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Quand Raymond Depardon photographiait les militaires

Arrivée des soldats en formation à l'école du ROc, Chamonix-Mont-Blanc, juillet 1962. ECPAD / Raymond Depardon

En mars 1962, Raymond Depardon est incorporé pour ses classes pendant quatre mois au 37e régiment d’infanterie à Sarrebourg (Moselle), puis il est expédié à Paris pour travailler comme photographe des armées à la rédaction du journal Bled 5/5 (qui deviendra TAM, pour Terre Air Mer, le magazine des Forces armées françaises de 1961 à 1986). Un an après, en août 1963, il est libéré de ses obligations militaires.

Couverture du magazine TAM n°15, mars 1963. Raymond Depardon/ECPAD

Lorsque Depardon fait son service, il a déjà une expérience de photographe. Il n’arrive donc pas vierge de tout point de vue lorsqu’il commence à travailler pour TAM et ses photos reflètent le regard qu’il porte sur une réalité militaire dans laquelle il est contraint de plonger parce qu’il est appelé sous les drapeaux, comme tous les jeunes hommes de son âge.

Il s’inscrit ainsi dans l’histoire des services successifs des armées consacrés à l’image photographique ou cinématographique. Cette histoire est ponctuée de périodes plus ou moins riches depuis ses débuts institutionnels en 1915, mais certaines méritent qu’on s’y attarde davantage.

Une fonction documentaire

Parce que Depardon revêt l’uniforme en 1962, c’est évidemment aux toutes récentes années algériennes que l’on songe mais celles qui ont précédé, en Indochine, ont constitué un moment important dans l’histoire de la photographie militaire qui n’est pas sans rapport avec les années 1962-1963. En effet, à partir de 1951, le général de Lattre a renforcé les équipes de photographes et de cameramen des armées et consigne a été donnée qu’ils soient envoyés au plus près des opérations pour donner à voir aux Français, malgré les instrumentalisations inévitables de la propagande, la diversité des expériences vécues par les militaires français sur cette terre lointaine.

Ascension estivale du mont Blanc par les troupes de montagne, Chamonix-Mont-Blanc, juillet 1962. Raymond Depardon/ECPAD

Ces photos visibles dans les fonds de l’ECPAD (Agence d’Images de la Défense) témoignent de la capacité documentaire de beaucoup de leurs auteurs qui ont aussi eu des carrières civiles notables. Peu ont atteint la même renommée que Raymond Depardon dans le domaine de la photographie, mais les noms de Raoul Coutard et Pierre Schoendoerffer ont marqué l’histoire du cinéma français. Ce sont cependant des images d’une armée qui combat au loin alors que Raymond Depardon témoigne d’une armée de temps de paix, tout juste sortie de la guerre d’Algérie et de retour sur le sol national.

Dans l’œil photographique (TAM, 1963), c’est un Depardon déjà expérimenté et plein d’humour qui donne des conseils aux amateurs. Exposition Depardon/The Conversation

Raymond Depardon, enfin, construit son propre chemin de représentation des armées de l’immédiat après guerre d’Algérie, marqué par ses expériences antérieures mais aussi, et c’est bien une des richesses de la redécouverte de ce corpus, annonciatrice de la carrière qui suivra. L’article qu’il écrit pour TAM en juin 1963 intitulé « L’œil photographique » (TAM n°21, 1re quinzaine de juin 1963, p. 57-59) révèle sa capacité précoce à réfléchir à son art.

L’armée et le corps

L’armée est un corps, une société très organique, mais qui accorde aussi une place aux corps des individus. Il faut que chacun se conforme au corps collectif tout en tenant compte des caractéristiques individuelles pour fabriquer une force collective. Cet apparent paradoxe est très visible au travers des photographies de Raymond Depardon. Sur certaines photos les visages et les regards attirent l’œil du spectateur, sur d’autres, ce sont la cohérence et l’harmonie visuelle de l’ensemble de ces corps de soldats qui constituent un tout uniforme qui sautent aux yeux.

Entraînement de 1ᵉʳ CHOC à Calvi, 1962-1963. Raymond Depardon/ECPAD

Le corpus dans son ensemble donne une image finalement très complète de la vie militaire de l’époque et de ce qu’était l’armée du temps du service militaire. Les corps sont ceux des soldats qui s’entraînent, des appelés qui font du sport, mais aussi ceux qui se greffent à une machine moderne ou se fondent dans la nature. Ces corps s’adaptent au milieu dans lequel ils évoluent : certains sont largement dévêtus parce que les appelés se baignent ou s’entraînent dans des régions chaudes, d’autres sont couverts et finalement presque invisibles parce qu’ils sont ceux de militaires qui se dépassent pour atteindre un sommet enneigé.

Raymond Depardon présente son exposition, le 30 septembre 2019. The Conversation

Il est enfin très intéressant de voir ces photos de corps en uniforme (complet ou allégé) se mêler aux photos de civils lors de manœuvres ou de visites, par exemple au Salon de l’Agriculture. À nos yeux de Français du XXIe siècle, il s’agit de deux mondes qui se côtoient et se fréquentent en ces occasions particulières. Or, ces différents corps, civils et militaires, appartiennent bien, à l’époque, à un seul et même monde : celui d’une société française dans laquelle tous les jeunes hommes deviennent adultes sous l’uniforme, dans laquelle toutes les mères, sœurs et épouses côtoient des hommes devenus adultes sous l’uniforme et parfois au combat.

Une armée d’appelés

Raymond Depardon met en image une armée d’appelés, d’abord, en étant lui-même un appelé. Cela ne signifie pas que les « professionnels » n’apparaissent pas sur ses photos ; elles montrent aussi, par exemple, des gradés du haut de la hiérarchie militaire. Cependant, ces photos montrent d’abord beaucoup de jeunes hommes qui sont des Français dans leur grande variété, plus ou moins allant pour répondre à l’appel mais agissant sous l’uniforme comme une classe d’âge consciente de son existence parce qu’elle passe par les mêmes fourches caudines de ce qui est devenu, au fil, du temps, un rite partagé.

Passage d’un troupeau pendant les manœuvres nationales Valmy en terrain libre, Creuses, octobre 1962. Raymond Depardon/ECPAD

Cette armée est de retour sur le sol national après les années de guerre en Algérie : beaucoup de photos racontent ce retour sur le sol national, la fréquentation des villages de France lors des manœuvres, la rencontre avec la modernité métropolitaine. Les photos de journées « portes ouvertes » dans les régiments racontent la volonté de tisser un lien avec les Français dont les chefs militaires craignent qu’il soit abîmé.

Une nouvelle image de l’armée

Elles sont enfin les témoins d’une période qui constitue un tournant de la communication militaire. Au lendemain de la guerre d’Algérie, le service militaire évolue doucement pour devenir service national en 1965. Les appelés continuent de vivre une expérience pleinement militaire en 1962-1963 au sens où la finalité combattante de la vie militaire demeure structurante de leur passage sous l’uniforme. Pour autant, la communication qui est faite pour raconter cette armée et cette expérience du service militaire porte un récit qui efface cette finalité combattante.

À l’école des enfants de troupe d’Aix-en-Provence, 1962. Raymond Depardon/ECPAD

Deux thèmes principaux sont déclinés, et pensés comme les thèmes porteurs par les officiers qui, sous la tutelle de Pierre Messmer alors ministre des Armées, cherchent à construire une image renouvelée des armées : la modernité technique et le service militaire. Or, ce service militaire est débarrassé, dans ce récit, de toute dimension tragique. Trop d’appelés sont morts en Algérie ; entre 1962 et 1969, les armées françaises ne combattent pas ; l’ennemi de l’Est est hypothétique et lointain. Le risque d’une montée de l’antimilitarisme militant est, à juste titre, envisagé.

Réserviste de la section de transmission départementale pendant l’opération « Jimmy », Bourgogne, septembre 1962. Raymond Depardon/ECPAD
L’affiche de l’exposition.

Le service militaire n’est plus présenté comme l’expérience guerrière qu’il a constituée jusqu’en 1962. Il devient, par les mots et par les images, un rite initiatique fait d’apprentissages techniques utiles à la vie d’adulte, de rencontres avec des jeunes Français de multiples horizons et d’expérience d’une vie commune non choisie. Les photos de Raymond Depardon ne dissimulent ni les armes, ni les machines puissantes dont la finalité est de porter un dommage à un ennemi. Mais ces armes et ces machines, dans les articles qui les accompagnent, sont d’abord des occasions de dépassement de soi et d’apprentissages techniques pointus pour ceux qui les utilisent. Ce corpus est d’autant plus intéressant qu’il participe à un moment clé de l’histoire des armées, qui voit se déployer des choix de communication qui ne vont profondément être remis en cause qu’à la fin des années 2000 avec le tournant offensif de l’engagement des militaires français, désormais tous professionnels et volontaires, en Afghanistan.


« Raymond Depardon : 1962–1963 photographe militaire », exposition jusqu’au 30 janvier 2020, Musée du Service de Santé des Armées, Ecole du Val-de-Grâce.

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