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Quand les morts secouent nos habitudes

Queen Joanna the Mad. 1877. Oil on canvas, 340 x 500 cm. Francisco Pradilla y Ortiz. Copyright ©Museo Nacional del Prado, CC BY-NC-SA

En France, le deuil est encouragé par les institutions et les professionnels, un phénomène que décrit la sociologue Dominique Memmi dans La Revanche de la Chair. Elle montre comment la mort est cadrée, notamment matérialisée dans les corps, les lieux, les objets. Or, dans ses tous derniers travaux, Vinciane Despret, conférencière durant les journées « L’ethnologie va vous surprendre ! », philosophe et professeur à l'Université de Liège, raconte une toute autre histoire de la relation qui s'établit avec les morts. Extraits choisis.

Dans l'enquête que j'ai menée et qui a donné lieu à l'ouvrage Au bonheur des morts , les personnes m’ont raconté des histoires qui ne semblent pas, en fait, tellement affectées par cette matérialisation. Les histoires étant plutôt focalisées sur des présences plus immatérielles, ou dont la matérialité procède par « détournements », comme lorsque des signes prennent des formes émanant du monde naturel ou des objets.

Un nuage, un arbre, un objet… Les vivants perçoivent différemment la présence de la personne décédée. MalizOng/Publicdomain

En revanche, ces récits s’accordent plutôt à ce que Dominique Memmi décrit comme une obligation au « travail du deuil », et cela au moins de deux façons, relativement contradictoires.

D’une part, du côté des pratiques, les personnes endeuillées affirment leur opposition à ce qu’elles vivent comme une éradication des morts, leur mise à l’écart sociale. Non seulement elles s’y opposent mais elles affirment clairement leur volonté de faire autrement à l’égard de ceux qui ne sont plus. En ce sens, on pourrait penser qu’elles manifestent une sensibilité ou une adhésion au discours bien décrit par Memmi, discours enjoignant le fait de « prendre soin » des morts.

Mais d’autre part, ces personnes disent ne pas se sentir en accord avec la théorie du deuil, telle qu’elle circule dans les discours des institutions autour de la mort.

« prolonger la vitalité de ceux qui ne sont plus »

Les histoires que j’ai pu entendre rendent particulièrement lisible une caractéristique commune à la façon dont ces personnes traduisent et prolongent l’expérience qu’elles vivent ou cultivent, que ce soit le sentiment d’une présence, le fait de recevoir des messages en rêve ou encore le sentiment de la nécessité de continuer à accomplir des choses pour « promouvoir » les morts dans l’existence, si je reprends les termes d’Etienne Souriau.

En d’autres termes, ces personnes agissent afin de prolonger activement la vitalité de ceux dont on dit qu’ils ne sont plus, et luttent tout aussi activement, contre ce jugement de non existence. Ce faisant, elles refusent le rôle de l'endeuillé qui devrait accepter que le mort n’existe plus d’aucune manière, si ce n’est comme souvenir, et qu’il doit s’en détacher pour investir des objets nouveaux.

Parler de toi c'est te faire exister. C.C

On exige de celui-ci de « faire l’épreuve de la réalité ». Comme l'ont montré les travaux de Jean Allouch et de Magali Molinié, cette « réalité » s’est trouvée imposée, parmi d'autres réalités possibles, par le concours de circonstances comme les luttes contre le pouvoir de l’église et les « croyances populaires », la montée du positivisme et l’essor des sciences humaines avec leur croisade de promotion de la rationalisation.

Une résistance politique aux institutions

Les personnes avec qui j'ai pu discuter résistent, activement, politiquement, et elles le font dans un milieu souvent hostile, disqualifiant, peu enclin à remettre en cause sa conception de la « réalité ».

Ainsi cette maman endeuillée par la perte de son fils, à qui sa psychothérapeute avait enjoint de parler de son celui-ci au passé, et qui a répondu, lorsque je lui posais la question de savoir ce qu’elle ferait de ce conseil : « ma psy est là pour m’aider, pas pour m’apprendre à parler ».

Ces personnes résistent d’autant mieux qu’elles pensent, à juste titre, que c’est ce que leurs défunts attendent d’elles. Comme le disait joliment une correspondante d’Anny Duperey, « les morts ne sont morts que si on les enterre. Sinon, ils travaillent pour nous, ils terminent autrement ce pour quoi ils étaient faits. Nous devons les accompagner et les aider à nous accompagner, dans un va-et-vient dynamique, chaud et éblouissant. »

Elles ont compris que les morts ne le sont vraiment que si on cesse de s’entretenir avec eux, c’est-à-dire, de les entretenir.

Et elles ne cessent de poser cette question, et d’y répondre avec toute l’inventivité dont elles sont capables : « qu’attend-il de moi ? Que voudrait-il que je prolonge à présent qu’il n’est plus là pour achever ce qu’il avait commencé ? »

Entretenir les morts pour qu'ils «continuent à vivre et à affecter les vivants»

Certains sentent des présences, ou plutôt, comme j’ai souvent entendu le dire, ont le sentiment d’une « présence de présence ». D’autres, en revanche, savent que certaines choses, des gestes, doivent être accomplis afin de permettre à leurs morts de continuer à vivre et à affecter les vivants.

Une femme porte les chaussures de sa grand-mère afin qu’elle continue à arpenter le monde, l’autre accueille dans un rêve la demande de son père de ne pas vendre leur maison, des parents d’une jeune fille ont laissé une boite aux lettres sur sa tombe afin qu’elle continue à recevoir des lettres.

Aux Etats-Unis, un mouvement a explicitement amorcé ce travail revendiqué comme politique avec les funérailles à domicile. Ces funérailles à domicile relèvent de l’initiative de quelques personnes qui se sont collectivement mobilisées pour résister et dénoncer la manière dont sont traités les corps des défunts, la commercialisation de ces traitements par les pompes funèbres, l’exclusion des proches et le vide de sens des rituels.

Emission de Vocativ sur l'ampleur du commerce lié aux funérailles (en anglais)

La mort, dans la conception de ces collectifs, n’est pas une affaire de tout ou rien. Le cœur peut avoir cessé de battre, mais il y a toujours quelqu’un, une forme de présence, quoique affaiblie.

La mort ne s’inscrit plus dans la temporalité medico-scientifique, déterminée par les médecins. Elle devient un processus long dans lequel ce qu’on appelle l’agentivité de la personne, sa capacité à agir, reste, comme le dit l’anthropologue Alexa Hagerty qui a suivi le travail des funérailles à domicile, « vibrante » et ce, notamment, parce que les communications restent possibles.

Je ne sais combien de temps il faudra encore avant que ces mouvements de résistance puissent sortir de l’intimité, qu’ils trouvent des milieux un peu moins hostiles ou disqualifiant.

Les sciences sociales imposent une norme de la rationalité

Apparitions de Vierge et fidèles anachroniques, désorceleurs - comme les a merveilleusement étudiés Jeanne Favret Saada -, ou morts un peu trop vivants, tous ces êtres usuellement requièrent, de la part des sciences sociales, une explication par un certain type de causes: montée de l’irrationalité, crises diverses et toutes forcément pathogènes, au niveau collectif ; isolement social, désordre mental, hystérie, deuil compromis au niveau individuel. Parce que ces êtres et phénomènes contreviennent aux normes de la rationalité.

Dans le livre La Vierge et le Neutrino, Isabelle Stengers interpellait les praticiens des sciences humaines avec un humour féroce : « Nous sommes sûrs que la Vierge [qui apparaît aux pèlerins de Medjugorje, en Bosnie-Herzégovine] peut être réduite à la subjectivité humaine, la seule question est de savoir laquelle de nos sciences humaines s’imposera comme la plus qualifiée pour faire le travail ».

Is there a ghost? Il faut accepter de ne pas céder au ‘tout explicatif’ Porsche Brosseau/Flickr, CC BY-SA

C’est pour de bonnes raisons que les églises se vident, pour de mauvaises causes que les fidèles se réfugient dans des pratiques de spiritisme, de religions alternatives un peu fantasques, voire chez les sorciers et autres guérisseurs — ou comme le dit, de manière très critique Christophe Pons, certains « se retrouveraient dans un désespoir de sens qui les ferait errer sur la marché mondialisé des biens de salut ».

De nombreux chercheurs heureusement, ont rompu avec ce régime appauvrissant du « tout explicatif ». Je pense que les travaux de Bruno Latour, d’Elisabeth Claverie ou encore de Favret-Saada, pour ne mentionner qu’eux, ont vraiment contribué à ce changement.

Un chatbot pour dialoguer avec l'être perdu

Je ne peux m’empêcher de remarquer que certains chercheurs en sciences sociales attribuent le retour actif des morts au fait que les nouvelles technologies ont brouillé la frontière entre la vie et la mort, autorisant la confusion.

Outre que ce genre de jugements renvoie les gens au rang de crédules « confusionnés » et facilement illusionnés (voire à celui d’une armée d’arriérés mentaux à qui on aurait donné la bombe atomique), il repose sur une conviction non-interrogée : que nous connaîtrions la frontière entre ce qui constitue le fait d’être vivant et celui d’être mort — alors que le fait même qu’elle soit déplaçable montre que rien n’est moins clair.

Les brèches dans l'opposition entre l'être et le non être, comme les qualifie Maurice Bloch, qu’occupent de manière privilégiée les « morts remuants », sont également de véritables niches écologiques pour les carrières post-mortem autorisées par le numérique. Les nouvelles technologies des bots pourraient bien donner un support concret aux expériences qui prolongent la vie et l’influence des défunts sur les vivants.

Un logiciel conversationnel nommé chatbot a été créé par une ingénieure en intelligence artificielle, Eugenia Kuyda, qui utilisa les textes d'un ami récemment décédé. Des chatbots d’éternité augmentée sont par ailleurs actuellement en cours de développement, notamment au MIT Media Lab.

un chabot permet d'envoyer des sms du mort aux vivants (en anglais)/ Bloomberg.

On ne peut savoir comment ces technologies vont être accueillies, ni ce que les gens en feront. Et je crois que c’est là que la question est intéressante. Philippe Baudoin a bien montré comment toutes les technologies nouvelles, télégraphe, téléphone, photographie, ont pu faire l’objet de détournements, d’usages inédits, d’inventions.

On peut donc faire confiance à cette inventivité. Et espérer que les sciences humaines rompent avec le régime de hantise d’être dupé qui est si souvent le leur, et cessent de penser que l’objectif de leur mission consiste à nous désenchanter.

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