La dernière enquête Space sur les pratiques de paiement menée par la Banque centrale européenne (BCE) montre que la part des transactions entre particuliers effectuées par application mobile est passée de 3 % à 10 % entre 2019 et 2022. En Suède, seulement 1 personne sur 10 déclare avoir utilisé des pièces ou des billets dans sa dernière transaction : l’« écosystème de paiement » s’élargit et les technologies numériques des acteurs de la fintech prennent de plus en plus de place.
Cette révolution des moyens de paiement signifie-t-elle que nous nous dirigeons vers une société sans pièces ni billets ? Même si les espèces ont probablement encore de belles années devant elles – comme le reconnaît l’appel de la Banque de Suède pour renforcer l’accès au cash – les banques centrales ont pris la mesure de ces changements rapides dans les usages.
Environ une centaine d’entre elles travaille actuellement sur un projet de monnaie numérique de banque centrale (MNBC), un support monétaire complémentaire au cash. Cette innovation monétaire est portée par la volonté de faciliter les paiements, accroître l’inclusion financière, mieux transmettre la politique monétaire, mais, aussi et surtout préserver la souveraineté des États sur la monnaie. En effet, l’essor des innovations monétaires privées, telles que les cryptoactifs de type bitcoin ou les stablecoins des Gafam, fait craindre la perte de contrôle sur le bien public qu’est la monnaie.
Protéger les données personnelles
La forme numérique que pourrait prendre le cash de la banque centrale ne remet cependant pas en question le pilier de la confiance sur laquelle repose la circulation de toute monnaie. Une monnaie n’a de réalité que si les citoyens se l’approprient et lui accordent leur confiance. Si tout le monde se met à considérer que les billets en euro ne valent rien, effectivement ils ne vaudront rien.
Qu’en serait-il si la monnaie devenait intégralement dématérialisée ? Dans la zone euro, un travail exploratoire pour le développement d’un euro numérique a été lancé en juillet 2021. Trois ans après, où en est-on ?
La BCE a publié le 24 juin dernier son premier rapport sur le travail préparatoire. On y lit de larges développements sur le design technique d’une solution de paiement « hors ligne » qui vise à répondre à la principale inquiétude des législateurs et des banquiers centraux : la protection des données personnelles. Contrairement au cash, qui circule de mains en mains, une monnaie numérique repose sur une infrastructure où chaque transaction génère des traces : lieu, date, horaire, montant, destinataire…
Les « données de l’argent numérique », qui n’étaient jusqu’alors accessibles qu’aux banques et aux acteurs traditionnels du paiement par carte, pourraient le devenir pour la BCE, émettrice d’un euro numérique et éditrice d’une application de paiement. Christine Lagarde, présidente de la BCE, a son avis sur la question :
« Il est certainement préférable de confier cette tâche à un euro numérique placé sous le contrôle de la BCE, qui n’a aucun intérêt à exploiter les données, plutôt que de la confier à un opérateur privé qui aurait certainement un intérêt direct à exploiter également les données. »
Certains pourraient néanmoins craindre de voir leurs données tomber sous le giron d’une institution publique. La peur d’être « tracé » justifie encore, pour beaucoup, l’usage du cash plutôt qu’une carte bancaire ou une application de paiement. La BCE devra être en mesure de rassurer tous ceux qui voient en elle un nouveau « Big Brother » en démontrant de sa capacité à garantir la confidentialité des données. Dans certains pays, comme en Chine, les utilisateurs préfèrent utiliser des moyens de paiement privés comme Alipay, WeChat Wallet ou QQ Wallet plutôt que le e-yuan de la Banque Populaire de Chine, par crainte d’un contrôle sociétal à partir de cette monnaie numérique.
Sécuriser les transactions
La confiance dans une monnaie passe avant tout par son acceptabilité dans l’échange, elle est souvent le résultat d’un phénomène de mimétisme : « Parce que les autres utilisent l’euro, je l’utilise aussi ». C’est ce que la théorie économique institutionnaliste appelle la confiance méthodique.
Pour être acceptée, la monnaie doit être sécurisée et non falsifiable afin de garantir la pérennité de sa valeur. Une condition sine qua non du succès d’un euro numérique repose sur la maîtrise de tous les risques cyber. Toute attaque qui réussirait pourrait provoquer une perte de crédibilité de la banque centrale dans sa capacité à défendre sa monnaie. Comment réagiriez-vous si votre compte en banque pouvait être aisément craqué ? Vous changeriez de banque sans aucun doute. Mais si c’est la BCE, la banque des banques, qui est attaquée, impossible de changer ! La perte de confiance qui en résulterait pourrait se généraliser au système bancaire entraînant des mouvements de paniques et une forte déstabilisation de la valeur de la monnaie. S’exposer aux risques cyber est donc un pari risqué qui impose aux banques centrales de bien peser le pour et le contre ; ce qui explique d’ailleurs les réticences de la Federal Reserve (Fed), la banque centrale des États-Unis, à déployer un dollar numérique.
Un test de confiance et d’adhésion
Maintenant, imaginons que les risques soient maîtrisés, le déploiement d’un moyen de paiement « euro numérique » sous forme d’application se ferait dans un « écosystème de paiement » déjà large et concurrentiel investi par les acteurs de la fintech. Situation inédite (parce qu’il n’existe pas un équivalent à l’euro papier), la liberté de choisir laissée aux citoyens européens serait alors un formidable test dans la confiance accordée à l’euro.
Pourquoi paierait-on avec l’application de la BCE plutôt qu’une autre ? Pour sa facilité d’usage et l’étendue du réseau des utilisateurs, indéniablement. Ce qui renvoie à la confiance méthodique, c’est-à-dire à l’étendue du réseau d’acceptation de la monnaie. Mais si l’application n’a pas d’autres avantages concurrentiels, quels sont les motifs d’adhésion ? L’échec du dinero electrónico en Équateur, la première monnaie numérique de banque centrale, en 2014, s’explique par la réticence – fondée ou pas – des Équatoriens à l’égard d’une monnaie « manipulée » par le gouvernement pour servir des intérêts politiques.
Dans un espace monétaire concurrentiel, il faut fournir des garanties et donner des raisons d’adhérer. Les promoteurs des monnaies locales et complémentaires le font en déployant un argumentaire politique et militant sur la relocalisation des échanges et la finance éthique. Les institutions européennes seront-elles capables de convaincre les citoyens d’adhérer à l’euro numérique ?
Anicet Caron, étudiant en master à Sciences Po Lille, a également contribué à la rédaction de cet article.