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Un collectif d’architectes, d’urbanistes et d’historiens de l’art a appelé à repenser le projet de la future gare du Nord « de fond en comble » en septembre dernier. Philippe LOPEZ / AFP

Quand la gare du Nord déchaîne les passions : décryptage d’une polémique

Depuis quelques semaines, un débat passionné se développe sur le futur des gares en France. Des voix de citoyens et d’élus s’élèvent contre le plan de transformation de la gare du Nord qui doit aboutir à une rénovation achevée à temps pour les Jeux olympiques de 2024. Ces opposants dénoncent un projet donnant trop de place aux commerces, et pas assez au transport. Tantôt défendue comme un « pôle d’échanges » ou bien comme un « lieu de vie », la gare oscille en fait entre deux conceptions : un « espace ferroviaire », ou, au contraire, un « espace urbain ».

Au-delà de simples prises de position, ces discours expriment en fait des visions politiques différentes sur la gare. Que deviendront les gares à horizon 2030 ? Ou plutôt : que voulons-nous qu’elles deviennent ?

Vives oppositions

Revenons d’abord sur les termes du débat. « Le projet de transformation de la gare du Nord est inacceptable », écrivent dans une tribune publiée dans le « Monde », le 03 septembre dernier, un collectif d’architectes, d’urbanistes et d’historiens de l’art, dont Jean Nouvel et Roland Castro. Depuis, deux élus parisiens, l’adjoint à la maire de Paris chargé d’urbanisme, et la maire du 10e arrondissement, appellent « à revoir le projet de fond en comble ».

En réponse, une tribune d’élus UDI et du groupe Parisiens progressistes, soulignent au contraire les vertus de « cette nouvelle politique qui a permis de rénover en un temps record » de nombreuses grandes gares situées à Paris ou dans les territoires.

Depuis, le jeudi 10 octobre, la commission nationale d’aménagement commercial (CNAC) a tranché : le projet verra bien le jour.La Ville de Paris, la région Ile-de-France, la SNCF, Ceetrus (ex-Immochan), ingénieurs, urbanistes, et collectifs de citoyens : chacun y met de sa graine, dans des débats relayés dans les grands médias nationaux comme le Monde, Le Point et Libération, pour ne citer qu’eux. Mais pourquoi les gares déchaînent-elles autant les passions ?

Le financement, une question sous-jacente

200 % : c’est le pourcentage d’augmentation de la surface de la gare du Nord à l’horizon 2025, dans une capitale déjà des plus denses d’Europe. Et ce n’est pas tout ! 500 % : c’est le pourcentage d’augmentation des surfaces commerciales et de services prévue dans cette même gare. Enfin, 600 millions d’euros : c’est le prix annoncé de ce chantier pharaonique. Et le tout, pour passer de 700 000 voyageurs par jour aujourd’hui à 900 000 à horizon 2030.

Dans les termes de la polémique citée, peu s’épanchent sur le modèle de financement de ces grands projets urbains. Pourtant, il est bien évidemment sous-jacent du débat, et il explique beaucoup des prises de position des uns et des autres. Dans le cas de la gare du Nord, ces 600 millions d’euros ne sont pas supportés par la collectivité mais au deux tiers par le promoteur immobilier Ceetrus (ex-Immochan), complété par la SNCF (branche Gares & Connexions).

« Le projet de rénovation de la gare du Nord sur les rails » (Reportage France 3 Paris Ile-de-France, juillet 2018).

Ceetrus, en supportant les coûts de rénovation, en tire l’exploitation des commerces qui va avec. Un commerce juteux, mais qui répond donc à la volonté chez SNCF de rénover de grandes gares en France, tout en ne répercutant pas le prix sur l’impôt, ou le prix du billet de train. Les gares se transforment donc déjà, et les surfaces commerciales semblent en être le prix. Et c’est là où se déploie la bataille entre la gare historiquement conçue comme un « espace ferroviaire », devenant peu à peu un « espace urbain ».

Ouverture à la concurrence

Un « espace ferroviaire », un pléonasme pour parler d’une gare ? Plus vraiment ! Cette expression renvoie à l’organisation de l’espace dans l’objectif d’optimiser la circulation des trains. Dans ce paradigme, plus les couloirs sont larges, les halls sont grands, plus les flux des voyageurs sont rapides de l’entrée au quai, mieux c’est.

Dans ce monde rêvé du transporteur, les espaces dédiés aux voyageurs sont vastes et nombreux pour acheter des billets, échanger, s’informer. Les voyageurs sont traités dans leur particularités : chacun a sa place, du passager senior aux familles, jusqu’au client business avec un « salon grand voyageur » le plus confortable possible. Même les jeunes enfants y sont présents, avec une grande aire de jeu gratuite disposée pour eux.

Même si TGV, avec sa nouvelle politique Inoui qui vise à proposer des offres haut de gamme pour se préparer à l’ouverture de la concurrence prévue en décembre 2020, aimerait bien que ce rêve devienne réalité, cela reste en grande partie des vœux pieux. La raison ? La nécessité, pour supporter la rénovation des grandes gares, de valoriser les mètres carrés de ses espaces, en cédant les concessions à des commerces bien plus juteux que les services SNCF, aussi diversifiés soient-ils… Et les redevances perçues par SNCF par ces concessions en gare sont aussi plus que les bienvenues ! Bref, une mise en concurrence des espaces en gare, déjà bien orchestrée au niveau européen.

La gare se dote ainsi de surfaces commerciales de plus en plus importantes et devient un « espace urbain », qu’on entend souvent déclinée par l’expression « lieu de vie ». Comprenez : ce qui n’est pas lié au train, mais aux loisirs. Et ce mouvement est quasi mécanique : plus la rénovation est importante, plus les surfaces commerciales vont se développer pour soutenir son financement.

En gare : chacun sa route, chacun son chemin !

Les discours politiques cherchent à y mettre un sens : la gare comme « city booster », n’est-ce pas le titre du livre écrit par Patrick Ropert (alors directeur général de la branche SNCF Gares & Connexions), préfacé par le président de la SNCF Guillaume Pépy et… Anne Hidalgo, la maire de Paris ? On y lit que la gare y devient un « hub urbain ». Autrement dit, la rénovation serait une aubaine pour transformer le rôle de la gare dans la ville. C’est donc loin de concerner la seule Gare du Nord !

C’est précisément là que le bât blesse : malgré son design alléchant, le nouveau lieu de vie se heurte à l’espace ferroviaire. En effet, dans ce paradigme de l’espace urbain, les flux sont organisés, non plus (seulement) par une logique d’optimisation des flux, mais par les potentiels achats que pourront bien effectuer les voyageurs, ou simples badauds.

On remarque alors des grandes diversités d’aménagements dans les gares, selon le profil du voyageur. Par exemple, les boutiques devant lesquelles passe un voyageur Eurostar, ne sont clairement pas les mêmes qu’un usager du Transilien ou de RER B, et ce, au sein des murs de la même gare… À chacun son train, ses boutiques, et… ses trajectoires en gare. Chacun sa route, chacun son chemin ! Ce n’est plus l’optimisation des flux, ou le confort des voyageurs qui prime d’abord et avant tout, mais bien la politique de valorisation de ces espaces. Le drapeau rouge de la privatisation ne semble plus si loin.

Dans ce monde rêvé, un nouvel acteur a toute sa place : le « gestionnaire de site ». On le retrouve dans les espaces de transit comme une gare (Gares & Connexions), mais aussi un aéroport (Aéroports de Paris), ou une galerie commerciale (Unibail-Rodamco-Westfield). Les usagers de la gare ne sont plus forcément des voyageurs. Et tous ne se croisent pas forcément. Une image simple montre cette tension : un voyageur marche d’un pas alerte pour optimiser son trajet, alors qu’un client flâne devant les vitrines de la galerie commerciale.

Le futur des gares : une question politique

Deux acteurs, deux logiques, deux conceptions du futur des gares en France. Le modèle de rénovation des gares induit aujourd’hui nécessairement le développement des commerces. Que l’on soutienne cette évolution ou non, dans le paradigme actuel, la gare doit devenir un espace urbain pour rester un espace ferroviaire. Les pouvoirs publics peuvent difficilement imposer moins de commerces, quand ils ne sont pas les investisseurs du projet. Et la SNCF n’a pas la primauté non plus : la société commune pour porter le projet d’agrandissement et son exploitation commerciale est détenue à 66 % par Ceetrus et 34 % par SNCF Gares & Connexions.

Espace ferroviaire ou commercial ? Encore faudrait-il être plus clair sur qui décide. Reste alors à s’interroger plus franchement sur ce « besoin » de rénover les gares, et le modèle de financement de ces grands travaux… Comme l’affirme une (nouvelle !) tribune du même collectif d’opposition publiée le 17 octobre, « la vraie modernité, la vraie rupture n’est pas dans le bourrage bétonné de mètres carrés rentables ». Ce qui ressort de cette polémique est bien que le futur des gares est une question politique, et qui n’a pas fini de mobiliser.

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