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Où sont les spectateurs ? Pixabay

Quand le cinéma se déconfinera

Le retour progressif des spectateurs à la réouverture des salles de cinéma, le 22 juin 2020, alimentait un relatif optimisme sur le redressement après la crise. La brutale fermeture des lieux culturels, à peine quatre mois plus tard, a plongé distributeurs de films et exploitants de salles de cinéma dans une crise existentielle cette fois alimentée par l’insolente vitalité des grandes plates-formes de streaming.

Les acteurs « traditionnels » de la distribution cinéma multiplient les appels aux soutiens et à l’innovation pour pérenniser leurs modèles économiques respectifs, face au risque de domination de quelques acteurs du numérique. Il est possible que nous assistions aux prémisses de ce que des travaux académiques ont conceptualisé, il y a plus de deux décennies déjà, par le terme d’innovation de rupture : confrontés à une dynamique de rupture, les acteurs établis (distributeurs et exploitants, qu’ils soient indépendants, affiliés à une major ou encore intégrés à un groupe audiovisuel) se retrouvent piégés dans leurs efforts d’innovation par le risque de casser le modèle économique sur lequel se fonde leur performance. Tel est le dilemme de l’innovateur, dont de nouveaux entrants profitent pour imposer leurs propres innovations et leur propre modèle en rupture avec ceux du marché « traditionnel ».

Retrouver le chemin des salles

Ces concepts pourraient nous aider à décrypter les indices de quelques transformations possibles, lorsque le cinéma se déconfinera. Il faudrait pour cela observer les pratiques et comportements des acteurs « du bout de la chaîne », c’est-à-dire les exploitants de salles et leurs spectateurs. C’est en effet d’eux que vient le dilemme : les spectateurs retrouveront-ils une deuxième fois le chemin des salles, et pour y voir quoi, pour y vivre quel type d’expérience ? La désertion des majors hollywoodiennes, si elle perdure, et les sorties directes sur chaînes payantes et plates-formes numériques (Disney, Warner, Netflix) ne vont-elles pas vider les multiplexes de leur public ?

À l’inverse, l’expansion de Netflix en direction des publics cinéphiles n’est-elle pas en train de s’accélérer, en captant de plus en plus de films de festivals détournés des salles par la crise ? Même conjoncturel, cet effet d’aubaine pour Netflix ne va-t-il pas bouleverser tout l’écosystème de la distribution des films en salle ?

Ce qui se livre à l’observation des faits et chiffres

À cet égard, les statistiques que le CNC vient de publier sur l’activité des salles de cinéma en France durant la période de réouverture, du 22 juin au 29 octobre 2020, mais aussi l’observation des efforts des exploitants pour maintenir le lien avec leur public depuis novembre dernier, fournissent quelques pistes de réflexion.

Au vu des statistiques, on constate que le secteur de l’exploitation a globalement bien résisté : près de 90 % des établissements actifs à la veille du confinement de mars ont réouvert à partir de juin, la part des films dits de première exclusivité dans la programmation des salles est restée identique aux périodes précédentes. Seul le couvre-feu a eu un impact significatif sur le nombre total de séances programmées sur la période. Les multiplexes ont quant à eux cherché à capter davantage les films américains disponibles en première exclusivité pour maintenir leur attractivité. On peut donc estimer que les variations significatives des entrées durant cette période traduisent une réorientation de la demande ou des changements de comportements par rapport à l’offre des distributeurs.

En comparant 2020 à la moyenne des années 2015-2019, le nombre d’entrées par séance programmée a globalement baissé de 51 % (et de 55 % dans les multiplexes), mais les salles mono-écrans et les cinémas parisiens ont mieux résisté à cette tendance baissière. On constate aussi une croissance des parts de marché des établissements de trois à sept écrans d’une part, des salles classées art & essai d’autre part. À l’exception du seul blockbuster dont la sortie a été maintenue pendant la période, Tenet, la principale explication de ces résultats se trouve dans la relative bonne performance du cinéma français, et quelques films d’auteur qu’un plan de sortie plus étendu qu’à la normale (en nombre d’écrans, types d’établissement et durée de programmation) a fait émerger.

Deux scénarios pour le futur

Sans vouloir lire l’avenir dans le marc de café, nous résumerons nos pistes de réflexion à deux questions. La première concerne l’incertitude qui pèse sur les multiplexes sur le long terme. Il y a un risque objectif à ce que les sorties simultanées salles-VOD amplifient la désertion des salles américaines et encouragent les majors à privilégier la distribution numérique jusqu’à en faire leur modèle dominant. Gageons que les majors ne s’embarrasseront pas éternellement de l’exception culturelle française, et que les multiplexes français devront alors tôt ou tard innover pour rentabiliser leurs salles délaissées par les blockbusters.

Le succès des programmations « non-film » (spectacle vivant, concerts et opéras diffusés en direct ou en différé) pourrait ouvrir la voie à d’autres expériences évènementielles, pour lesquelles certains multiplexes disposent d’infrastructures techniques performantes (les salles Imax, 4DX ou ScreenX par exemple) adaptables au gaming en ligne ou encore à des rencontres de « E-sport ». C’est donc par le retour du cinéma à ses origines de spectacle forain que le multiplexe pourra, peut-être, se réinventer.

La deuxième question nous fait revenir au désir de cinéma sur grand écran. Entre l’été et fin octobre 2020, la résistance de l’exploitation art & essai, la diversité des films proposés par les distributeurs indépendants, et les parts de marché reconquises par les établissements de moins de 7 écrans, sont quelques indices de l’avenir du « cinéma de proximité ».

Les exploitants ne s’y sont pas trompés, au vu des efforts déployés depuis la fermeture pour maintenir le lien avec leur public via les réseaux sociaux. Ces derniers, alimentés par des campagnes de marketing digital, ont sollicité l’attention permanente du spectateur : informations sur l’histoire et les projets de son cinéma, animations vidéos, quiz et rencontres-débats en ligne, podcasts, présentations des films à venir par leurs réalisateurs, souscriptions en vue de la réouverture, abonnements à des plates-formes VOD partenaires, etc. Le circuit parisien Dulac Cinémas a poussé le mimétisme avec le commerce de proximité jusqu’à proposer un coffret « click & collect » comprenant livres, confiseries, places de cinéma, DVD et divers goodies, à retirer à l’entrée de ses salles. Les distributeurs indépendants se sont associés à ces campagnes jusqu’à proposer une offre conjointe de salle de cinéma virtuelle : des films (déjà sortis ou destinés à une exploitation vidéo) sont programmés en streaming à dates et horaires fixes, les séances souvent accompagnées d’une rencontre-débat sont accessibles dans une zone géolocalisée et les recettes partagées avec les exploitants partenaires.

Il est encore trop tôt pour un premier bilan de ces initiatives. Mais quel qu’en soit l’impact économique futur, leur continuité et leur cohérence dans la valorisation de l’expérience collective du film en salle est sans doute porteuse d’une autre réinvention du cinéma, par strates d’innovations successives.

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