Un projet de recherche vise à interroger les migrations humaines et le peuplement de l’Europe : pourquoi les premiers hominines ont-ils occupé l’Europe occidentale plus d’un million d’années après d’autres parties de l’Eurasie ?
Les données récentes montrent que l’Europe de l’Ouest a été peuplée par des groupes humains beaucoup plus tardivement que le reste de l’Eurasie. Des sites en Chine attestent de la présence humaine à plus de 2 millions d’années alors qu’en Europe les âges sont d’environ un million d’années.
Quelles sont les raisons de ce décalage chronologique ? Est-ce dû à un isolement de cette extrémité du continent pour des raisons climatiques ou une difficulté à y accéder, ou bien son occupation a-t-elle demandé des comportements et des stratégies particulières pour s’adapter à ces milieux tempérés ? Je coordonne un projet de recherche qui vise à comprendre ce peuplement tardif.
Que savons-nous des premiers Européens ?
Les restes fossiles sont très rares et les traces de la présence humaine sont les outillages en pierre et de rares traces de traitement des restes de carcasses de grands herbivores avec des stries de découpe ou des fracturations volontaires des os. Les hominines concernés ont été dénommés Homo antecessor et Homo heidelbergensis, regroupant peut-être des groupes humains variés, bien avant Neandertal. Des fossiles d’Homo antecessor ont été datés entre 1,2 et 0,8 million d’années en Espagne. Des restes d’Homo heidelbergensis sont datés à 700-600 000 ans alors que les plus anciens ancêtres de Neandertal sont datés d’environ 450 000 ans.
La présence humaine est localisée surtout dans le sud de l’Europe, sur le pourtour méditerranéen, là où les conditions climatiques sont les plus favorables. Les hominines n’occupent le Nord-Ouest (par exemple le nord de la France ou le sud de la Grande-Bretagne) que lorsque le climat est plus tempéré et disparaissent lorsque le froid s’installe. Entre ces deux biomes sud et nord, par exemple au centre de la France, les groupes humains semblent séjourner un peu plus longtemps qu’au Nord-Ouest, mais quittent la région durant les périodes glaciaires.
Avant 700 000 ans, les outillages sont composés d’outils sur blocs/galets et de petits éclats et nucléus (bloc où sont extraits des éclats) sur des roches locales et variées. Ils ressemblent aux plus vieux outils fabriqués en Afrique de l’Est qui sont datés de plus de 2,6 millions d’années.
Les hominines s’installent en bordure de lacs ou de points d’eau, avec de la matière première abondante et des carcasses d’herbivores morts naturellement ou tués par les grands carnivores, carcasses qu’ils peuvent charogner. La chasse organisée sur de grands herbivores est attestée clairement plutôt vers 450 000 ans en Europe, ce qui ne signifie pas un accès rapide aux carcasses face aux carnivores et une chasse de petits animaux.
À partir de 900 000 ans et surtout 700 000 ans, de nouveaux outillages apparaissent comme le biface et une hypothèse est l’arrivée de nouveaux groupes humains regroupés sous le terme d’Homo heidelbergensis. Avec des stratégies techniques plus élaborées, ils semblent conquérir plus de territoires, mais paraissent encore très impactés par les conditions climatiques. Avant 450 000 ans, rappelons que le feu n’est pas maîtrisé. Du reste, la grande glaciation datée d’environ 500 000 ans est une rupture dans les comportements et les nombreuses innovations qui apparaissent à partir de cette date conduisent au monde néandertalien. Notre projet LATEUROPE s’arrête avant ce seuil comportemental. Les groupes humains devaient être certainement très rares, dispersés, et il est probable que des régions entières ont été régulièrement dépeuplées et repeuplées au cours du temps.
Notre projet de recherche vise à interroger les migrations humaines et le peuplement de l’Europe : pourquoi les premiers hominines ont-ils occupé l’Europe occidentale plus tardivement que d’autres parties de l’Eurasie ? Les premiers homininés ont conquis l’Eurasie, bien avant les Hommes modernes, mais ont laissé l’Europe de l’Ouest vide pendant près d’un million d’années. Pourtant, ces hominines ont surmonté des conditions climatiques et géographiques variables et similaires en Eurasie.
Connaître l’environnement pour identifier les routes de migration
Pour enrichir la connaissance sur les contextes climatiques et dans quel cadre les hominines sont capables de s’installer et d’occuper l’Europe, des études palynologiques (étude des pollens conservés dans les sédiments) détaillées sur des carottes marines identifient la végétation depuis un million d’années et permettent de la corréler avec les sites préhistoriques.
Les informations sur les conditions environnementales sont couplées à celles des abords des occupations humaines à des analyses isotopiques sur dents d’animaux et tous les proxies environnementaux disponibles, comme les mollusques, la micro- et macro-faune ou la géologie. Plusieurs sites méridionaux sont identifiés pour les isotopes avec sélection d’espèces.
Ces données climatiques et environnementales ont comme objectifs également d’identifier si des routes et des corridors de circulation ont été fermés ou disponibles permettant ou refusant l’accès de l’Europe. Car quand on examine le paléopaysage et la paléotopographie, il semble plus facile de suivre des corridors de circulation vers l’Asie à partir du couloir levantin (actuellement Israël, Jordanie et Liban) et l’Europe serait alors restée à l’écart de cette diffusion. Le site de Dmanissi en Géorgie au pied du Caucase est daté à 1,8 million d’années et indique que les hominines sont aux portes de l’Europe, mais n’y entrent pas.
Des sites majeurs ont été sélectionnés pour représenter à plus petite échelle chacune des zones climatiques en Europe (biomes). Dans le Nord-Ouest, des travaux de terrain sont en cours dans la vallée de la Somme sur les hautes terrasses datée de 900 000 ans et 670 000 ans (Abbeville et Amiens). Dans le centre de la France, des sites le long des berges des affluents de la Loire permettent de décrire les conditions de vie et les comportements entre un million d’années et 700 000 ans, dans une zone intermédiaire climatiquement. Enfin, le sud est représenté par des sites du sud de l’Italie, dont le site de Notarchirico avec plus de 10 phases d’occupation au bord d’un lac, couvrant deux interglaciaires et un glaciaire, entre 700 000 et 600 000 ans. Les nouvelles fouilles ont repoussé dans le temps l’arrivée des bifaces à 680 000 ans.
Les outillages livrés par les occupations humaines des trois grands biomes datés entre plus d’un million d’années et 500 000 ans, couvrant la Grande-Bretagne, la France, l’Espagne et l’Italie, sont re-examinés en termes de comportements techniques et d’outillages, appliquant une même analyse et testant de la cladistique (lien phylogénique entre les outillages par la comparaison de leurs caractéristiques) pour identifier des appariements entre séries d’artefacts et les modifications éventuelles au cours du temps.
L’objectif est de caractériser sans attribution préalable le niveau cognitif des hominines, le degré d’expertise par des expérimentations et les trajectoires locales, de même que les stratégies de subsistance. La dispersion de petits groupes s’adaptant aux conditions locales ne peut gommer le niveau de compétences techniques général et les points communs ou particularités par rapport au reste de l’Eurasie, le Levant et même l’Afrique. Car peu de données existent en définitive sur l’origine de ces groupes : en provenance du Levant, traversant l’Anatolie et suivant les côtes méditerranéennes, de l’Asie suivant des couloirs de circulation latitudinaux, directement d’Afrique du Nord par Gibraltar ?
Ainsi une comparaison détaillée est en cours par exemple entre les plus anciens sites avec bifaces (Acheuléens) reliés à Homo heidelbergensis entre 900 000 et 700 000 ans pour discuter s’il y a eu une évolution locale enracinée dans des populations antérieures ou si une diffusion de nouvelles traditions a eu lieu et pourquoi. Une mission au Kenya sur le matériel d’Isenya daté d’un million d’années a eu également comme objectif de comparer le niveau cognitif des premiers Européens à celui de l’Afrique de l’Est berceau du premier « Out of Africa » à la même période.
Enfin, une grosse part du projet concerne la modélisation qui va couvrir les cinq années du projet impliquant toute l’équipe. Les archives archéologiques de la période (entre plus d’un million d’années à 500 000 ans) sont relativement peu nombreuses et ont une résolution chronologique souvent faible. Il est donc difficile de comprendre l’écologie complexe des hominines et les processus de diffusion et colonisation.
La première étape a été la compilation d’une vaste base de données, mais aussi les reconstitutions paléoenvironnementales disponibles de l’Eurasie à travers le temps. Des scénarios auront comme objectif de comprendre les différentes sphères d’interactions entre les hominines et l’environnement à différentes échelles temporelles et spatiales. Au final, le modèle va intégrer l’impact des barrières environnementales et géographiques, l’émergence de nouveaux comportements en Europe occidentale et leur influence dans le processus d’occupation. Le modèle sera validé en comparant la vitesse et la direction de l’avancée du peuplement avec les dates d’occupation dans les différentes régions d’Eurasie. Grâce à cette approche, nous espérons surmonter les limites posées par les archives archéologiques et contribuer à valider l’hypothèse envisagée par le projet LATEUROPE.