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« Prince a changé le monde »

« Ce qui manque à la pop music, c'est le danger » Prince. luvhermit/Flickr

Les premiers mots de la célébration

Prince est mort jeudi 21 avril 2016, à son domicile près de Minneapolis. Sa mort a créé un véritable choc. L’artiste, l’homme, son talent, sa carrière ont été aussitôt salués, notamment dans les médias et sur les réseaux sociaux. Une pluie de déclarations toutes plus élogieuses les unes que les autres a accompagné la nouvelle de cette disparition. (Huit millions de tweets ont été échangés en trois jours. La mort de Bowie avait déjà suscité plus de trois millions de messages en quatre heures.)

Artistes, personnalités politiques, journalistes, experts, fans rendent hommage, depuis le 21 avril, au Kid de Minneapolis. Le premier geste célébratif, spontané ou sollicité par les médias, est de mettre en mots la grandeur de Prince, notre détresse de le perdre et ce qu’il nous a apporté. Il s’agit donc de célébrer, pleurer et remercier. De déclarer haut et fort grandeur, deuil et dette.

Depuis la fin des années 70 et la disparition de Presley, la forme de ce premier geste célébratif a évolué. Sont apparus les tweets, les messages sur les réseaux sociaux, Instagram, Facebook, s’est développée la société médiatique, se sont multipliés les chaînes et les sites d’information en continu. Une information peut être aussitôt diffusée, relayée, commentée, en tout lieu et à tout moment. Elle ne manque pas de l’être, dès lors qu’elle est d’importance, considérée ou constituée comme telle. Si la forme et l’ampleur des premiers hommages s’en trouvent transformées, la teneur même de ces mots de la célébration ne connaît que peu d’évolutions.

« He changed the world » : le mythe de l’éternel retour

Un rapide tour d’horizon sur Internet et divers sites d’information permet de se faire une idée précise du contenu de ces messages. Sur Instagram, Madonna déclare : « He changed the world ! ! A true visionary. What a loss. I’m devastated. This is not a love song ». « Purple éverything. No rules. Bodies owned, brilliantly free. New sounds, new ways to love. Thank you, Prince », affirme Christine and the Queens. Le premier ministre français Manuel Valls célèbre le « génie créatif », le président américain Barak Obama loue l’« esprit créatif » qui transcende les règles. Un communiqué du ministère de la culture français célèbre « l’essence même de la création […] qui a révélé son époque à elle-même dans la joie de sa musique et de sa liberté […] affranchi de toutes les conventions […] ». Pour le patron d’Apple : « Prince était un véritable innovateur et un artiste unique. Sa musique et son influence marqueront des générations ». Mick Jagger évoque de son côté « a revolutionary artist ».

Il ressort de ces messages, outre l’affirmation de la grandeur, de la perte et de la dette, que Prince a « changé le monde », ainsi que l’affirme Madonna. Il n’est pas le premier à avoir agi ainsi, et la chanteuse n’est pas la première à observer une telle révolution. L’analyse des biographies posthumes de vedettes en témoigne1. Lennon affirmait déjà à propos d’Elvis qu’« avant lui, il n’y avait rien ». Le grand disparu, quelles qu’aient été sa vie, son œuvre, est rarement célébré autrement qu’en héros fondateur, personnage central d’un récit posthume qui prend une dimension cosmogonique et étiologique. Le récit des exploits du grand homme prend des airs de genèse.

Prince, après Bowie ou Boulez, après Dalida, Claude François, Piaf, Elvis ou Marylin, après Michael Jackson, James Dean ou Lady Di, inaugure, transforme, révolutionne, révèle, guide, crée, instaure… Il détruit un monde ancien et en crée un nouveau, installe un nouvel ordre, inaugure une nouvelle ère, et ouvre la voie à des héritiers appelés à suivre sa trace, à marcher dans ses pas. Pionnier, visionnaire, précurseur, inventeur, innovateur, révélateur, selon ceux qui participent à l’élaboration de ce récit, Prince, comme tant d’autres avant lui, a changé le monde, détruit l’ancien, créé un nouveau monde.

Les déclinaisons multiples de l’acte créateur

Le chanteur est célébré comme le « premier artiste qui décrocha un contrat de 100 millions de dollars […] l’une des premières stars de la pop à s’être levé contre ‘l’esclavagisme des grandes sociétés de production musicale’ », « la première star à avoir croisé le fer avec les grandes majors musicales […] ». « Il abolit les frontières entre musiques noires et blanches ».

Bowie et lui « font partie d’une caste encore plus précieuse et fondamentale [que celle des héros] : les passeurs. L’un et l’autre ont ainsi traduit en leur langue, fluide et accessible, des idiomes venus des avant-gardes […]. A partir de ces matières premières, ils ont recréé l’excitation du premier pas dans la neige, régénéré en les frottant entre elles des langues parfois mourantes […] L’un et l’autre sont montés au front pour des milliers d’autres, qui bénéficient aujourd’hui des victoires de ces deux hommes sur l’habitude, l’immuable, le figé.

« Prince a été le précurseur de toutes les hybridations de notre époque ». Selon Christophe Geudin, l’un de ces biographes, « l’interprète de Purple Rain a révolutionné la musique pop […]. Il a révolutionné la musique de la fin du XXe siècle ». Il est « l’un des premiers à avoir initié ce concept mêlant la musicalité et l’utilisation de l’électronique ». Il a « révolutionné le genre pop autant que le genre sexuel » et « entrevu le pouvoir d’Internet et du streaming, confirmant son statut de pionnier ».

« Il a aussi révolutionné l’industrie du disque en s’attaquant à son label et en jouant la carte Internet avec ses fans ». « C’était très révolutionnaire, de se présenter comme masculin, hétérosexuel, mais avec un côté passif, une masculinité féminisée […] Il a créé une façon pour les hommes afro-américains d’être sexuels, masculins, mais non agressifs […] ».

L’acte créateur se décline ainsi de multiples façons : il est révolution musicale (Prince change la musique, le son, le rock, la danse, le jeu de scène, la relation aux majors, etc.), mais aussi transformation des mentalités, du cours de l’histoire. Le disparu célébré se voit attribuer des révolutions aussi bien artistiques que culturelles, civilisationnelles, politiques, sociales ou sexuelles.

Prince, comme Elvis, Claude François, Michael Jackson ou David Bowie avant lui, libère, affranchit, donne espoir, rend possible. Parce qu’il est « libre », « sans limite », il change les règles, les normes, les lois, les rapports de force et de domination. Il marque un avant et un après. Après lui, plus rien ne sera comme avant. Formule récurrente, répétée à l’envie par tous ceux qui prennent part au processus de célébration et à la narration de ce récit, cosmogonique, étiologique et fondateur.

Encore et toujours changer le monde, changer les hommes

S’il change notre monde, le disparu célèbre et célébré, hier Presley ou Morrison, aujourd’hui Prince, change aussi notre vie, comme en témoignent les fans, anonymes ou non. « You changed my life » affirme ainsi Boy George, s’adressant à Bowie après sa mort. Lenny Kravitz attribut le même rôle à Prince, et déclare, plein de gratitude :

Mon ami… Celui qui m’a fait prendre conscience de ce que j’étais capable de faire, qui a tout changé […].

Les fans tiennent rarement un autre discours, qu’ils destinent leur ferveur à Prince, Bowie, Elvis, ou Dalida… Ils attribuent à la vedette adorée le fait d’avoir changé et d’avoir vu leur existence changer.

Il n’est pas rare que l’artiste lui-même endosse ce rôle et revendique ce type d’action. Prince ne fait pas exception à la règle lorsqu’il affirme dans une interview :

Chanter est seulement une partie de ma fonction. L’autre est d’amener la connaissance, de rendre les hommes meilleurs, de les aider à discerner le faux du vrai.

Le réalisateur Kevin Smith rapporte que lors d’un entretien avec Prince, celui-ci lui aurait indiqué : « Je veux changer le monde avant la fin de la semaine ». C’est bien ce qu’il a fait si l’on en croit les premiers mots de la célébration. Comme tant d’autres avant lui. Encore et toujours. Cela ne change pas.

(1) C’est le travail auquel je me suis livré, étudiant notamment le traitement biographique de vedettes disparues de la chanson (Elvis Presley, Michael Jackson, Dalida, Claude François, Edith Piaf, Jim Morrison…), du cinéma (James Dean, Marilyn Monroe), de la politique (Che Guevara), de l’aristocratie (Diana Spencer). Ces messages et oraisons funèbres sont les premiers mots d’un récit qui s’écrit, d’une légende qui se construit, d’un mythe qui s’élabore et qui va se diffuser, avec le concours d’une multitude croissante de témoins de la « grandeur ».

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