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Quand une statuette féminine devient ambassadrice de la culture kanak

La statuette féminine kanak (ici au centre) est visible au musée du Quai Branly à Paris.
La statuette féminine kanak (ici au centre) est visible au musée du Quai Branly à Paris. Marion Bertin/Musée du Quai Branly

En France, les débats portant sur la restitution des collections muséales acquises dans des contextes coloniaux s’intensifient avec la remise du Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain, rédigé par Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, au président de la République Emmanuel Macron en 2018.

Ce contexte crée parfois de vives polémiques et témoigne des rôles politiques et diplomatiques prêtés aux objets. Le patrimoine africain n’est pas le seul concerné, en rend compte une statuette féminine kanak en bois datant de la fin de XVIIIe siècle ou du début du XIXe siècle.

Cette statue, haute de 19 centimètres, est visible au sein des collections du musée du quai Branly – Jacques Chirac (MQB-JC).

Son usage originel, de même que l’histoire et les conditions de sa collecte, sont incertains et manquent de précisions.

Le navigateur français Antoine Raymond Joseph Bruny d’Entrecasteaux, portrait (1791) par Charles-Paul Landon, d’après un dessin d’Edme Quenedey (1756–1830). Wikimedia, CC BY

Elle pourrait avoir été rapportée en France par Antoine Bruny d’Entrecasteaux (1737-1793), un des premiers Européens à accoster en Nouvelle-Calédonie en avril-mai 1793, où il acquiert quelques objets dans des circonstances inconnues, comme le rapporte l’historienne de l’art Sylviane Jacquemin dans l’ouvrage, De jade et de nacre en 1990. Cette statuette intègre de manière plus certaine les premiers témoignages d’objets kanak conservés dans les collections nationales françaises.

Plus, tard, la statuette retourne à trois reprises à Nouméa : elle y est présentée dans des expositions en tant que symbole des premières collectes et rare témoignage de statuaire féminine kanak, dont aucun exemple n’est présent dans les collections publiques de la ville.

Un patrimoine kanak hautement politique

En Nouvelle-Calédonie, la culture et les objets du patrimoine kanak jouent un rôle déterminant dans l’affirmation politique autochtone qui émerge à partir des années 1970 dans le prolongement d’un mouvement indépendantiste, notamment pour le leader politique kanak Jean‑Marie Tjibaou (1936-1989).

Jean‑Marie Tjibaou, pionnier de la lutte indépendantiste kanak (INA).

La définition d’un patrimoine kanak uni apparaît à cette époque. Elle fait suite à un rejet des cultures kanak par les colons, au départ et à la dispersion d’objets anciens et, pour certains, leur disparition locale.

De vives tensions entre partisans d’une Nouvelle-Calédonie française et aspirants à l’indépendance marquent les années 1980 et culminent entre 1984 et 1988, période nommée par euphémisme les « Événements » durant laquelle se multiplient les affrontements.

Les accords politiques ultérieurs encadrés par l’État français placent la culture kanak au cœur des enjeux institutionnels et statutaires.

La reconnaissance culturelle est l’un des principaux socles des accords de Matignon-Oudinot en 1988, symboles d’un rééquilibrage politique, culturel et social : ils prévoient la création de l’Agence de développement de la culture kanak (ADCK) – afin de valoriser et de promouvoir les pratiques anciennes et contemporaines – et du Centre culturel Tjibaou (CCT), son principal instrument à Nouméa.

« Une hâche vivante », explications par Nidoïsh Naisseline, ex grand chef à Maré, pour l’association Boutures de Paroles KANAK.

En prenant le nom de Tjibaou, le CCT s’inscrit dans la continuité de l’homme politique. L’accord de Nouméa, signé en 1998, consacre son premier point à « l’identité kanak » et souligne le devoir de l’État français de

« favoriser le retour en Nouvelle-Calédonie d’objets culturels kanak qui se trouvent dans des musées ou des collections, en France métropolitaine ou dans d’autres pays ».

Est également intégrée l’idée du « destin commun » entre les communautés du territoire en vue de leur autodétermination, défendue par Jean‑Marie Tjibaou.

Cette idée irrigue la gestion du patrimoine kanak, pensée autour de la coopération et de l’entente.

Une circulation des objets dans une logique de représentation

Plutôt qu’une demande de retours définitifs des objets, les différents acteurs concernés vont privilégier le développement de collaborations entre musées, afin de permettre la circulation des objets et le maintien d’une représentation kanak à travers le monde.

À l’aube de cette initiative figure le repérage des objets, débuté dans les années 1970 par l’ethnologue Roger Boulay à la demande de Jean‑Marie Tjibaou en vue de constituer un Inventaire du patrimoine kanak dispersé, rassemblant les objets conservés dans des musées internationaux.

La statuette est représentée sous le numéro deux dans la légende. « Monuments des arts du dessin chez les peuples tant anciens que modernes, Denon, Vivant, 1747-1825 ; Duval, Amaury, 1760-1838. Archive.org/Monuments des arts du dessin chez les peuples tant anciens que modernes, CC BY

Les résultats initiaux sont présentés en 1990-1991 lors de l’exposition De jade et de nacre, qui se tient d’abord au musée territorial de Nouvelle-Calédonie (MNC) à Nouméa, puis au musée national des arts d’Afrique et d’Océanie à Paris, et permet le retour temporaire en Nouvelle-Calédonie de 250 objets kanak anciennement collectés dans diverses circonstances, dont cette statuette.

Des retrouvailles symboliques

Cette exposition est conçue comme une forme de « retrouvailles » par les populations kanak avec les objets, qui sont autant de représentants de leurs ancêtres et de leurs créations.

Elle est inaugurée par les autorités coutumières, statutairement habilitées à prendre la parole dans un contexte kanak, par une « coutume », une cérémonie de dons accompagnée de discours qui marquent l’accueil et la protection des objets exposés.

Cette cérémonie ouvre une alliance et un cycle d’échanges entre clans kanak et musées, notamment hexagonaux.

La collection kanak du Musée de Cherbourg, Boutures de Paroles KANAK.

Les objets kanak sont alors investis d’une nouvelle fonction d’« ambassadeurs » culturels hors de Nouvelle-Calédonie, expression attribuée à Jean‑Marie Tjibaou et reprise en 1990 par l’autorité coutumière kanak, dont Octave Togna, le directeur de l’ADCK, dans son discours d’inauguration :

« Ces objets représentent le sang, la pensée et la racine de nos pères. Ils ne sont que de passage ; c’est important si l’on veut faire connaître la culture kanak de par le monde et faire savoir qui sont les hommes de ce pays et à qui appartient le pied qui marche sur cette terre. C’est peut-être mieux que cela se passe ainsi. Nos ancêtres ont laissé partir ces choses et certains l’ont peut-être fait de bon cœur. Laissons-les être nos ambassadeurs. »

Ce passage illustre les conceptions kanak de l’échange et du don, qui doivent être entourés de paroles qui leur donnent sens. Or, les renseignements sur les modalités de collecte sont rares et les paroles inconnues, ce qui explique la défiance à demander le retour définitif d’objets collectés par le passé.

« Fière aujourd’hui d’être kanak », Marie-Claude Tjibaou, veuve de Jean‑Marie Tjibaou, Boutures de Paroles – KANAK.

La statuette fait fort impression à Nouméa auprès du public kanak, où la statuaire de petite taille est oubliée et davantage assimilée à une production européenne. Les statuettes féminines sont également rares, ce qui ajoute à son importance.

« Objet ambassadeur »

L’expression « objet ambassadeur » porte en elle un devoir de représentation de la parole et de la culture kanak auprès d’interlocuteurs plus ou moins lointains, avec la possibilité d’un retour régulier auprès des descendants des populations qui les ont créés, en restant la propriété des musées qui les conservent.

Cette idée permet de valoriser la signification kanak des objets en même temps que leur appréciation par un public européen.

La statuette fait partie des objets remarquables investis de cette mission particulière, par son ancienneté et son histoire.

Elle est à nouveau exposée au CCT entre 1998 et 2001, lors de l’exposition inaugurale de la salle Bwenaado, « rassemblement coutumier » en langue cèmuhî, l’une des langues kanak parlée sur la côte est. Cette salle est exclusivement réservée aux retours temporaires du patrimoine dispersé et conservé dans des musées internationaux.

La cérémonie d’ouverture de l’exposition Kanak, l’art est une parole, NC La 1ʳᵉ, 2014.

Le troisième et dernier retour de la statuette en Nouvelle-Calédonie advient en 2014, lors de l’exposition L’art est une parole, organisée conjointement par le MQB-JC et le CCT sous le commissariat de Roger Boulay et d’Emmanuel Kasarhérou.

Cette statuette et sa trajectoire illustrent les conceptions kanak liées à l’échange, à la circulation et aux propriétés de représentation des objets, éclairant les choix de gestion contemporaine du patrimoine kanak. La circulation des objets permet leur partage entre des musées d’adoption et leur terre d’origine et la reconnaissance du droit culturel des Kanak à disposer de leur patrimoine dispersé.

Une diplomatie muséale à explorer

Le projet des « objets ambassadeurs » témoigne du rôle des collections muséales dans la géopolitique mondiale postcoloniale.

Arrêtée en 2014 pour des raisons principalement budgétaires et logistiques, cette forme de diplomatie muséale trouve ses limites dans les financements.

Le conservateur d’origine kanak Emmanuel Kasarhérou a pris la tête du musée du Quai Branly à Paris en mai 2020.

Une telle coresponsabilité, partagée entre musées d’accueil et territoires d’origine des objets, peut-elle être servir de modèle pour d’autres régions ?

Nommé à la tête du musée du Quai Branly–Jacques Chirac en mai 2020, en plein débat sur les possibilités de restituer certains objets du patrimoine africain, Emmanuel Kasarhérou entend développer la circulation des collections du musée vers leur territoire d’origine, tout en poursuivant les recherches de provenance afin de mieux connaître les circonstances d’acquisition des objets.


Billet publié en collaboration avec le blog de la revue Terrain. Dans le numéro 73, « Homo diplomaticus », Terrain s’écarte de la diplomatie traditionnelle pour observer des pratiques émergentes, ou non occidentales, en prêtant une attention spéciale aux adaptations et aux inventions des vaincus.

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