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Quand les citoyens évaluent les décisions publiques

Les conseils citoyens permettent à chacun de s'emparer des choix et des décisions collectives. Charlène Bergeat, CC BY-SA

Des consultations citoyennes ont récemment été mises en œuvre en France sous l’égide de l’État avec le Grand Débat, la Conférence Citoyenne sur le Climat. Présentées comme des outils de modernisation, d’appropriation citoyenne et de co-construction de l’action publique, elles soulèvent cependant quelques interrogations voire des controverses.

S’agit-il de modes pertinents de consultation et quelle peut être ainsi la réelle capacité d’influence des citoyens sur les politiques publiques mises en œuvre ?

Ne faut-il pas fonder plus étroitement ces consultations citoyennes et plus précisément l’action de Conseils de Citoyens sur une méthodologie scientifique ? Cette démarche semblerait en effet nécessaire afin que soient exprimées correctement les préférences de citoyens et faire en sorte que les décisions prises par les politiques soient réellement en adéquation avec les attentes de la population.

Les outils déployés depuis plusieurs décennies par l’analyse économique standard (dite dominante ou mainstream) et ses méthodologies d’enquête peuvent servir de référence en matière de consultation sur les attentes de la population.

Ils visent en effet à appréhender les préférences des individus pour fonder les politiques publiques. La dénommée Méthode d’évaluation contingente (MEC) est à considérer particulièrement à cet égard.

Combien seriez-vous prêts à payer pour une MJC ?

La MEC fournit ainsi des évaluations monétaires censées révéler l’utilité que les citoyens-consommateurs attribuent à la production de biens publics non vendus sur un marché.

Des questionnaires d’enquêtes sont réalisés auprès d’un échantillon représentatif d’individus qui déclarent leur consentement à payer (CAP) pour tel ou tel programme.

C’est ainsi que dans le cas de la marée noire de l’Exxon Valdez en 1989 en Alaska (dont le montant des dégâts environnementaux a été estimé à 507 millions de $ par les autorités publiques), on a demandé à 1000 personnes si elles seraient d’accord de payer pour éviter que ce type d’accident se reproduise dans un horizon de 10 ans.

La tragédie de l’Exxon Valdez, 1989, New York Times.

Un « consentement à payer moyen », de près de 30 $ US par personne en est ressorti. Appliqué à la population américaine concernée, le cumul représentait 2,8 milliards de dollars. Finalement, la compagnie Exxon et le gouverneur de l’Alaska ont négocié une indemnisation de 1 milliard de dollars.

Un autre exemple est celui de la construction d’une Maison des Jeunes et de la Culture (MJC) dans la ville de Rouen pour des travaux d’un montant estimé à 840 000€. Le questionnaire adressé à 336 personnes portait sur le financement de cette MJC dans un quartier de la ville. Avec un consentement à payer (CAP) moyen de 30,24€ par personne, le montant cumulé représentait 1 691 384 € pour la population rouennaise concernée. En agrégeant ces CAP et en retranchant les coûts de production d’un programme, on obtient ainsi des bénéfices nets, un « surplus social », amenant à retenir ainsi le programme en le considérant socialement utile ou à l’inverse à l’exclure pour cause de « déficit social ».

On peut ainsi juger de la pertinence de politiques publiques aussi diverses que, par exemple, l’aménagement d’un parc de loisir, ou d’activités économiques, la mise en place d’un pôle de médiation sociale, d’actions de réussite éducative, etc.

Les décideurs publics peuvent alors hiérarchiser les programmes pour les financer de manière efficiente en retenant au premier chef ceux dont le surplus social est le plus élevé.

Par-delà l’intérêt qu’elle peut susciter pour son opérationnalité dans la prise en compte d’aspirations individuelles mais aussi les réserves que l’on peut avoir vis-à-vis d’une logique fondée sur la monétisation de productions non-marchandes, la démarche est sujette à caution sur le plan méthodologique.

Aller au-delà d’un scientisme utilitariste

La démarche traditionnelle de la MEC, est par nature foncièrement centraliste et imprégnée d’une démarche méthodologique dont les limites intrinsèques tiennent principalement à son caractère « top-down » : ce sont les décideurs politiques ou les enquêteurs qui spécifient en amont la nature des programmes envisageables et les questionnements à soumettre aux enquêtés.

Les citoyens-consommateurs sont en effet peu impliqués dans les différentes étapes de sa mise en œuvre. Lors de sa première étape, ex ante, d’élaboration des questionnaires, les « enquêteurs, qu’ils soient chercheurs ou techniciens au service d’élus, les placent dans un cadre préconçu, de scénarios dans lesquels la nature des programmes et leur contenu sont préétablis pour décider des biens publics à produire.

Conseils citoyens à Villeurbanne. Charlène Bergeat, CC BY

Lors de la seconde étape d’évaluation proprement dite des programmes, un échantillon représentatif de la population répond au questionnaire pour identifier le CAP de la population tout entière. La troisième étape, ex post, est celle de la prise de décision par les autorités publiques sur la base des réponses apportées. Dans la pratique concrète des processus de prise de décision, les préférences citoyennes peuvent être totalement ignorées ou sensiblement modifiées puisqu’incombant en dernier ressort aux élus dans les démocraties représentatives.

Ajoutons que sur le plan méthodologique, une application correcte de la MEC suppose une bonne compréhension et un attrait suffisant des répondants pour les scénarios qui leur sont proposés afin qu’ils expriment des préférences claires et pertinentes pour produire des biens publics.

Ces difficultés et limites d’application de la MEC amènent à considérer que cette méthode standard ne se suffit pas à elle-même mais quelle peut néanmoins s’avérer utile dans le cadre d’un processus de prise de décision publique reposant sur des Conseils de Citoyens.

Les conseils de citoyens à l’œuvre

Les Conseils des Citoyens (CC) sont des instances d’information et de consultation réunissant des citoyens volontaires ou tirés au sort pour les associer aux décisions publiques.

Nous avons par exemple étudié ceux institués dans les villes de Millau et de Villeurbanne, à la collectivité territoriale de la Réunion, ou d’autres au Canada.

Leurs modalités de fonctionnement s’avèrent plus ou moins contraignantes pour les autorités en matière de prise de décision finale.

Jury citoyen à Villeurbanne. Charlène Bergeat, CC BY

La ville de Millau présente ainsi la consultation des citoyens comme un outil essentiel car source d’impulsion démocratique (car permettant l’expression d’opinions divergentes) et d’aide à la décision pour les décideurs publics. L’objet de ces conseils est d’évaluer et d’adapter des programmes publics réalisés ou à venir et leurs effets aux besoins collectifs.

En combinant la MEC à des conseils citoyens on peut fortement enrichir le processus d’identification et de prise en compte des préférences citoyennes à l’appui des enquêtes. Dans la phase qui précède l’enquête, les CC peuvent analyser les scénarios envisagés et préciser le contenu des questionnaires d’évaluation contingente.

Leur expertise collective est en effet mise à profit dans les questionnaires élaborés par les experts en évaluation contingente pour discuter de l’amélioration de programmes envisagés voire plus radicalement de les reconsidérer. Les conseils citoyens peuvent même récuser des projets de consultations sur le développement d’activités voulues par les décideurs pour lancer des consultations mais ne répondant pas à leurs attentes, par exemple des programmes de développement de l’activité économique qui nuiraient au cadre de vie.

La pertinence des scénarios peut ainsi s’en trouvée améliorée eu égard aux besoins des citoyens, reflétant plus étroitement les aspirations sociales par un vocabulaire plus compréhensible et qui ne heurte pas la sensibilité des enquêtés.

Durant la phase d’administration des questionnaires, les membres des conseils de citoyens peuvent suivre le processus afin de s’assurer que l’enquête est menée de manière satisfaisante et bien comprise. Les CC peuvent aussi intervenir en consultant les personnes interrogées afin de s’assurer qu’elles comprennent bien l’enquête et qu’il n’y a pas de biais liés à une influence indésirable des enquêteurs ; à un stade ultérieur, les CC peuvent invalider une enquête posant de graves problèmes d’administration et, si nécessaire, suggérer que des questionnaires et/ou scénarios soient modifiés.

Un rôle de médiateurs

Durant la phase de prise de décision finale, l’objectif est celui d’une bonne adéquation aux préférences citoyennes. Les CC y facilitent l’interprétation des résultats des enquêtes d’évaluation contingente notamment lorsque les décideurs publics sont multiples et relèvent de niveaux institutionnels divers (local, régional, national, européen).

Les décideurs réagissent en effet de manière différente aux résultats en fonction de leurs sensibilités politiques, de leurs domaines d’expertise et de leur niveau institutionnel.

Affichage à Villeurbanne. Charlène Bergeat, CC BY

Dans ce contexte, les CC peuvent alors être d’utiles médiateurs informant les décideurs sur les répercussions politiques potentielles de certains choix grâce à l’effet miroir. En effet, tout au long du processus de concertation, les CC peuvent faire état de risques de troubles politiques et sociaux de prises de décisions publiques du fait des réalités de terrain et selon le niveau institutionnel où ils sont amenés à s’exprimer.

Les conditions de la bonne utilisation des conseils citoyens

La combinaison de conseils citoyens à la MEC ne peut cependant s’avérer efficace qu’en levant certaines hypothèques. Les conseils citoyens doivent être réellement représentatifs des populations concernées, pleinement actifs tout au long du processus d’évaluation.

La critique récurrente est que seuls ceux qui ont le plus de temps libre se portent effectivement volontaires pour participer aux conseils citoyens.

Pour ce faire, la présence de citoyens volontaires ayant un engagement fort est indispensable ainsi que les consultations en ligne. Et pour constituer les conseils citoyens, le lancement d’appels à candidatures peut s’avérer nécessaire avant de procéder au tirage au sort des membres, comme l’a montré l’enquête à la Réunion, où 63 % de répondants étaient de cet avis.

Doivent aussi être respectés des principes de transparence et d’intégrité des parties prenantes, et en particulier que la démarche ne relève pas foncièrement d’une logique de communication politique. Les conseils de citoyens de l’agglomération nantaise font ainsi grief d’un manque d’information sur les choix résultant des prises de décision finales des politiques.

À Millau, la réflexion va jusqu’à mettre en place une « Commission de contrôle », chargée de s’assurer que les propositions exprimées par cette instance citoyenne ont été retenues par le Conseil Municipal et suivies d’effet, est perçue à cet égard comme le moyen de renforcer la confiance des citoyens envers les décideurs publics.

Dans le contexte institutionnel de la démocratie représentative, nul doute pour finir que la portée des résultats dépend foncièrement du volontarisme politique et du système de valeur des décideurs.

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