’analyse intéressant des femmes et hommes politiques, mettant en lumière les émotions du candidat confronté à une réelle épreuve.

Alors, pourquoi les discours de défaite forment-ils des évènements politiques ?

Observer la défaite politique par la dimension discursive et émotionnelle permet de comprendre l’exercice rhétorique comme un bilan personnel et un passage de témoin où celui-ci marquera la fin d’une période politique.

L’observation des émotions en politique n’est pas nouvelle puisque dès l’Antiquité, Aristote (à propos de la Rhétorique) ou Platon (dans La République) avaient déjà réfléchi à la nécessité de comprendre l’émotion pour explorer la nature humaine et les capacités politiques des individus.

Les émotions occupent tout un champ en science politique qui se divise en deux grandes catégories d’analyse. La première constitue la vision la plus ancienne de la discipline et explique que l’émotion ancre le comportement et les attitudes. Elle s’intéresse à l’émotion en tant que personnalité et les chercheurs concentrent leurs travaux sur les leaders politiques.

La seconde catégorie d’analyse explore une autre compréhension de la réponse émotionnelle. Plutôt que de croire que les émotions proviennent des perceptions cognitives, elles pourraient s’expliquer par un processus mental distinct et indépendant. Cette analyse veut que la perception cognitive découle séparément des voies neuronales émotionnelles exécutant l’évaluation. En outre, elle cherche à expliquer pourquoi les individus réagissent aux circonstances contemporaines immédiates qui les entourent.

C’est avec cette deuxième approche que l’on peut comprendre pourquoi les discours politiques peuvent susciter des émotions dans leurs auditoires. En effet, une réaction contemporaine à une situation politique offre un aperçu de la façon dont les individus comprennent leur situation. Par exemple, les politologues américains Joanne Miller et Jon Krosnick fournissent la preuve qu’un sentiment de menace suscité par l’anticipation de mesures politiques auxquelles on s’oppose peut motiver l’action tel que l’engagement militant ou le don. Cette approche s’inscrit dans une longue tradition en psychologie selon laquelle l’affect est intimement lié à la mémoire, permettant de se rappeler des expériences passées en fonction de leur valence émotionnelle et de leur importance stratégique.

La fonction du discours politique

Le discours politique se produit sur une « scène politique », c’est-à-dire dans l’espace public où l’expression a une dimension persuasive. Le linguiste Patrick Charaudeau explique que cette scène « se caractérise par un dispositif qui est mis au service d’un enjeu de pouvoir » où réside la tension entre une instance politique (le candidat) qui a vocation à « agir sur l’autre », c’est-à-dire, sur l’instance citoyenne (l’électorat).

Pour y parvenir, le discours politique doit produire un effet émotionnel sur son auditoire. Là encore, il y a deux catégories d’analyse en science politique : les études portant sur l’analyse de l’effet des messages émotionnels sur les électeurs (l’interférence du discours dans les décisions des électeurs) ; et les études d’observation de la « persuasion émotionnelle » par les candidats (le discours comme structure discursive).

Ajoutons enfin la dimension collective du discours politique, renforcée en période électorale. Le discours occupe une fonction de représentation et affirme l’appartenance partisane. Dans un rapport double, il faut voir le candidat comme le porte-parole d’une doctrine et porteur d’une vision.

Le discours de défaite comme rite de passage

Mais alors, pourquoi les discours de défaite peuvent sembler être de bons discours ? La réponse se trouve peut-être dans le processus du rite de passage et précisément du rite de sortie.

Il y a d’abord le contexte. Les candidats arrivent en bout de course, après une épreuve intense. Mener une campagne présidentielle est un exercice coûteux physiquement, humainement et matériellement. Les candidats sont soumis à de nombreuses sollicitations (interview, débats, réunions publiques) menant au stress et à la fatigue. Parallèlement, ils sont appelés à réduire la manifestation de ses émotions (au risque de se faire discréditer par leurs adversaires). Désormais battus, les candidats incarnaient jusqu’ici un projet collectif (le parti, le programme) assument désormais individuellement l’échec électoral (tel Lionel Jospin en 2002 ou Nicolas Sarkozy en 2012).

Discours de Lionel Jospin après sa non-qualification au second tour de l’élection présidentielle de 2002.

Il y a ensuite la qualité rhétorique et le registre de langue. Le sociologue Michel Cattla a analysé les discours de défaite des candidats et montre une récurrence de mots de bienveillance, de remerciement ou encore porteur d’espoir envers les sympathisants. Ces candidats déchus s’adressent avec un « certain parler-vrai […] sans détour ni langue de bois [et] des émotions mises à nu ». Désormais, les candidats s’adressent non plus à l’ensemble de l’électorat mais à ses électeurs, de manière plus personnelle et naturelle.

Enfin, le discours de défaite constitue un marqueur émotionnel unique pour l’histoire politique. Il s’inscrit dans un rituel politique composé de symboles (le seul en scène, le parterre de militants, les longs applaudissements) chargé émotionnellement. Les candidats font le bilan de leur campagne et d’une projection personnelle et politique. Ils peuvent annoncer le point de départ d’une campagne à venir (comme Marine Le Pen en 2017) ou être un instrument de mobilisation en suscitant l’espoir d’un avenir meilleur et du maintien du combat militant. En résumé, il n’y a pas de format particulier, « ces discours sont uniques » pour M. Cattla.

Lorsque le discours de défaite s’accompagne d’un retrait de la vie politique (comme Lionel Jospin), l’effet de deuil accentue la charge émotionnelle. Le candidat disparaît de notre vie politique, alors qu’il occupait l’espace médiatique, encore plus en temps de campagne. « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé » (Lamartine).


L’auteur effectue sa thèse sous la direction de Jean-François Godbout.

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