Par son retentissement exceptionnel, le procès « des viols de Mazan », où 51 hommes sont accusés d’avoir abusé de Gisèle Pelicot, est devenu le procès d’une culture patriarcale autorisant le viol. Retour sur une histoire de domination masculine et sur une prise de conscience récente.
En 1978, sur les écrans français, les spectateurs et spectatrices pouvaient voir L’Amour violé de Yannick Bellon dans lequel une infirmière est enlevée et violée par quatre hommes ; plus tard, en 2014 était projeté Une histoire banale, d’Audrey Estrougo, dans laquelle une autre infirmière était violée à son domicile par un de ses collègues. Dans les deux films, les victimes sont anéanties et les auteurs de ces crimes - des « hommes ordinaires » - n’éprouvent aucun remords. Les violeurs clament qu’ils n’ont fait que répondre aux désirs inavoués des femmes, d’autres personnages susurrent qu’elles ont pris du plaisir à être forcées.
Ces deux fictions sont bien le reflet des perceptions du viol qui, progressivement depuis les années 1970, pour une large partie de l’opinion publique, sort de l’invisibilisation. Il a fallu plusieurs siècles pour que les agressions sexuelles ne soient plus des tabous et que de nouvelles sensibilités s’affirment. En effet, les sociétés patriarcales figeant les rôles inégalitaires entre les hommes et les femmes ont encouragé les violences sexuelles et il a fallu l’essor de revendications féministes pour provoquer une prise de conscience collective, illustrée par le phénomène systémique #MeeToo. Il importe de retracer brièvement cette sortie du silence à partir de quelques grandes étapes.
Un crime souterrain et inaudible
Sous l’Ancien Régime et dans l’ancien droit français, le viol – le mot n’est pas en usage du moins chez les juristes du début de l’époque moderne – se confond avec le rapt avec violence et désigne l’enlèvement d’une femme ou d’une fille pour en jouir contre sa volonté. Le viol ne constitue pas un crime en soi, c’est une circonstance aggravante. Quant au rapt, il laisse supposer qu’une femme non mariée est une marchandise ou du moins une propriété masculine.
Une femme victime d’une agression sexuelle voit son honneur perdu. De la sorte, seules les femmes honorables appartenant aux catégories sociales privilégiées ont la capacité de perdre leur honneur et de se faire entendre. Mais ces dernières, quand elles le peuvent, minimisent, n’en parlent pas, recouvrent l’agression d’un voile de silence. Pour toutes les autres, c’est-à-dire l’immense majorité des femmes, le viol s’insère dans un continuum de violences dans la famille, dans le couple, au travail. Au XVIIIe siècle, la parole des victimes d’agressions sexuelles s’avère rare. Très peu d’affaires parviennent en justice (un peu moins de 2 % des dossiers judiciaires).
Pour une femme, porter plainte – en général c’est plutôt un père, un mari, un maître, un frère – consiste à reconnaître que l’on a été souillée. Au traumatisme du viol ou de la tentative s’ajoute donc la honte. Pour échapper au déshonneur qui s’abattrait sur elle, ses proches voire sa communauté, nombre de victimes s’enfoncent dans le silence ou le déni. En effet, pour les opinions publiques villageoises ou de quartiers urbains, une femme violée, indépendamment des faits, acquiert une mauvaise réputation, à moins que la malheureuse soit estropiée ou même tuée. Lorsque le crime parvient en justice, les magistrats ne se montrent guère complaisants avec les auteurs. Mais si la loi s’avère sévère, très peu d’affaires sont instruites.
Au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, la situation n’a guère changé et nombre de gamines que l’on a bousculées et dont on a troussé les jupes sont mises en cause. L’opinion publique semble convenir que les hommes ont des besoins et que les victimes l’ont bien cherché : ce sont des filles « ardentes » ou « perdues ». Quant aux adultes, elles avaient déjà, disent les commères, mauvaise réputation : les victimes innocentes n’existent pas.
La culture du viol
Si les femmes n’ont pu se faire entendre, il n’en est pas de même des médecins légistes qui pendant plus d’un siècle ont considéré qu’une femme adulte ne pouvait pas être violée. De la sorte, ils ont contribué à asseoir la domination masculine et à renforcer l’impunité des auteurs. François-Emmanuel Fodéré, considéré comme le fondateur de la médecine légale en France, entre la fin du XVIIIe et la fin du Premier Empire, considère que le viol à l’égard des enfants est facile à constater – il suffit de vérifier la présence de l’hymen, sans trop se soucier de ce qu’une telle exploration peut représenter. Par la suite, tous les grands noms de la discipline, dans leurs traités, lors des instructions judiciaires ou à la barre des cours d’assises, affirment que le viol d’une femme adulte est quasiment irréalisable.
Alexandre Lacassagne, dans son Précis de médecine judiciaire (1878) ne dit pas autre chose : « Les efforts d’un seul homme ne suffisent pas pour effectuer un viol » ; aussi, sur le corps de la victime, il faut pouvoir trouver la preuve que des brutalités physiques ont été exercées. Dans des manuels plus récents, en usage jusqu’aux années 1970, le même point de vue se retrouve. La parole des femmes n’est pas considérée, dans la plupart des cas, comme crédible.
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Mais la culture du viol, qui apparaît et qui est véhiculée dans nombre d’écrits puis de films, relève d'abord de mentalités collectives masculines. Ici comme ailleurs, l’impunité de l’agresseur et les rapports de domination se retournent contre la victime. Jusque dans les années 1970, une femme seule est considérée comme suspecte, elle est perçue par nombre d’hommes comme « imprudente » ou « aguicheuse ». En 1975, un reportage réalisé par France 3 Nancy montre, à travers les réponses recueillies, l’acceptation des violences sexuelles. À la question du journaliste « est-ce que toutes les femmes ont envie de se faire violer », l’un des badauds répond : « Je pense oui, sincèrement oui ».
Le procès d’Aix-en-Provence en 1978
Si Bobigny a été, en 1972, le procès de l’avortement, celui d'Aix-en-Provence est devenu celui du viol et a ébranlé la société française. Deux jeunes touristes belges, Anne Tonglet, professeure de biologie et Aracelli Castellano, infirmière en pédiatrie, ont été violées et torturées en 1974 pendant près de cinq heures dans les calanques de Marseille par trois hommes.
Quatre ans plus tard, lorsque s’ouvre le procès, une des avocates des victimes, Gisèle Halimi, refuse le huis clos, provoquant l’hostilité du public prenant le parti des agresseurs. Les audiences et le verdict font alors l’effet d’une véritable déflagration : la société française tout entière est obligée de faire son examen de conscience. Le 23 décembre 1980, le viol est criminalisé et fait l’objet d’une nouvelle définition : « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui, contrainte ou surprise, constitue un viol ». Plus tard, en 1992, le législateur ajoutera la « menace », élargissant ainsi le champ d’application.
Mais pour l’opinion publique, ce procès exemplaire a mis en évidence le « vrai viol », commis par des inconnus. Or les auteurs de violences sexuelles ne correspondent pas à l’image des prédateurs isolés, rodant la nuit à la recherche d’une occasion pour assouvir leurs fantasmes sur le corps d’une femme. Ils appartiennent à la sphère intime. Selon Viols Femmes informations, 74 % des viols sont commis par une personne connue de la victime, pouvant être d’ailleurs un membre de la famille, et 67 % d’entre eux se déroulent au domicile de la victime ou de l’agresseur.
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Quant à la perception du viol et des violences sexuelles, elle connaît une transformation importante. Une étude réalisée en 2016 montrait que les stéréotypes sur le viol, la mise en cause des victimes et la déresponsabilisation des agresseurs restaient très présents dans les esprits. Mais une nouvelle étude, réalisée en 2021, conclut à une véritable prise de conscience. À la suite de la multiplication des témoignages, des publications diverses, de #MeToo mais aussi de #MeTooinceste, la volonté partagée par le plus grand nombre de renforcer la lutte contre toutes les violences sexuelles apparaît désormais indéniable, malgré la persistance du « déni du viol », selon l’ancien magistrat Denis Salas.
Reste la question du consentement. En 1992, la Cour de cassation à propos du viol conjugal avait très clairement évoqué « la présomption de consentement des époux aux actes sexuels ». Or, aujourd’hui, la question du consentement occupe une place centrale dans les débats suscités par le procès des viols de Mazan. Le magistrat François Lavallière voulait mettre au cœur de la définition du viol l’absence de consentement. Cette fois, il sera probablement entendu. Nul doute que ce procès constitue une rupture : plus encore que celui des violeurs, il sera celui du patriarcat.