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Quand la télévision inspirait l’art contemporain

Mirage Stage, Nam June Paik, 1986. Kristina García/Musée Reina Sofia

Depuis l’apparition du téléviseur, les designers ont toujours cherché à le faire évoluer, à le perfectionner du point de vue de l’image, de l’ergonomie et du son. La télévision est devenue un objet de convoitise, comme l’analyse Isabelle Gaillard dans son ouvrage La télévision : histoire d’un objet de communication, 1945-1985, y compris pour les artistes, ce que montre l’ouvrage La boîte télévisuelle : le poste de télévision et les artistes que nous venons de publier chez INA Éditions. En effet, la création contemporaine a toujours souhaité intégrer dans ses modes de production des outils de communication à l’image de la radio, du téléphone, de la télévision ou bien d’Internet et des réseaux sociaux aujourd’hui.

La création télévisuelle

Au début des années 1960, en France, la télévision est encore réservée à quelques privilégiés – elle n’arrivera massivement dans les foyers qu’au cours des années 1970 – il était alors d’usage de regarder les quelques programmes de télévision dans les télé-clubs (ces clubs à visée éducative et populaire, lancés dès les années 1950 en France, pour regarder collectivement la télévision), chez un voisin ou à travers les vitrines de magasins d’électroménager. Pourtant, du côté de l’art contemporain, César conçoit dès 1962 une sculpture télévisuelle (Ensemble de télévision), donnant à voir un usage différent du récepteur de télévision. En effet, la forme cubique ou « en boîte » de la télévision à tube cathodique qui s’est largement imposée, malgré quelques essais audacieux de designers et de firmes (Téléavia en France, Philco aux États-Unis ou JVC au Japon), a largement retenu l’attention des artistes qui s’emparent du boîtier, se défont des composants électroniques pour proposer des objets inédits, sortes de « télé-sculptures », façonnées à partir de matériaux de rebut.

César, « Ensemble de télévision », 1962. SBJ/ADAGP, Paris Photo (C) Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais/image Centre Pompidou, MNAM-CCI

Or, le poste de télévision à tube cathodique n’est pas une simple boîte, c’est un appareillage complexe qui, dès les années 1960, a ouvert la voie à la création électronique et aux recherches expérimentales. Les artistes plasticiens et vidéastes ne sont pas restés insensibles aux potentialités du médium, notamment pour ceux qui ont entrepris un travail scrupuleux sur la nature et la structure de l’image électronique à l’image de Steina et Woody Vasulka. Et c’est en s’intéressant précisément à ces travaux que l’on peut valoriser les façons dont les artistes vidéo ont employé la technologie, avec ingénierie, parfois même en concevant leurs propres appareillages (synthétiseurs notamment). En effet, pour les artistes, il ne s’agit pas seulement de représenter la télévision mais de l’expérimenter, de chercher à contrecarrer les modes de visionnement existants des (télé)spectateurs. Au-delà de l’aspect divertissant de certaines créations, il s’agit de provoquer le public, de générer des pulsions, comme le montre l’exposition « TV performance » qui se tient à la Maison Bernard Anthonioz (MABA) à Nogent-sur-Marne.

L’exposition Performance TV à la MABA. maba

Avec l’arrivée de l’art vidéo dans les années 1960, le poste de télévision devient moniteur, autrement dit un appareil servant exclusivement à la diffusion des bandes vidéo, souvent très éloignées de la rigidité des formats télévisuels, permettant une création libre et autonome, qui sera de plus en plus relayée avec les installations vidéo dans les espaces d’exposition internationaux (galeries, musées, festivals). L’artiste vidéo prend ainsi les rênes du programme, permettant à l’écran un nouveau langage avec la matière télévisuelle : parasitages ou bien avec l’incrustation électronique d’images colorées et saturées ; une image électronique vivante, créative et expérimentale, ouverte sur toutes les formes, comme Jean‑Christophe Averty entendait la défendre dès les années 1960 à la télévision française. Actuellement, en France, à l’heure du tout numérique, des chercheurs travaillent sur les spécificités analogiques du médium pour dévoiler une histoire de l’art vidéo en pleine reconstruction, en mettant au devant de la scène des noms de vidéastes européens, moins reconnus, mais qui ont tout autant participé à l’édification d’une histoire de la vidéo.

Artistes de la « TV Generation »

Parmi les nombreux artistes qui ont œuvré avec la télévision, nous pouvons en citer plus précisément trois : Edward Kienholz, Nam June Paik et Wolf Vostell. Chacun à leur manière – assemblage pour Kienholz, happenings pour Vostell, collages électroniques et vidéo-sculptures pour Paik – a su tirer partie des spécificités du médium télévisuel : forme, image et message.

Dès les années 1970, des artistes connus ou méconnus du grand public français ont également entamé une réflexion critique sur le peu de visibilité des créations vidéo à la télévision – comme l’artiste américain Chris Burden – ou bien ont adopté des positionnements critiques contre la télévision comme le collectif vidéo californien Ant Farm. Né de l’émancipation de la « TV Generation » (génération post Seconde Guerre mondiale née avec la télévision), Ant Farm affirme en 1975, avec la performance vidéo Media Burn la volonté de déconstruire le discours médiatique à la télévision, symbole d’une pensée unique et dominante qu’il était, selon eux, nécessaire de subvertir, pour offrir, grâce à la vidéo, un médium alternatif et éducatif.

Car c’est bien aux États-Unis que la télévision, objet culturel et de divertissement par excellence, a entériné sa mutation commerciale (privatisation, publicité…) avant d’exporter son modèle. Pour les artistes vidéo, qui ont eu l’occasion de travailler dans les studios de télévision dès les années 1960, notamment en France, les conséquences du déploiement des chaînes ou du passage, dans les années 1980, d’une télévision avec monopole d’État à la privatisation de canaux a profondément marqué certains travaux de vidéastes, délaissés au profit de démarches inédites certes, mais sans doute moins expérimentales.

Obsolescence technologique

Ina

La télévision a ouvert la création dans différents registres : performance, vidéo, installation, assemblage, sculpture qui ont durablement marqué la scène artistique contemporaine jusqu’à la fin des années 1990, moment où, précisément, la boîte laisse largement sa place à l’écran blanc et à la vidéoprojection. À cette même époque, la télévision à tube cathodique disparaît des intérieurs au profit d’écrans de plus en plus plats. À leur manière, les artistes n’ont jamais cessé d’interroger la place de la télévision dans les sociétés industrielles et postindustrielles, tout en pressentant son évolution vers un système en réseau.

En ce sens, les « murs cathodiques colorés » de Nam June Paik conçus au cours des années 1980 et 1990, ne révélaient-ils pas au public international une saturation des images et une profonde mutation de la télévision ? Le constat est collectif : la société contemporaine mondialisée est profondément marquée par le développement accéléré des technologies, le monde de l’art également, mais cherche aussi activement des solutions durables pour conserver certaines pièces historiques menacées par l’obsolescence technologique et la disparition programmée des tubes cathodiques.

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