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Préservation de la biodiversité : comment s’élabore l’expertise scientifique ?

L’écologie demeure une science complexe. Shutterstock

La préservation de la biodiversité est devenue un enjeu majeur ; il concerne toutes les activités de la société, de l’urbanisme à l’agriculture en passant par les transports, l’industrie ou le tourisme.

Sur le terrain, tous les acteurs n’ont toutefois pas toujours la connaissance scientifique nécessaire pour prendre directement en charge ces enjeux ; l’écologie n’est pas leur métier et demeure une science complexe.

Prenons l’exemple des éclairages artificiels nocturnes, susceptibles de générer une pollution lumineuse pour le vivant ; n’étant ni biologistes ni écologues, les professionnels du secteur (des fabricants aux gestionnaires des réseaux) n’auront pas l’expertise requise pour évaluer finement ces effets et les corriger.

Bien souvent, les acteurs opérationnels se retrouvent donc dans une impasse : ils ont la volonté, et même l’obligation, de réduire leurs impacts, mais ils ne savent pas bien comment faire. Ils font alors ce qu’ils peuvent, dans la limite de leurs moyens, en s’en remettant à leur propre expérience, voire au bon sens.

Dans le même temps, se pose aussi la question d’éventuels biais (voire de conflits) si les mesures à appliquer pour corriger une activité néfaste à la biodiversité sont décidées par les acteurs qui génèrent cette activité.

On comprend bien ici la nécessité d’une expertise extérieure, apportée par un tiers compétent.

À la recherche des faits avérés et démontrés

Une première option pour externaliser cette expertise consiste à se référer à des spécialistes – scientifiques, écologues – qui vont donner leur avis sur la base de leur savoir et de leur pratique. C’est le « dire d’expert » auquel nous avons souvent recours en France.

Le risque de cette approche est toutefois d’aboutir à un résultat subjectif ou parcellaire : le meilleur des experts ne peut pas tout savoir ni posséder une vue d’ensemble sur tout ce que la science a produit ! Et comment s’assurer que l’avis de l’expert n’est pas lui-même orienté, même en toute bonne foi ?

Pour éviter cet écueil, une autre option consiste à se baser sur la littérature scientifique, trace écrite de l’activité de la recherche. L’objectif ici est de s’appuyer sur des faits avérés et démontrés au travers d’expériences. C’est ce que l’on appelle l’evidence-based information.

Le défi de la compilation

Mais la littérature scientifique est aujourd’hui extrêmement abondante ! La recherche publie sans cesse de nouveaux articles et nous bénéficions de tout ce qui a été publié par le passé, de plus en plus diffusé sous forme numérique.

À titre d’exemple, la base de données Web of Science Core Collection, l’une des plus fournies en écologie, comprend plus de 60 000 documents comportant l’expression « changement climatique » dans leur titre.

Comment valoriser factuellement cette masse de connaissances ?

Pour répondre à ce besoin, on a l’habitude de réaliser dans le champ scientifique des synthèses bibliographiques – aussi appelées « revues » ; elles correspondent à des articles scientifiques compilant eux-mêmes plusieurs articles sur un sujet donné.

On peut citer en guise d’illustration plusieurs synthèses bibliographiques publiées en 2020 et en 2021 sur l’impact de l’éclairage nocturne sur le vivant.


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Ces documents fournissent des « états de l’art » précieux, mais ils n’aboutissent généralement pas à un résultat quantifié. De plus, la méthode n’est pas toujours exposée et de nombreux biais persistent, par exemple la manière dont les documents synthétisés sont sélectionnés.

Pour faire face aux volumes importants de littérature à traiter, un réflexe compréhensible pourra consister à prendre uniquement les articles les plus cités, ou d’auteurs les plus reconnus, ou parus dans les journaux les mieux cotés.

Le recours à des algorithmes permettant de trier rapidement des volumes importants de littérature est une piste envisagée mais qui reste balbutiante ; elle pose les mêmes questions de neutralité : « qui » programme les robots, « comment » et « dans quel but » ?

Les revues dites « systématiques »

Pour résoudre ces différents problèmes, il est alors conseillé de suivre une approche standardisée afin de rendre le travail de synthèse bibliographique le plus efficace, robuste et neutre possible.

C’est tout l’objet des revues systématiques, dont le but est d’atteindre autant que possible l’exhaustivité (complétude de la littérature analysée), l’objectivité (seules les publications les plus fiables sont exploitées), la transparence (le processus est entièrement décrit et toutes les décisions sont tracées) et la réplicabilité (grâce à cette transparence, n’importe qui peut refaire l’exercice et comparer le résultat obtenu avec celui des auteurs).

La revue systématique, quoique moins connue, s’apparente ainsi à une méta-analyse « consolidée », notamment dans le processus précédant l’analyse statistique (recherche bibliographique et tris). En outre, la revue systématique comporte une étape originale consistant à évaluer le niveau de biais des publications synthétisées, de manière à mesurer la fiabilité de leurs résultats et le cas échéant à les pondérer.

La méthode des revues systématiques a été initiée dans le domaine médical par le docteur Archie Cochrane au Royaume-Uni dans les années 1970. Depuis les années 2010, elle est déployée en environnement. Ici, c’est la Collaboration for Environmental Evidence (CEE), basée au Pays-de-Galles, qui a formalisé et proposé la méthode à suivre au travers de lignes directrices régulièrement renforcées.

En France, où nous sommes davantage habitués aux expertises collectives, les choses changent aussi depuis quelques années. La Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB) promeut désormais les revues systématiques et constitue le centre français représentant la CEE depuis 2015.

Comment la recherche pour la biodiversité peut-elle permettre d’alerter les décideurs ? (FRB, 2019).

L’unité mixte de service « Patrimoine naturel » (PatriNat) a produit une première revue systématique concernant les infrastructures de transport en 2018, puis une deuxième en 2020.

D’autres travaux ont été publiés, par exemple sur la pollution sonore, ou engagés, notamment sur le changement climatique et les aires protégées comme dans le cadre du projet Life Natur’Adapt.

À l’interface

Les revues systématiques s’inscrivent à l’interface entre la recherche et les acteurs opérationnels.

Elles sont généralement produites en réponse à une demande de la part d’une entité – pouvoir public, entreprise, aménageur, gestionnaire d’espace naturels – qui va devoir prendre une décision par rapport à son activité pour en évaluer ou en réduire les impacts sur l’environnement ; ou encore impulser une nouvelle politique publique ou légiférer (dans le cas d’un ministère).

Cet outil est particulièrement utile pour les sujets où la littérature abonde et présente des résultats contradictoires pouvant susciter un flou dans la décision à prendre, voire l’affrontement de lobbies qui cherchent à exploiter certains résultats dans un sens (pro) comme dans l’autre (anti).

Prenons un exemple : nous savons que l’impact de l’éclairage artificiel sur les espèces dépend notamment des longueurs d’onde (c’est-à-dire de la ou des couleurs présente(s) dans la lumière).

Si nous considérons des études séparément, nous pouvons ainsi avoir l’impression de résultats contradictoires : en fonction des espèces et des fonctions biologiques étudiées (mobilité, physiologie, chronobiologie, etc.), ce n’est pas la même couleur (donc pas le même type de lampe) qui sera problématique.

C’est typiquement un sujet sur lequel une prise de recul serait nécessaire, afin d’avoir une vision globale fiable et de sortir du cas particulier. D’autant qu’il s’agit d’un sujet d’actualité avec le déploiement massif de nouvelles sources lumineuses (LED) qui modifie sensiblement la composition spectrale de la pollution lumineuse.

Quelles garanties offrent les revues systématiques ?

Les revues systématiques en écologie sont publiées dans l’Environmental Evidence Journal (EEJ), un journal en « open access » affilié à la CEE et soumis à relecture par les pairs, ce qui garantit aux lecteurs que les standards de la CEE ont été respectés.

Elles sont également toujours précédées d’un article « protocole » qui expose clairement la méthode qui sera utilisée (comme ici ou ).

Grâce à cette transparence et à leur fiabilité, au-delà de renseigner les décideurs, les revues systématiques peuvent aussi répondre à la crise de défiance croissante que nous constatons de la part du grand public envers l’expertise.

Toutefois, rien n’interdit à un auteur de soumettre sa revue systématique dans tout journal qui l’accepterait. Nous voyons alors apparaître de plus en plus de revues systématiques qui ne respectent pas ou que partiellement les standards CEE (la recherche bibliographique n’est pas exhaustive, les critères de tris des articles ne sont pas clairs, aucune analyse critique n’a été conduite, etc.).

Pour essayer de remédier à ce problème, la CEE a mis en place une évaluation des revues systématiques qui ne sont pas publiées dans le journal officiel EEJ, afin d’indiquer dans quelle mesure les différents standards de la CEE ont été respectés ; c’est le programme CEEDER. Plus de 1000 revues et méta-analyses parues entre 2018 et 2021 ont déjà été évaluées à ce jour.

Mais soulignons que, malgré ces garde-fous, la meilleure garantie reste le lecteur lui-même, qui se doit de lire toute publication – qu’il s’agisse d’un article scientifique, d’une revue systématique ou non, d’une méta-analyse – avec un regard critique et de ne pas adhérer à son résultat par simple principe mais bien parce qu’il comprend clairement comment celui-ci a été obtenu.

Pour ce faire, il est plus que jamais nécessaire de fournir au plus grand nombre des bases scientifiques minimales. Cela passe notamment par l’éducation, l’information et la sensibilisation.

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