Quel premier ministre pour la France ? Mardi 3 septembre encore, la question demeurait en suspens. La dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin dernier reposait pour bonne part sur l’hypothèse de l’incapacité des gauches à s’unir, après une campagne pour les élections européennes où elles avaient rivalisé d’invectives réciproques. Alors qu’elles y sont finalement parvenues au sein du Nouveau Front populaire (NFP), la « grande coalition » qu’espère le camp présidentiel après sa défaite aux élections législatives se fonde sur la même hypothèse.
La perspective de la nomination d’un premier ministre venu d’une formation de gauche – mais détachée, sinon hostile, au NFP – a progressivement gagné en crédibilité, sans pour autant assurer une issue à la crise politique en cours. Si elle se concrétise, c’est l’unité du Nouveau Front populaire (NFP) qui sera en question, particulièrement en fonction de sa composante socialiste.
Brouillant les frontières entre les statuts de chef d’État et de chef de parti, Emmanuel Macron a largement usé des outils institutionnels pour mener un combat partisan.
Contre la nomination de la candidate du NFP, Lucie Castet, le détachement d’une partie du bloc de gauche acceptant de soutenir un gouvernement « républicain », comptant des personnalités de gauche, de droite et du centre, peut ainsi lui offrir la perspective d’une issue.
L’unité socialiste en question
Cette stratégie peut espérer s’appuyer sur les divisions qui secouent le PS depuis plusieurs années. D’un côté, les partisans du premier secrétaire, Olivier Faure, qui ont remporté de peu (51,09 %) le congrès de Marseille en 2023. De l’autre, une opposition conduite par Nicolas Mayer-Rossignol et Hélène Geoffroy. L’essentiel de leurs divisions, exprimées au congrès de Marseille, a été précipité par l’alliance avec La France insoumise (LFI) au sein de la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (Nupes).
Actée par les premiers pour sauver le groupe des députés socialistes à l’Assemblée nationale en juin 2022, l’alliance a été brocardée par les seconds, manifestant la crainte d’un effacement du PS et d’une inféodation à Jean-Luc Mélenchon. Si la perspective d’un succès du RN lors des élections législatives de juin 2024 a momentanément suspendu les débats, les divisions socialistes ont rejailli dès les lendemains de l’élection, alors que le nom du potentiel premier ministre était en jeu.
Les hypothèses d’une nomination de Bernard Cazeneuve ou de Karim Bouamrane à Matignon, formulées durant l’été, ont été une nouvelle fois l’occasion d’en faire la démonstration. Les courants minoritaires du PS s’en réjouissaient, quand plusieurs des visages du NFP évoquaient déjà l’hypothèse d’une censure.
La perspective de la tenue d’un congrès socialiste en 2025 ne peut qu’attiser ces divergences, qui s’entremêlent avec les enjeux de gestion du parti. À ce titre, l’unité du PS risque d’entrer en conflit avec celle du NFP, plaçant la direction du parti face à un débat où sa propre survie se joue.
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L’hypothèse Cazeneuve
La « grande coalition » attendue par le camp présidentiel suppose de rassembler le centre et de convaincre la droite, mais également de grappiller des soutiens à gauche. L’hypothèse de la nomination d’un profil comme celui de Bernard Cazeneuve offrait ainsi plusieurs avantages au camp présidentiel.
D’abord, l’ancien premier ministre s’est construit une image d’homme politique responsable, garant de l’intérêt national et respectueux des institutions. Il l’a particulièrement fait en opposant la « gauche de gouvernement », modérée, respectueuse des institutions et consciente des grands équilibres budgétaires, à une « gauche radicalisée », associée à « l’absence d’esprit de responsabilité » ou aux « postures théâtrales des oppositions radicalisées ». La revendication du terme de « social-démocratie » s’inscrit lui-même dans ce schéma, signifiant moins un projet politique précis qu’une capacité à gérer efficacement et sérieusement les affaires du pays.
En cela, le profil de Bernard Cazeneuve s’accorde bien à la recherche macroniste d’un hypothétique gouvernement « républicain », alliant des responsables politiques de gauche et de droite. Cette perspective autorise ainsi Emmanuel Macron à rééditer le narratif apartisan qui a accompagné la construction politique du macronisme, plutôt qu’à reconnaître la cohabitation que lui impose pourtant sa défaite aux dernières élections.
D’une gauche qui ne l’est plus
Plusieurs des profils consultés ces derniers jours, à l’instar Bernard Cazeneuve, sont à la fois « issu de la gauche » et en rupture avec l’essentiel de celle-ci.
Tout en se situant eux-mêmes à gauche, il s’agit d’acteurs critiques des accords électoraux passés et de la subordination supposée du PS à LFI. Plusieurs des minoritaires du PS, comme l’ancien Premier secrétaire du PS Jean-Christophe Cambadélis, ou Anne Hidalgo, ont par exemple pu justifier ainsi leur soutien à Bernard Cazeneuve.
Pour l’heure, les opposants d’Olivier Faure ne disposent que de ressources relativement faibles au plan national, surtout à l’Assemblée. Fin août, un texte réunissant les deux courants d’opposition demandait la tenue d’un Bureau national pour discuter des perspectives stratégiques.
Parmi les signataires de ce texte, figuraient, outre des sénateurs, des socialistes bien connus, comme le député européenne François Kalon ou le maire de Montpellier Mickaël Delafosse. Cependant, aucun n’est élu à l’Assemblée nationale. Parmi les députés, qui sont nombreux à devoir leur élection à la conclusion des accords la Nupes puis du NFP, peu ont laissé entendre qu’ils soutiendraient un gouvernement dirigé par une personnalité de gauche non désignée par le NFP. Pour autant, le groupe socialiste à l’Assemblée paraît bien menacé d’implosion, dans le cas où pareille hypothèse se concrétiserait. Sommée de se situer, en le soutenant ou en le censurant, la direction socialiste risquerait alors, selon, de s’aliéner certains des partenaires du NFP ou de se scinder en deux.
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Le retour des deux gauches ?
Les soutiens à l’hypothèse d’une personnalité de gauche distance du NFP se trouvent particulièrement parmi ceux qui, dès 2017, ont fait l’hypothèse d’après laquelle le macronisme ne serait que passager et n’emporterait pas durablement la logique bipartisane qui prévalait jusqu’ici en distribuant alternativement le pouvoir entre la droite et la gauche. Partant, il leur importait de pouvoir apparaître comme une « gauche de gouvernement », prête à gouverner lorsque s’amorcerait le mouvement de balancier. En voyant arriver à Matignon un profil comme celui de Bernard Cazeneuve, ils auraient ainsi des raisons d’espérer ravir aux macronistes la place qu’ils avaient été contraints de leur concéder en 2017.
S’il a jusqu’à présent « joué le jeu » du NFP, François Hollande compte parmi ceux-ci. Alors que son retour sur la scène politique n’était qu’en germe, l’ancien président est apparu aux côtés de Bernard Cazeneuve, son ancien Premier ministre, lorsque celui-ci lançait en 2023 son mouvement politique, La Convention.
Les opposants d’Olivier Faure au PS apprécient également cette option. Il s’agit à d’une part d’acteurs ayant des positions locales, comme la présidente de la région Occitanie, Carole Delga, ou le maire de Montpellier, Michaël Delafosse, craignant d’être rendus comptables d’une stratégie nationale dont ils n’ont pas décidé. D’autre part, apparaissent des acteurs soulignant l’impasse stratégique d’une union avec LFI dans la quête d’une position majoritaire du PS au plan national, à l’instar de David Assouline ou Jean-Christophe Cambadélis.
Exploiter les divisions de la gauche
Ainsi, les divisions à gauche, que souligne l’hypothèse Cazeneuve et qu’Emmanuel Macron peut espérer exploiter, sont profondes. L’entourage de l’ancien Premier ministre évoque aisément une différence de « méthode », opposant une « éthique de responsabilité » à la gauche « outrancière » de LFI. Plutôt que de rejouer l’antique distinction entre réforme et révolution, divergeant sur les moyens pour se rejoindre sur l’idéal, il semble plutôt que cette opposition exprime deux projets politiques différents.
Bien ancré à gauche, le programme du NFP brandie l’égalité sociale et défend notamment des politiques de redistribution et de démocratisation et une refonte institutionnelle qui le situent à la fois dans l’héritage social-démocrate et dans une perspective de « rupture » avec le néolibéralisme.
À l’inverse, outre qu’ils ont par le passé contribué à ce que certains considèrent comme l’affaiblissement de l’État social et ont été acquis à la « politique de l’offre » les héritiers du hollandisme dialoguent avec les macronistes davantage qu’ils n’envisagent de rompre avec eux.
Il convient donc de prendre du recul avec le discours des prétendants au pouvoir sur les méthodes de gestion du pouvoir, pour mieux voir les projets politiques qui s’affrontent et que recèle la distinction entre cohabitation et coalition.
Si l’attitude des socialistes face à une candidature « issue de la gauche » mais extérieure au NFP présage donc tant de l’unité du parti que de celle de l’union, elle pourrait donc également, en miroir, s’avérer décisive pour l’avenir politique du macronisme.