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Quand Merkel et Macron endossent la tunique mythique du couple franco-allemand

Conférence de presse commune d'Angela Merkel et Emmanuel Macron, le 18 mai 2020, Berlin / Paris. Kay Nietfeld/Pool/AFP

Mise à jour du 20 août 2020 : au moment où Emmanuel Macron accueille Angela Merkel au fort de Brégançon, ce qui suscite de nombreuses analyses sur l'état du « couple franco-allemand », nous vous proposons de relire ce récent article consacré à la relation Paris-Berlin et à la façon dont elle est perçue dans les deux pays et dans le reste de l'Europe.

Depuis la spectaculaire annonce franco-allemande d’un plan pour une relance européenne, les commentaires entonnent le refrain de la « renaissance du couple franco-allemand ». Ces commentaires sont d’un classicisme prononcé… depuis 40 années.

Faire ce constat n’a pas pour but de disqualifier de tels commentaires. Il s’agit au contraire d’en prendre la mesure. Par leur permanence, ils constituent un fait en soi dont l’analyse permet de comprendre une dimension centrale de l’Union européenne : le couple franco-allemand est le mythe opératoire de l’Europe.

Une annonce historique

L’annonce d’une dette européenne par Angela Merkel et Emmanuel Macron est, au sens propre, historique. Elle constitue, en effet, un tournant dans l’histoire de l’UE.

Pourtant, la plupart des commentaires portent surtout sur les dirigeants nationaux et les pays : Macron a-t-il gagné ? Le premier ministre néerlandais, Mark Rutte, très attaché à la discipline budgétaire, a-t-il perdu ? Merkel va-t-elle rentrer dans l’histoire et se représenter aux élections ? Qui a mangé son chapeau ? Étrangement, ce type de commentaires porte la marque de ce que l’UE n’est pas et n’a jamais été : un concert des nations. C’est-à-dire un système de relations internationales mû par des rapports de forces – les forces en question étant pour l’essentiel les États. Georges-Henri Soutou a pourtant montré depuis trente ans déjà que la construction européenne choisie depuis 1950 tourne le dos au concert européen des nations (dont on peut faire remonter les débuts aux traités de Westphalie de 1648 ou au Congrès de Vienne de 1815).

Jean Monnet (au centre à gauche), chef de la délégation française, signe les documents, le 19 mars 1951 au ministère français des Affaires étrangères à Paris, du Plan Schuman de mise en commun des ressources minières et sidérurgiques de la France, de l’Allemagne, de l’Italie et des trois pays du Benelux, créant la Communauté européenne du charbon et de l’acier, sous la présidence de Robert Schuman (à droite, avec des lunettes), ministre français des Affaires étrangères, auteur du plan. AFP

Ce choix est celui de l’interdépendance et de la conviction qu’il existe un intérêt général européen qui subsume les intérêts particuliers que sont les intérêts nationaux. C’est pourquoi la construction européenne n’est pas soluble dans le champ des relations internationales : avant d’être un objet diplomatique et étatique, elle un objet social et politique.

L’Union européenne est autant un système politique qu’une société ; elle est autant un ensemble d’institutions – en l’espèce multiscalaire – qu’une communauté de citoyens. En fait, donc… l’UE est un pays. Mais, chut ! Il ne faut pas le dire. Dans les récits des Européens sur eux-mêmes, il ne saurait y avoir de pays que d’États-nations. Que les Bavarois, les Écossais et les Catalans puissent appartenir à deux pays, celui de leur État local et celui de leur État fédéral (Allemagne, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande, Royaume d’Espagne) est pourtant un énoncé couramment admis. En l’occurrence, l’Allemagne, l’Espagne, la France, la Lettonie, la Slovaquie, le Luxembourg, le Danemark… sont au sein de cet État fédéral qu’est l’UE des États locaux disposant de tous les attributs de la souveraineté.

L’Europe est un pays

Oui, l’UE est un pays fédéral baroque et complètement atypique. Le poids des héritages étatiques et le narcissisme des classes politiques sont tels, l’habitude d’encastrer la démocratie dans la seule nation, l’habitude d’utiliser la scène nationale comme principal théâtre de la distribution de l’accès au pouvoir dans le cadre de la compétition démocratique sont telles, qu’il n’est toujours pas possible de reconnaître que l’Europe est, elle aussi, un pays.

Même l’apparition d’une monnaie européenne n’a pas entamé la résistance à cette réalité. Au contraire ! Elle en a redoublé les ardeurs. Et voici maintenant les Européens sur le point d’émettre une dette publique européenne. Ne pas qualifier l’Europe de pays ou d’État fédéral va encore plus s’apparenter à un déni de réalité. Pourtant, il n’y a pas de raison que cela s’arrête, tant ce déni finit par être consubstantiel à la construction européenne elle-même.

Et peu importe qu’une majorité toujours plus grande d’habitants de l’Europe considère l’existence de l’UE comme une bonne chose et l’UE comme un appareil d’État et un système de gouvernement qui est à l’échelle des menaces qui pèsent sur eux et des besoins qu’ils ressentent (comme le montrent, notamment, les enquêtes Eurobaromètre et la toute récente enquête Kantar sur le rapport des Français à l’Europe). Peu importe, puisque les classes politiques restent nationales, de même que les organes de presse, puisque la socialisation par l’école place la construction de l’État-nation au centre du village des connaissances, et puisqu’une minorité tout à fait respectable d’Européens se défient de la supranationalité.

C’est là qu’intervient le mythe du couple franco-allemand. D’ici peu, quand l’Europe émettra concrètement de la dette publique sur les marchés, le mythe de la relance franco-allemande servira à recouvrir plusieurs faits.

Le couple franco-allemand : mythe opératoire de l’Union européenne

Il recouvrira tout d’abord le fait que tant de commentaires aient expliqué tout au long de la crise sanitaire que l’Allemagne ne pouvait que bloquer une telle évolution puisqu’elle n’y avait pas intérêt, voire parce qu’elle est égoïste ; il recouvrira donc le fait que tous ces commentaires se sont « trompés ». Il recouvrira aussi le fait qu’il s’agit d’un processus historique, social, bien plus que l’évolution d’un rapport de forces dont on nous rebat les oreilles depuis près de dix ans non sans flirter parfois avec une germanophobie qu’on imaginait enterrée. Et voilà : le couple franco-allemand est un deus ex machina, une sorte de dieu de l’Olympe. De temps en temps, il renaît, il se réveille d’une longue sieste, il surgit : ça ne s’explique pas ; ça se constate.

Prenons parmi les quelques précédents un exemple archétypal resté fameux dans l’histoire : le couple Helmut Schmidt–Valéry Giscard d’Estaing. Ce duo est considéré comme un couple franco-allemand européen indiscutable, essentiel, voire idéal (comme on le dit d’un gendre). Il est passé à la postérité pour avoir impulsé le système monétaire européen (SME), le Conseil européen et l’élection du Parlement européen au suffrage universel. Toutes choses rigoureusement exactes. Mais le mythe recouvre les sept années de divergences et de débats féroces sur la politique économique et monétaire entre l’Allemagne de l’Ouest et la France ayant précédé le lancement du SME. Sept années durant lesquelles les deux hommes eurent des responsabilités concordantes selon un calendrier concordant : ministres des Finances puis chefs de l’exécutif.

Le mythe du couple franco-allemand a aussi pour fonction de recouvrir un autre fait : l’Europe est un régime politique. Et c’est un régime délibératif et pluraliste. Il ne suffit évidemment pas que les deux pays les plus peuplés de l’UE se mettent d’accord pour faire voter une loi européenne ni pour qu’une nouvelle politique publique européenne soit mise en œuvre. L’UE est le contraire d’un concert des nations. Le droit du plus fort, c’est terminé. Il faut convaincre, négocier, réunir des coalitions, emporter la conviction, dans un mélange subtil d’idéalisme et de marchandage.

Le droit du plus fort, c'est terminé

L’Europe est une société pluraliste. Elle est tissée par des débats et des oppositions sur les préférences collectives, entre représentations, groupes et intérêts variés qui s’affrontent ou se confrontent sur la vision de l’intérêt général et des politiques publiques. Sur le plan franco-allemand d’une dette européenne, les différentes familles politiques confronteront des visions différentes de la mise en place de cette endettement mutualisé ; certaines commenceront par le refuser, et seront probablement minoritaires au sein du Parlement européen. Mais toutes pèseront sur le compromis final.

Le processus sera du même ordre au sein de la communauté des États. Déjà les États dits « radins » ou « frugaux » (Danemark, Pays-Bas, Autriche, Finlande, Suède) ont déclaré leur opposition au plan franco-allemand. Mais, comme on le voit à chaque avancée depuis deux mois, leur position va s’assouplir, et se mettre en phase avec leurs opinions publiques. La société civile européenne, dans toutes ses composantes diverses, convergentes et antagonistes, pèsera sur la forme finale et opérationnelle du plan.

Au final, pour certains, les effets de ce nouveau mécanisme d’endettement européen seront trop modestes et pour d’autres trop importants. Le plus important est que ce nouveau mécanisme aura été adopté par un processus délibératif avec ses promoteurs, ses opposants, ses compromis, ses heureux et ses furieux – comme n’importe quelle réforme dans n’importe quel pays démocratique. Cachez ce sein que je ne saurais voir… : recouvrez-le par le couple franco-allemand.

Le mythe raconte l’histoire interdite de la mutualisation de souveraineté

Enfin, la construction du mythe du couple franco-allemand, moteur de l’Europe, a pour fonction d’habiller et d’apprêter le changement de paradigme de la souveraineté opéré dans la construction européenne. Changement de paradigme, en effet : la mutualisation de la souveraineté n’est pas la mise sous tutelle ou la perte de l’indépendance. Elle correspond à une rupture non seulement avec le concert des nations mais aussi avec le nationalisme. Le discrédit profond et durable du nationalisme fut, et demeure, la condition nécessaire à l’intégration européenne. Celle-ci met chacun des pays qui y adhèrent sur un pied d’égalité, tout du moins d’égale dignité. Ce faisant, cette démarche repose sur l’accord librement consenti et négocié à des mutualisations de souveraineté nationale.

L’invention du couple franco-allemand est l’histoire avec laquelle la France, ses manuels scolaires et ses médias tout particulièrement, se raconte ce choix. Le mythe du couple a en effet pour fonction d’habiller la mutualisation des souverainetés nationales dans l’Europe, et donc l’abandon par la France de sa centralité dans l’histoire et dans l’espace mondial. De la déclaration Schuman à sa bénédiction donnée par Mitterrand à une réunification allemande enchâssée dans l’Union européenne, la France ne témoigne-t-elle pas de magnanimité et de générosité avec l’envahisseur d’hier ? N’est-ce pas l’apanage d’un pays sûr de sa force et de son aura, d’un pays souverain ? Emmanuel Macron a lui aussi sacrifié au mythique rituel en proposant il y a peu d’étendre à la protection du territoire allemand la dissuasion nucléaire française.

Il y a donc de nombreuses raisons au rituel régulièrement rejoué du couple franco-allemand. À la façon des deux corps du roi que raconte Kantorowicz, le couple franco-allemand survit toujours à la mort politique ou physique des dirigeants qui l’incarnent à un moment donné : de Gaulle-Adenauer ; Giscard-Schmidt ; Mitterrand-Kohl. Il est exigé des dirigeants qu’ils l’incarnent, quand bien même, tels Chirac-Schröder, Sarkozy-Merkel ou Merkel-Hollande, ils n’y inclinent pas. Avec leur plan de relance par une dette publique européenne, Angela Merkel et Emmanuel Macron, tandem jusque-là poussif, viennent d’endosser la tunique immortelle du couple franco-allemand avec laquelle les Français se racontent chaque renforcement de leur nouveau pays qu’est l’Europe.

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