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Quand le Parlement européen se « nationalise »

Vue de l'intérieur du Parlement européen à Bruxelles, le 26 mai 2019, transformé en salle de presse géante. Emmanuel Dunand / AFP

L’article 13 du traité sur l’Union européenne (TUE), qui contient la liste des institutions de l’Union européenne (UE), cite le Parlement européen (PE) en premier. Suivent ensuite le Conseil européen, le Conseil, la Commission européenne, la Cour de justice de l’UE, la Banque centrale européenne et la Cour des comptes. À l’image de la construction européenne, ce Parlement est original, tout en restant grandement méconnu, bien qu’étant la seule assemblée internationale élue au suffrage universel direct. Il a pourtant bénéficié d’un accroissement constant de ses pouvoirs au fil des traités européens.

Les articles 10-2 et 14-2 du TUE, dans leur rédaction issue du traité de Lisbonne, établissement très clairement un lien entre le Parlement et les citoyens de l’Union. En dépit de la crise de la représentation politique et du faible engouement pour le parlementarisme tant national qu’européen, les citoyens de l’Union sont directement représentés au PE. Et bien que les institutions européennes semblent lointaines aux citoyens de l’Union, il est fondamental de voter pour son renouvellement. La représentativité et la légitimité du Parlement ne doivent pas s’affaiblir, ni le fossé entre les citoyens et leurs représentants européens s’accroître.

De surcroît, son renouvellement tous les cinq ans représente une étape charnière dans le fonctionnement du système institutionnel de l’Union. Celui-ci s’inscrit en 2019 dans le contexte particulier du retrait du Royaume-Uni. Avec le Brexit et la montée des populismes et des nationalismes en Europe, le prochain Parlement sera davantage éclaté – ce qui ne va pas faciliter l’application du processus des Spitzenkandidaten, les nominations aux hautes fonctions européennes, ainsi que la détermination des priorités stratégiques de l’UE jusqu’à 2024.

Un fort attachement à l’Europe mais pas à l’élection européenne

Plus de 420 millions d’Européens des 28 États membres étaient invités à élire leurs 751 députés européens qui, une fois le Brexit intervenu, ne seront plus que 705, conformément à la décision du Conseil européen prise sur la base d’une proposition initiale du PE. Il a en effet réparti 27 des 73 sièges du Royaume-Uni entre 14 États membres, en application du principe de proportionnalité dégressive, pour tenir compte de l’évolution démographique des États membres. La France – qui passe de 74 à 79 sièges – et l’Espagne gagnent ainsi 5 sièges ; l’Italie et les Pays-Bas 3 sièges, etc.

Bien entendu, ces représentants supplémentaires n’entreront en fonction que lors du retrait effectif du Royaume-Uni. La décision du Conseil européen du 11 avril 2019 a en effet bien précisé que si le Royaume-Uni était encore un État membre entre le 23 et le 26 mai 2019, « il sera dans l’obligation de procéder aux élections au Parlement européen conformément au droit de l’Union ». L’UE s’est donc trouvée face au paradoxe qui voit un État membre souhaitant quitter l’UE élire des députés européens.

Nigel Farage, le leader du camp pro-Brexit, repoussoir pour les pro-Européens. Tolga Akmen/AFP

L’élection de 2019 a été marquée par une offre électorale émiettée et pléthorique. 41 listes ont été déposées en Allemagne pour 96 sièges à pourvoir ; 38 en Espagne pour 54 sièges ; 34 en France pour 74 sièges à pourvoir, tout comme en Croatie pour seulement 11 sièges à attribuer. Ce bric-à-brac électoral, qui ne facilite pas le choix des électeurs, va de pair avec une autre caractéristique, à l’évidence très française : les débats sont restés nationaux et n’ont pas – ou très peu – portés sur les questions européennes. En France, le duel entre les listes Renaissance et Rassemblement national a ainsi eu des airs de remake de l’élection présidentielle française de 2017.

Faut-il alors relever un paradoxe européen caractérisé par « un fort attachement à l’Europe mais pas à l’élection européenne », cela en dépit de la progression des mouvements politiques nationalistes, populistes ou extrémistes ? Cet attachement est conforté par le fait que, selon un sondage rendu public le 16 mai 2019, « deux Européens sur trois redoutent le démantèlement de l’UE. » Il permet de comprendre le grand intérêt que conserve le projet européen, ainsi que la remontée du taux de participation aux élections européennes.

Une assemblée davantage fragmentée

En raison d’un taux de participation de 50,93 % (42,61 % en 2014), le plus élevé depuis vingt ans, on est en droit de se demander si les Européens ont (enfin ?) pris conscience de l’importance des élections européennes.

La participation atteint ainsi 88,47 % en Belgique (vote obligatoire), 64,30 % en Espagne, 61,41 % en Allemagne ou encore 50,12 % en France. Pour la première élection en 1979, elle avait été de 61,99 %, puis en baisse constante pendant quarante ans. Cette élection a ainsi été plus européenne que les précédentes.

Comme attendu, le Parlement sera davantage fragmenté pour la législature 2019-2024, notamment en raison de la fin du duopole entre le PPE (Parti populaire européen) et le PSE (Parti socialiste européen), qui perdent respectivement 36 et 38 sièges – ce qui va rendre le jeu des alliances pour diriger le PE plus compliqué. La poussée des partis nationalistes et eurosceptiques est moins importante que prévue, alors que les Verts et les Libéraux sont en progression assez forte et deviennent des groupes pivots pour constituer une majorité parlementaire.

Finalement, dans le nouveau Parlement, les cartes sont rebattues : une « nouvelle logique politique » s’installe, mais les équilibres ne sont pas bouleversés.

Composition du Parlement européen basée sur la structure du Parlement sortant

Du fait de l’affaiblissement des deux grands groupes politiques qui règnent depuis vingt ans sur la vie politique européenne, la fragmentation politique fait son entrée au Parlement européen. Elle n’est, en fin de compte, que le reflet des tendances politiques observées dans les États membres, ce qui n’est pas sans conséquence.

La composition du nouveau Parlement européen. Commission européenne :DR

Avant 2019, le PE n’était pas dans la situation d’un Parlement national, car il dialoguait avec deux « gouvernements » : la Commission responsable devant lui ; le Conseil qui détient toujours l’essentiel du pouvoir de décision. Une majorité et une minorité coexistaient.

Avec le nouveau Parlement, on se rapproche de la situation d’un Parlement national avec une majorité et une opposition : une majorité pro-européenne face à un ensemble de partis eurosceptiques. Il est donc logique que le Parlement soit davantage divisé.

Un « Spitzenkandidat » à la présidence de la Commission européenne ?

Le traité de Lisbonne accroît le rôle du Parlement dans la désignation de la Commission et de son président. Il introduit « une logique inédite de politisation des élections ». Selon l’article 17-7 TUE, le Conseil européen lui propose un candidat à la fonction de président de la Commission, « en tenant compte des élections européennes ». Une Déclaration n° 11 ad article 17-6 et 7 précise que les deux institutions ont une responsabilité commune dans le bon déroulement de ce processus de nomination, et que des consultations portant sur le profil des candidats aux fonctions de président de la Commission pourront être arrêtées d’un commun accord – ce qui n’est pas le cas pour l’instant.

Partant, le Conseil européen n’a – en droit – aucune obligation d’investir le vainqueur du scrutin ; il doit seulement tenir compte des élections, pas forcément non plus du résultat de ces élections. Cette volonté de politisation des élections européennes a vu naître le processus des Spitzenkandidaten, selon lequel le candidat tête de liste du parti européen remportant les élections devient président de la Commission européenne. Lors du scrutin de 2014, Jean‑Claude Juncker, tête de liste du PPE, a ainsi accédé à cette présidence.

Ce système est cependant controversé, voire plus. Le Parlement en a une conception maximaliste : il s’est déclaré « prêt à rejeter tout candidat à la présidence de la Commission qui n’a pas été désigné comme Spitzenkandidat en amont des élections européennes ». Cette lecture parlementariste vaut-elle mise en garde, car le Parlement voit de nombreux avantages dans cette procédure : respect de l’équilibre institutionnel ; transparence accrue de l’élection ; renforcement de la légitimité politique de la Commission ; sensibilisation des citoyens européens à l’enjeu du vote du fait de sa personnalisation.

Le processus des Spitzenkandidaten n’est pourtant pas toujours considéré comme démocratique. Tel est par exemple le point de vue du Président du Conseil européen Donald Tusk. Les Spitzenkandidaten ne sont en effet pas forcément très connus du grand public. La logique qui sous-tend ce processus transforme la Commission en gouvernement, ce qui est source d’ambiguïtés.

Certains membres du Conseil européen, dont le Président Macron, estiment qu’ils devraient concourir sur des listes transnationales. Quoi qu’il en soit, vu les scores des groupes PPE et PSE, Spitzenkandidat ou pas, le futur Président de la Commission devra être élu avec une majorité de 376 voix.

La fragilité du « Spitzenkandidat » du PPE et le grand mercato des nominations

En application du processus du Spitzenkandidat, le PPE ayant obtenu 180 sièges, Manfred Weber, son candidat tête de liste devrait être désigné. Cette automaticité ne va pas de soi, en raison de la fragilité du Spitzenkandidat du PPE. Sa candidature n’a pas suscité une grande mobilisation, et ne connaît pas la même dynamique que celle de Jean‑Claude Juncker en 2014. Son positionnement politique très à droite ne plaide pas non plus en sa faveur.

Le chrétien-démocrate allemand Manfred Weber, l’un des prétendants pour diriger la Commission. Christof Stache/AFP

Le PPE joue un rôle de premier plan depuis vingt ans, ce qui ne fait à nouveau pas l’unanimité, même s’il demeure le parti le plus important. De son côté, le socialiste néerlandais, Frans Timmermans, chef de file du PSE, estime qu’il y a une majorité possible sans le PPE. La présidence de la Commission sera vraisemblablement très disputée.

Plusieurs membres du Conseil européen n’acceptent pas d’avoir les mains liées par ce processus, notamment le Président Emmanuel Macron. De plus, l’Allemagne détient déjà de nombreuses présidences : celles du Mécanisme européen de stabilité, de la Banque européenne d’investissement, de la Cour des comptes et du Conseil de résolution unique de l’Union bancaire. Il ne faut pas oublier non plus que les nominations aux hautes fonctions de l’UE font l’objet d’un grand marchandage d’ensemble, qui concerne les présidences de la Commission, du Conseil européen, de la Banque centrale européenne, ainsi que le poste de Haut Représentant pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité.

Dans un souci de rapidité, de fluidité et d’efficacité, le Président du Conseil européen Donald Tusk a d’ailleurs précisé que ce processus de désignation débuterait par une réunion à 28, ce 28 mai 2019. Selon les traités, il devra respecter l’équilibre géographique de l’Union, sa démographie, afin que les petits comme les grands États membres soient représentés à ces plus hautes fonctions. Les équilibres politiques et de genres devront l’être également.

L’objectif est de parvenir le plus rapidement possible à un consensus pour franchir cette étape charnière de la vie institutionnelle européenne, qui va être suivie d’une autre tout aussi cruciale et consistant à jeter les bases du futur avenir commun de l’Union.

Besoin de projection

Dans la perspective de l’adoption de l’agenda stratégique de l’UE pour les cinq prochaines années, la Commission européenne a ouvert le bal. Elle a recommandé d’articuler ce programme stratégique 2019-2024 autour de cinq axes : une Europe protectrice, concurrentielle, équitable, durable et influente. Ce premier acte a été suivi d’un deuxième qui a consisté pour les dirigeants de l’UE, réunis de manière informelle à Sibiu (Roumanie), en l’adoption d’une Déclaration reposant sur dix engagements. Ce document est la conclusion d’un processus de réflexion sur l’avenir de l’UE, qui a débuté par une précédente Déclaration adoptée à Bratislava en septembre 2016, après le référendum britannique sur le retrait de l’Union du 23 juin 2016.

La Déclaration de Sibiu énumère 10 engagements qui s’articulent autour de quatre grands thèmes :

  • protéger les citoyens et les libertés ;

  • développer un modèle économique européen d’avenir ;

  • construire un avenir plus vert, plus équitable et plus inclusif ;

  • promouvoir les intérêts et les valeurs de l’Europe dans le monde.

Ce programme stratégique concerne tant les « affaires intérieures » européennes que les défis mondiaux, car l’UE a « un besoin de projection, plus que de protection ».

Ces prolégomènes seront-ils un premier pas suffisant vers la nécessaire refondation de l’UE, sachant que le Conseil européen des 20-21 juin 2019 doit décider du troisième acte qu’est l’Agenda stratégique de l’UE pour les cinq prochaines années ? Les stratégies, qu’elles soient décennales comme celle de Lisbonne (2000) ou comme Europe 2020, ou bien seulement quinquennales, ont de quoi laisser perplexe ! Elles ne produisent quasiment aucun résultat et leur caractère fourre-tout – et langue de bois – n’évoquent rien ou si peu aux Européens.

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