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Donald Trump participe à une cérémonie commémorant la construction du 200e mile du mur édifié à la frontière entre les États-Unis et le Mexique à San Luis, Arizona, le 23 juin 2020. Saul Loeb/AFP

Pourquoi les États s’emmurent de plus en plus

Dans « Pourquoi s’emmurer ? », qui vient de paraître aux éditions Stock, Damien Simonneau, maître de conférences en science politique à l’Inalco et chercheur à l’Institut Convergences Migrations du Collège de France, poursuit une réflexion entamée il y a déjà plusieurs années sur l’édification par les États de murs plus ou moins sophistiqués à leurs frontières, sur des territoires contestés ou à l’intérieur même de leur territoire. Ce phénomène, en croissance constante sur tous les continents, ne se réduit pas à la dimension uniquement physique du mur, obstacle contre des menaces extérieures. Il est le fruit de choix politiques, propres à ceux qui souhaitent s’emmurer et témoigne de la difficulté à articuler contrôle et circulation aujourd’hui. Nous vous proposons ici un extrait de l’ouvrage.


Nous vivons dans un monde emmuré où le blindage des frontières est la norme plus que l’exception. Ces deux dernières décennies, de nombreux États ont décidé de militariser leurs frontières au moyen de ce que la langue française nomme communément un « mur ». Toutefois, ce terme est trompeur. Derrière cette dénomination courante, on trouve des formes distinctes, désignées de manière différente selon les langues et les pays : « mur », « barrière »,

« clôture », « infrastructure », « interface », etc. Dans chacun des cas, la dénomination est controversée, à commencer par le terrain israélo‑palestinien, emblématique des murs du XXIe siècle. Pour les Palestiniens, le « jidar al-fasl al-unsuri », ou « mur de ségrégation » en arabe, est un outil supplémentaire d’occupation militaire israélienne qui les oblige à passer quotidiennement par des checkpoints. Pour les Israéliens, la « gader ha bitakhon », ou « barrière de sécurité » en hébreu, offre une image rassurante de leur capacité à tenir à distance une population palestinienne considérée comme dangereuse.

Le mur existe donc à la fois dans les têtes, par les représentations qu’on s’en fait, et sur le terrain, de manière tangible et brutale. Les géographes savent les comptabiliser, les cartographier et les catégoriser en fonction de leur coût, de leur degré de sophistication technologique mais aussi des finalités professées dans les discours officiels : ici délimiter une zone de cessez-le-feu entre deux armées (Corées, Chypre, Sahara occidental, Géorgie, Cachemire), là empêcher l’intrusion de potentiels combattants (Turquie, Israël, Inde, Arabie saoudite, Pakistan), ou lutter contre l’immigration dite « clandestine » (Pologne, Hongrie, Espagne, France, Grèce, Inde) et la contrebande d’armes ou de drogue (États‑Unis, Chine/Birmanie).

Certains murs sont situés en zone de guerre, sur des territoires contestés, d’autres entre deux États en paix. Certains se limitent à des grillages barbelés (Botswana) ou des blocs de béton (Jérusalem/Bethléem), d’autres à des déploiements de technologies « virtuelles » (Union européenne) ou d’importantes patrouilles maritimes (Australie).

Ces dernières années furent prolifiques pour les murs : la Pologne équipe sa frontière avec la Biélorussie et avec l’enclave russe de Kaliningrad, le mur israélien célèbre ses vingt ans et s’agrandit au large de Gaza en décembre 2021, avant d’être ébréché par les bulldozers du Hamas le 7 octobre 2023, le Texas tente de combler les trous du « mur de Trump » avec des fils barbelés flottants sur le Rio Grande notamment, la Turquie renforce sa frontière iranienne, la Grèce double son mur à sa frontière turque et prévoit un « mur automatisé » avec la Macédoine du Nord et l’Albanie, l’Inde de Modi annonce vouloir murer sa frontière avec la Birmanie, et l’Iran celle avec l’Afghanistan… En tout, la géographe Élisabeth Vallet dénombrait 74 murs en 2022, contre une douzaine au sortir de la guerre froide et cinq après la Seconde Guerre mondiale.

Mais se focaliser sur l’aspect palpable, immédiatement visible des murs peut faire oublier qu’ils s’inscrivent dans des dispositifs de sécurité complexes comprenant également des postes de contrôle, des technologies diverses, des prisons et des centres d’enfermement, des pratiques de contrôle, des lois, procédures et règlements régissant l’accès à un territoire mais aussi des discours et des représentations politiques le justifiant. À ce titre, il y a donc lieu de parler avec Évelyne Ritaine de « politique du Mur ».

À la fois infrastructures, règlements et pratiques, les murs contemporains ont pour dénominateur commun leur fonction d’obstacle et de contrôle des mobilités humaines vers un territoire, légitimée par un discours politique de séparation. Presque partout ils sont issus de décisions unilatérales et révèlent les tensions de notre monde, dans toutes leurs asymétries.

Mécaniquement, la politique du mur réduit les frontières à un obstacle. Mais cette vision est trop simplificatrice et ne suffit pas à comprendre leur fonctionnement. Le phénomène des murs permet d’interroger à nouveaux frais les formes et fonctions des frontières dans notre monde globalisé. Lorsqu’on pense à une frontière, une image courante vient aussitôt à l’esprit : une mappemonde, divisée en des ensembles contigus de couleurs différentes et accrochées dans une salle de classe ou dans une chambre d’enfant. Une définition sommaire dérive de cette image : la frontière serait la ligne géographique stable, organisant le monde structuré autour d’entités politiques égales et souveraines, les États. La frontière délimite un État tout en le reliant à un autre.

L’État comme autorité politique dominante est issu de la modernité européenne du xVIIe siècle. Il s’est par la suite diffusé à travers le monde à la faveur de la colonisation européenne. C’est majoritairement dans ce cadre que s’effectua la décolonisation après 1945 en Asie et en Afrique notamment. Les États nouvellement indépendants conservèrent les frontières héritées. L’Organisation de l’unité africaine s’engagea même en 1964 à respecter le principe d’intangibilité de ces frontières pour régler, le plus pacifiquement possible, les contestations territoriales.

Les frontières ne sont pourtant pas que des « lignes dans le sable », comme on a pu le dire au moment du traçage des frontières moyen-orientales et africaines. La frontière a autant comme rôle la délimitation territoriale entre États qu’entre groupes humains. Elle correspond à un processus social et politique complexe caractérisé par une dimension spatiale certes, mais aussi symbolique. Pour reprendre les termes du sociologue Georg Simmel, la frontière est « un fait sociologique qui prend une forme spatiale ». Elle se retrouve partout, jusque dans les corps et dans les expériences quotidiennes et individuelles sur l’identité collective, l’appartenance aux communautés politiques, dans les rapports de classe, de race et de genre. L’entretien de frontières physiques comme sociales est au cœur des débats sur les formes de ségrégation urbaine, de gentrification ou encore de lutte contre les inégalités économiques.

Selon cette définition à la fois matérielle et symbolique des frontières, ce qui importe dans une politique frontalière n’est pas tant où est tracée la ligne ni même qui sont les entités qu’elle sépare, mais sa construction, son renforcement, son entretien, son déplacement ou son effacement. Dès lors, la frontière doit être comprise comme une dynamique. Les frontières ne font pas que se fermer : elles se ferment et s’ouvrent en même temps. Cela vaut également pour les murs contemporains. Depuis la fin de la guerre froide, le développement économique et technologique et les échanges commerciaux ont réduit les distances et augmenté les communications et interdépendances d’une société à une autre. Certains évoquaient même dans les années 1990 l’idée d’un « monde sans frontières » qui se caractériserait d’abord par des « flux » humains, marchands, financiers et de communication et non par des relations entre États.

En effet, certaines régions comme l’Union européenne ou l’Amérique du Nord ont opté pour des formes d’intégration économique poussée, tendant à effacer les frontières étatiques ou provoquant des débats sur leur degré d’ouverture et de fermeture. Parallèlement, des États ont décidé de renforcer leur frontière en y érigeant des murs. Selon la philosophe Wendy Brown, les murs réactiveraient la symbolique de la souveraineté étatique dans un monde caractérisé par le fait transnational. De sorte que, si les frontières militarisées permettent de réaffirmer l’idée d’une communauté politique exclusive, elles révèlent aussi en creux l’affaiblissement des États sur la scène internationale et leur difficulté à réguler la mondialisation.

Autrement dit, en investissant massivement dans le marquage des frontières et la militarisation, les États cherchent à montrer leur pertinence dans le monde globalisé. Mais il ne faut pas y voir qu’un paradoxe : les murs peuvent surgir dans des zones intégrées économiquement. Le cas de la frontière entre les États-Unis et le Mexique est à ce titre caractéristique. Les États-Unis la militarisent depuis la fin des années 1980 au nom de la lutte contre la drogue, l’immigration non autorisée puis le terrorisme. Parallèlement, ils signent avec le Mexique et le Canada des accords de libre-échange – l’ALENA, en 1994 – dans l’espoir d’intensifier les investissements et échanges financiers et commerciaux. Murer la frontière permet d’agir sur un registre symbolique à destination des communautés politiques emmurées tout autant que sur un registre matériel en organisant le tri des flux de la mondialisation.

Il est donc difficile de répondre simplement à la question « Pourquoi les États s’emmurent-ils ? » Certes, la politique du mur correspond à une action de défense, de sécurité, c’est-à-dire à un acte de souveraineté d’un État sur son territoire. Néanmoins ces politiques de sécurité nationale entrent en compétition avec les flux économiques et commerciaux, les cultures partagées des deux côtés d’une frontière, les relations politiques locales et les mesures de sécurité mises en œuvre par d’autres niveaux de gouvernement. La fabrique de ces politiques est le fruit de controverses et de rapports de forces sur la manière de filtrer les circulations transfrontalières, qu’il s’agisse d’êtres humains (touristes, migrants, combattants), de marchandises (licites et illicites), de données numériques et d’informations, de capitaux, voire de virus et de maladies. Deux exemples.

Cet extrait est tiré de « Pourquoi s’emmurer ? » de Damien Simonneau. Éditions Stock

Lorsqu’en mars 2019, face à une augmentation de l’arrivée de migrants ou de demandeurs d’asile à la frontière mexicaine, Donald Trump menace de fermer la frontière, les acteurs commerciaux tant locaux (dans la région frontalière d’El Paso au Texas) que nationaux (la Chambre du commerce des États-Unis) se mobilisent publiquement pour contester cette décision, attentatoire à leurs intérêts. Ils parviennent à faire reculer le Président.

Le même enjeu a été au cœur des débats pendant la pandémie de Covid-19 en 2020 : quel type de contrôle des mobilités choisir pour enrayer la pandémie, à quelle échelle territoriale ? Si le réflexe majoritaire a été d’imposer des restrictions de mobilité aux frontières nationales, cette solution n’était pas préconisée par l’Organisation mondiale de la santé. Cette dernière insistait plutôt sur la mise en place de systèmes de dépistage, de suivi et d’isolement des personnes infectées ainsi que le respect de gestes individuels de protection afin de proportionner les restrictions avec le maintien d’une activité commerciale essentielle pour les économies confinées. Les politiques du mur doivent donc être définies comme un ensemble de « solutions » légales et techniques qui visent surtout à trier les humains et les marchandises.

Ce filtre s’effectue de plus en plus via des technologies de pointe qui sont déployées en une multitude de lieux de contrôle, parfois loin de la ligne frontière ou par un agent administratif derrière son ordinateur. La détermination de ce filtre est aussi le reflet des luttes entre experts policiers et militaires, fonctionnaires et professionnels de la politique pour imposer leurs pratiques de sécurité et leurs visions du monde.


Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 26 et 27 septembre 2024 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du Forum mondial Normandie pour la Paix.

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