Dans les sujets de prédilection de la science-fiction, une question qui revient souvent est celle de l’effet du groupe sur l’individu. C’est donc sans surprise qu’elle représente dans ses récits futuristes des entreprises, des États et des sociétés. Mais loin d’être spéculative, elle grossit plutôt le trait des dominations qui existent bel et bien dans les organisations d’aujourd’hui.
Après la Seconde Guerre mondiale, certaines œuvres de science-fiction (SF) basculent dans un nouveau paradigme : remettre en question les systèmes totalitaires et les régimes capitalistes occidentaux ainsi que leurs outils technologiques, plutôt que d’exalter ces derniers. La technologie devient alors un élément d’arrière-plan, commode pour situer l’action dans un espace-temps distant. Ce sont d’autres thèmes qui sont passés au crible de la critique acerbe des auteurs de SF : le pouvoir, l’information, ou encore l’entreprise et les formes modernes d’organisation du travail. Jouant sur ces thématiques, la SF met au jour des invariants, sortes de traits caractéristiques et familiers du monde du travail et des organisations, quand paradoxalement, on attend des œuvres de SF une vision inattendue, innovante et spéculative du futur.
Un futur de l’organisation du travail familier
Historiquement, dans les grandes entreprises, la façon d’organiser les ateliers et le travail s’est appuyée sur une démarche de rationalisation très pragmatique. Beaucoup d’entreprises ont adopté une structure découpée en grandes fonctions : production, finance, marketing… Aujourd’hui, la structure dite fonctionnelle, mode d’organisation typique de l’entreprise du capitalisme moderne, est devenue une image à la fois naïve et fidèle de ce qu’est l’entreprise.
Cette image est très largement reprise par la SF. Dans les séries Star Trek, les équipages des vaisseaux sont organisés par corps de métiers ou spécialités : le leadership, les officiers techniques, les officiers scientifiques. Dans la série originale de la fin des années 1960, les couleurs des uniformes correspondent d’ailleurs aux différentes fonctions.
D’autres images classiques sont reprises par la SF à l’exemple de la distinction traditionnelle entre organisations mécanistes et organiques. La première est rigide et très formalisée. Le travail y est divisé et formellement calibré. L’armée impériale dans Star Wars sert un régime fondé sur l’ordre et la discipline. La hiérarchie y est stricte et les troupes suivent des forces conservatrices très structurantes. À l’inverse, l’alliance rebelle est organique, en constante recomposition, et les généraux comme les soldats communiquent entre eux d’égal à égal. Elle change de lieu en permanence et est obligée de développer de l’agilité. Cependant, quels que soient les camps, la hiérarchie continue à prévaloir : les grades ainsi que la distinction des niveaux de responsabilité sont des attributs qui demeurent et qui signent une évidente référence de la SF aux organisations d’aujourd’hui et d’hier.
L’entreprise grande, dominante… hors de contrôle
L’ère du management moderne a conduit à désincarner l’entreprise. Celle-ci est un objet qui semble exister indépendamment des hommes et des femmes qui la composent et la font fonctionner. La SF reprend à son compte cette façon de penser. L’entreprise y est représentée comme un « monument », gigantesque, impressionnant et indestructible. Conséquemment, elle semble totalement hors d’atteinte, comme l’est la technologie, dans une version de la SF technopessimiste.
Que vous soyez dirigeants en quête de stratégies ou salariés qui s’interrogent sur les choix de leur hiérarchie, recevez notre newsletter thématique « Entreprise(s) » : les clés de la recherche pour la vie professionnelle et les conseils de nos experts.
La pyramide formée par la Tyrell Corporation dans Blade Runner (Ridley Scott, 1982) est emblématique. La façon dont est filmée l’entreprise lorsque la voiture du protagoniste y entre donne une impression d’immensité et surtout, elle ne permet pas de distinguer le périmètre total de l’entreprise. Dans Le Cinquième Élément (Luc Besson, 1997), l’entreprise Zorg est représentée visuellement par le plus haut des buildings. Le bureau du PDG est immense, épuré, protégé par une assistante qui passe son temps à refaire son maquillage. Les attributs traditionnels du chef, dans leur version la plus stéréotypée, sont là. Il faut évoquer enfin, dans les œuvres de cyberpunk comme Blade Runner, ces gigantesques corporations, à ce point énormes qu’elles ont fini par remplacer les États, questionnant implicitement la diversité des sources du totalitarisme et de l’aliénation.
La bureaucratie en ligne de mire
1984 de George Orwell est emblématique de la fin de l’ère de fascination monomaniaque de la SF des années 1930 pour la science et la technologie. L’auteur y décrit une société totalitaire dans un monde constitué de blocs en guerre les uns contre les autres. Le héros du roman est chargé, au ministère de la Vérité, de remanier les archives historiques pour qu’elles coïncident avec le discours officiel. L’œuvre décrit la bureaucratie dans sa version totalitaire et écrasante.
Read more: Avec le « design fiction », former les étudiants à imaginer les futurs
Beaucoup d’œuvres de SF se sont servies de la bureaucratie pour illustrer, de façon visuelle, le pouvoir écrasant d’un « système ». Jupiter Ascending (Lily et Lana Wachowski, 2015) offre une représentation visuelle particulièrement réussie de la bureaucratie. L’héroïne, qui doit faire reconnaître sa filiation royale et nobiliaire, est confrontée aux arcanes de l’administration jovienne, représentée sous forme de bureaux innombrables et sombres. Les fonctionnaires, au mieux, appliquent les règles avec incompétence et, au pire, les mettent en œuvre avec zèle pour conserver un ordre établi.
Des organisations sociales condamnant à la prédestination
C’est un élément récurrent de la SF contemporaine : les sociétés futures sont conservatrices et fondées sur les inégalités. Les différentes classes, dont les fonctions et le travail diffèrent, communiquent peu entre elles. Il existe des castes spécialisées qui maintiennent les individus, dans un exemple de reproduction sociale maximale.
Dans Divergente (Veronica Roth, 2011), les individus appartiennent à des factions, quand dans Hunger Games (Suzanne Collins, 2008), ils sont regroupés en districts. Dans Snowpiercer (Bong Joon Ho, 2013), un train, condamné à ne jamais s’arrêter de rouler sur une Terre glacée, est partitionné entre différentes classes et wagons. Les premières classes regroupent des populations aisées, vivant dans des conditions luxueuses, contrairement aux classes moins favorisées dans les wagons de queue. L’ambiance à huis clos de l’action et surtout la géométrie linéaire du train accentuent l’idée d’une condamnation à vivre enfermé dans une catégorie sociale.
La SF, pour renforcer la critique d’une société du travail fondée sur le rapport dominants/dominés, fait disparaître toute différence au sein des dominés. Les travailleurs portent un uniforme de façon à renforcer le caractère standardisé de leur travail et surtout le fait que chacun d’entre eux peut être remplacé à n’importe quel moment par n’importe qui. La notion de compétence distinctive est effacée et les héros de ces œuvres de SF sont souvent ceux qui parviennent malgré tout à se distinguer des autres et faire exploser l’uniformité.
Entre travail et oisiveté
Certaines œuvres décrivent une société où les classes supérieures ont la possibilité de se divertir à volonté quand d’autres mettent leur travail au service de l’oisiveté des nantis. Ces récits jouent alors sur l’exagération du caractère fragmenté des sociétés et du développement croissant des inégalités.
Hunger Games met cela en scène de façon exemplaire. La société est divisée en deux : le Capitole composé d’hommes et de femmes qui se complaisent dans le divertissement et l’oisiveté, et les districts, besogneux et dominés. Le monde du Capitole est montré sous des traits légers. Les décors et costumes le rendent souvent grotesque et burlesque. Les districts, à l’inverse, sont montrés comme ancrés dans le travail. Les populations y sont tristes, très peu tournées vers le loisir, et ceux-ci ont vocation à être utiles (la chasse pour se nourrir).
Dans d’autres œuvres, le travail et le divertissement sont confondus. Ready Player One (Steven Spielberg, 2018) montre un futur où le jeu vidéo a totalement envahi la société, au point que l’industrie du jeu est devenue la plus importante. La vie virtuelle dans le jeu fonde une société à ce point sombre qu’elle ne permet plus aucun épanouissement en dehors de celui que procure la vie en univers virtuels. Hunger Games ou Ready Player One ont en commun de mettre en scène la coexistence tragique du superficiel pour le petit nombre et du nécessaire pour le plus grand. Et tout en faisant cela, la SF réinterroge ce qui fait communauté.
Suivre sa route seul, en-dehors du système
Le travailleur solitaire en dehors de toute communauté a beaucoup inspiré la SF. Le héros du film Blade Runner, Rick Deckard est un enquêteur chargé de traquer et de tuer les réplicants, des robots humanoïdes, en situation irrégulière sur Terre. Deckard est intéressant, car emblématique. Pétri de vertus et seul, il doute. Il pourchasse des réplicants et se demande si cela a du sens, l’œuvre critiquant au passage la façon dont nos sociétés contemporaines traitent la différence. En passant, comme dans beaucoup d’autres œuvres de SF, la complexité du personnage valorise la capacité de certains à résister et à ne pas se faire « broyer » par un système.
La figure du travailleur solitaire questionne le rapport au collectif. Il y a dans le fait de travailler en dehors de toute organisation une sorte de tension. Le travailleur est libre ; il refuse d’appartenir au système et il doit assumer une forme de précarité. Cependant, il est placé dans des situations apprenantes et réflexives : il parcourt un chemin tout au long de l’œuvre qui le conduit à se poser la question de sa place dans la communauté.
Le protagoniste tente de surnager dans une société en proie à des maux que l’on pressent invariants. En somme, le travail est ainsi questionné fondamentalement dans ses ressorts universels dans des œuvres qui éloignent l’audience de son contemporain à l’aide d’artefacts technologiques. Comme souvent, la SF parle donc bien du présent, et non de l’avenir, malgré les décors futuristes qu’elle nous propose.
Cet article fait partie du dossier « Science-fiction & réalités : culture et management à l’heure de Black Mirror », publié par le média scientifique en ligne de l’Université Paris Dauphine – PSL.