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Pour vendre le vrai luxe, faut-il encore l’appeler luxe ?

Vitrine d'une boutique Dior à Kuala Lumpur, en Malaisie. Ismail Sadiron / Shutterstock

Ce n’est pas un hasard si les « gilets jaunes » se réunirent aux Champs-Élysées, l’avenue où s’affichent les icônes du luxe mondialisé. Aujourd’hui, le luxe est à la fois un marché et désormais un phénomène social majeur de nos sociétés. A ce titre, ses acteurs doivent prendre conscience que son sens a pu leur échapper et acquérir une acception sociale négative. C’est pourquoi la question se pose de l’usage du mot luxe par les acteurs qui en sont leaders. Il semble significatif que ces leaders, soit n’utilisent pas ce mot, soit préfèrent mettre en avant ses fondamentaux plutôt que le mot lui-même.

Les acteurs majeurs d’un secteur doivent en garantir la pérennité. Ceci requiert en priorité d’en assurer l’acceptabilité sociale, précisément à un moment où, partout dans le monde, émergent des mouvements et signaux forts de contestation de l’inégalité, dont les produits et marques de luxe ne sont certes pas la cause mais la manifestation ostensible d’un écart de plus en plus mal vécu.

En Chine même, bientôt le premier marché du luxe, le président Xi Jinping a mis les marques et leurs clients en observation, dans un souci de préserver l’harmonie sociale, un concept très important dans la culture chinoise. D’une façon générale, la demande émergente mondiale de plus de développement durable ne se limite pas aux seuls aspects écologiques mais englobe cette nécessaire harmonie sociale.

Dans ce contexte, le mot « luxe » non seulement ne sert plus les intérêts commerciaux par absence de différenciation, mais il porte en lui des signifiés de moins en moins socialement acceptables. La seule façon de continuer à créer des produits et expérience de luxe serait-il de ne plus le nommer ?

Fragmentation du luxe

Si le luxe connaît un succès mondial indéniable avec un chiffre d’affaires estimé à plus de 1 170 milliards par Bain & Company en 2018, il est également confronté à une crise existentielle : le terme « luxe » est aujourd’hui plombé par la quantité de marques et entreprises dans le monde qui veulent se mettre sous son ombrelle flatteuse et vendeuse auprès des clients, sans en faire réellement. Autrement dit, le terme a été galvaudé, le concept dilué par des marques se contentant d’être chères mais qui pour autant n’offrent pas une qualité exceptionnelle ni des savoir-faire uniques et encore moins de rareté si ce n’est artificielle. Pour se différencier et capter l’air du temps fugace, ces marques ont fragmenté le luxe : ainsi, les termes fantasques de luxe « accessible », luxe « moderne » luxe « jet set » ou « casual luxury » fleurissent sur les sites Internet de multiples marques s’autoqualifiant de luxe.

La marque Abercrombie & Fitch communique autour du concept de « casual luxury ». Kazuh/Flickr, CC BY

Ironiquement, le succès du luxe en a fait un mot aspirateur, attirant dans son sillage toutes sortes d’acteurs fascinés par la croissance et les marges du secteur, mais sans intention d’en respecter les prérequis. Il est vrai aussi que les multiples d’EBITDA (bénéfice avant intérêts, impôts et amortissements) de la valorisation financière des marques du secteur les y incite également.

Le mot luxe est-il devenu indésirable ?

Plus grave, les signifiés auxquels renvoie ce mot luxe ne font plus rêver ! À l’heure des réseaux sociaux et des selfies, il n’est pas surprenant d’observer que la facette visible voire clinquante du luxe a, malheureusement pour le secteur, été surexposée par des clients peu scrupuleux des valeurs originelles de ses acteurs et moins intéressés par la qualité que par le marqueur social projeté par une telle consommation.

Le luxe selon les utilisateurs du réseau social Instagram. Capture d’écran

Mais il ne faut pas le leur reprocher. La poule aux œufs d’or du secteur du luxe sont ces nouveaux riches principalement issus des pays émergents, jeunes, ambitieux et désireux de s’asseoir eux aussi à la table du banquet mondialisé. Grâce à leur pouvoir d’achat et leur désir d’acquérir respectabilité et statut ces nouveaux venus ont fait et assureront la croissance soutenue du secteur et de ses marques.

La corruption a également écorné l’image du luxe associé à l’enrichissement suspect de clients fiers de leur succès et monnayant leur pouvoir. C’est pourquoi, en Chine, le mot jusqu’alors utilisé pour désigner le luxe (She Shi) est abandonné par les marques et leurs clients eux-mêmes, au profit d’un retour à la signification de produit d’exception.

Retour à l’essentiel

Pas étonnant que, dans ce contexte, les vrais acteurs du luxe prennent leurs distances avec ce qualifiant dont la signification est devenue bien loin de ses valeurs essentielles. Le dilemme est de sortir du lot dans un secteur qui attire constamment de nouveaux concurrents qui diluent le concept pour y entrer. La solution est de renvoyer à un signifié maîtrisé et accepté dans la société actuelle. Il s’agit de recréer l’écart avec les concurrents du vrai luxe. Pour assurer l’acceptabilité sociale du luxe, on réactualise ses signifiants essentiels et différenciateurs : des savoir-faire maîtrisés, un héritage préservé, et un ancrage dans la modernité, car le client désormais est un millenial qu’il faut former.

Mais ce n’est pas parce que le terme luxe n’est plus acceptable qu’exhiber sa différence sociale est totalement bannie. Le luxe est Janus : sa source de valeur est duale, luxe pour soi et luxe pour les autres autour de soi. Le dilemme est donc bien là : le luxe reste un euphorisant de la société actuelle, son impudique exhibition est bel et bien présente mais le snobisme doit se faire plus subtil.

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