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Quand vous entendez « destruction créatrice », méfiez-vous

Les grandes firmes auraient tendance à bloquer la diffusion des connaissances et des technologies numériques, ce qui expliquerait le ralentissement des gains de productivité. Phonlamai Photo / Shutterstock

On oppose souvent aux discours alarmants sur les destructions d’activité et d’emploi par le progrès technologique l’argument de la « destruction créatrice ». Autrement dit, nous serions dans une phase de transformation, où tout se qui disparaît est appelé à renaître sous une autre forme. Mais la réalité semble aujourd’hui nettement plus complexe.

Cette « destruction créatrice » a été théorisée par l’économiste autrichien Joseph Schumpeter dans son livre Capitalisme, socialisme et démocratie (Petite Collection Payot, 1951). Il explique que le capitalisme est d’une plasticité infinie. Le système capitaliste est capable, non pas de gérer les structures existantes, mais, par « des poussées disjointes », d’en créer de nouvelles, puis de les détruire (pp. 122-123).

Il réfute la thèse de l’épuisement du progrès technique parce que le capitalisme est soumis consubstantiellement à un processus d’évolution dont l’impulsion fondamentale est l’innovation. Le processus de destruction créatrice se déploie à long terme et, ce faisant, transforme de l’intérieur la structure économique « en éliminant les éléments vieillis et en créant continuellement des éléments nouveaux » (p. 122). Là est la source essentielle des gains de productivité.

L’apparition d’un nouveau produit, d’un équipement plus moderne ou d’un nouveau type d’organisation est d’abord un phénomène interne à l’entreprise. Il a pour effet de modifier les formes de concurrence sur le marché via son action sur la qualité et les coûts. Il ne s’agit pas de réduire ce processus à un simple phénomène de concurrence par les prix, puisque la destruction créatrice remet en cause « les fondements et l’existence même… des firmes existantes » (p.124).

Un ralentissement des gains de productivité malgré le numérique

Le contexte actuel, marqué par l’essor du numérique, fragilise cette théorie de la destruction créatrice. En dépit de l’introduction de nouvelles technologies innovantes et des opportunités d’automatisation des processus qu’elles ouvrent, les gains de productivité ralentissent : la croissance de la productivité a ainsi été divisée par plus de deux entre 1995 et 2015 (de 2,8 % à 1,3 %). Si l’on s’en tient aux chiffres, on pourrait donc dire que le progrès technique s’épuise.

Déjà, en 1987, l’économiste américain Robert Solow, lauréat du prix de la Banque de Suède en sciences économiques (l’équivalent du prix Nobel), s’étonnait que l’on « voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques ». Une déclaration passée à la postérité sous le nom de « paradoxe de Solow ».

Alors, comment expliquer cette situation plutôt contre-intuitive ? Pour tenter de comprendre, des travaux récents ont analysé la relation entre modification du tissu productif et productivité du travail aux États-Unis. Outre-Atlantique, les jeunes firmes (0-19 ans) contribuent rapidement et fortement à la croissance de la productivité. Mais le différentiel par rapport aux firmes déjà installées et plus matures (20 ans et plus) diminue rapidement. Les deux tiers de l’effet s’effacent au bout de 5 ans et l’effet s’estompe complètement au bout de 10 ans.

Déclin du dynamisme entrepreneurial

Les gains de productivité sont également affectés par la démographie des entreprises, à savoir le processus entrée/sortie des firmes. Or, le taux d’entrée des nouvelles firmes diminue à partir du milieu des années 90, ce qui provoque une diminution du nombre d’entreprises dans tous les secteurs, y compris dans celui des Technologies de l’information et de la communication. Plus précisément, le taux de sortie dépasse nettement le taux d’entrée entre 2008 et 2011 et le taux de créations nettes demeure faiblement positif jusqu’en 2015. De nombreux travaux soulignent le déclin du dynamisme entrepreneurial et constatent que la part de l’emploi attribué aux firmes nouvelles a chuté de 30 % au cours des 30 dernières années.

Les auteurs cités distinguent deux périodes : 1996-2004 (forte productivité), 2005-2016 (faible productivité) et font deux constats. Le premier est que les innovations mises en œuvre à l’intérieur des firmes ont une influence beaucoup plus faible sur la productivité que celle des forces du marché qui s’exercent sur les jeunes firmes. En conséquence, les entrants peu compétitifs sortent très rapidement. Cela se traduit par un déficit du nombre des startups et par une concentration des pouvoirs de marché entre les mains des firmes les plus dynamiques et les plus productives. Dans la durée, ce déclin entrepreneurial doublé d’une domination de quelques « superstars firms » représenterait un freinage des gains de productivité d’environ 0,5 %.

Il faut toutefois prendre ces résultats avec des pincettes. D’autres études ont tenté de résoudre le paradoxe de Solow à partir de la démographie des entreprises, et les résultats ne font pas consensus. En cause : la difficulté de calculer la valeur ajoutée d’une entreprise à partir des données à disposition, généralement les comptes d’entreprises, sans parler de la difficulté de corriger, au niveau de chaque entreprise, les variations de la productivité de l’effet de la hausse des prix.

Grippage de la destruction créatrice

Néanmoins, on peut avancer que la dynamique schumpétérienne et de la destruction créatrice est bel et bien en train de se gripper. Deux constats : d’abord, les effets obtenus sur le marché ont une influence plus grande sur la productivité que les innovations produites à l’intérieur des firmes.

Le second constat est que les firmes les plus productives déjà installées n’ont pas gagné de parts de marché aux dépens des firmes les moins productives. On admet, parmi les firmes établies, que pour une firme qui accroît sa productivité, une autre firme voit sa productivité diminuer. Le blocage de la réallocation de la valeur ajoutée entre les firmes matures fait plus que compenser les gains de productivité modestes obtenus à l’intérieur des firmes.

L’économiste Patrick Artus explique de son côté le blocage de la dynamique schumpétérienne par deux facteurs. D’un côté, les taux d’intérêt très bas réduisent fortement les charges d’intérêt des entreprises et ont permis artificiellement à des entreprises peu efficaces de maintenir leur activité. De l’autre, la stagnation des salaires et la déformation du partage des revenus en faveur des profits ont accru la profitabilité et ont contribué à maintenir en activité des entreprises faiblement productives, malgré un développement marqué des technologies numériques dans les pays de l’OCDE.

Ralentissement de la diffusion technologique

La question est celle de la dispersion croissante des gains de productivité entre les entreprises. Des travaux menés sur 40 pays et sur de nombreux secteurs indiquent l’existence d’une courbe en U, c’est-à-dire d’une « trappe à productivité » dont les extrêmes sont les jeunes firmes à faible productivité au départ, mais en croissance rapide, et les grandes entreprises à forte productivité. Les entreprises prises dans la trappe n’ont elles pas une taille différente des grandes entreprises situées dans le haut de la distribution. En revanche, elles souffrent d’une faible efficience de leurs inputs immatériels, notamment dans les activités intensives en connaissance et en technologie.

La « trappe à productivé » concerne de nombreux secteurs. David M. Rubenstein, Global Economy and Development, Brookings.edu

Cela s’explique par les stratégies des « Superstars firms » qui bloquent la diffusion des connaissances et des technologies numériques en accaparant des parts de marché croissantes et en protégeant leurs actifs intellectuels (pratique attestée par la diminution de la vitesse des citations des brevets). Le ralentissement de la diffusion technologique accroît la dispersion des gains de productivité. Les données massives et les meilleurs outils pour les utiliser permettent aux firmes les plus dynamiques de rendre de meilleurs services et de renforcer leurs avantages. Elles s’inscrivent dans un cercle vertueux puisque cette stratégie permet de consolider leurs marchés, de rendre essentiels leurs produits et leurs services aux yeux des consommateurs, et de conduire à des situations quasi-monopolistiques en utilisant leur pouvoir de marché pour ériger des barrières à l’entrée et protéger leur position dominante. Soit le contraire de ce qu’imaginait Schumpeter, qui réduisait les pratiques monopolistiques à l’objectif de restreindre la production en augmentant les prix de vente.

Le passage à un nouveau régime technologique comporte un principe de sélection dans la mesure où certaines organisations se sont montrées capables de créer leur propre environnement. Elles se libérent ainsi de la contrainte de s’adapter en apprenant à organiser un tout finalisé qu’elles jugent et modifient sous le regard bienveillant des autorités de la concurrence.

La conséquence est un accroissement très significatif des coûts d’adoption de la technologie pour un grand nombre d’entreprises qui les engluent dans la trappe à productivité. En effet, les technologies numériques demandent un temps considérable pour être exploitées efficacement, probablement plusieurs années. Il faut atteindre des effets de seuil, et des investissements complémentaires sont nécessaires : reconception des processus, dépenses de formation, modification de la structure organisationnelle de l’entreprise, etc. En conséquence, le maintien dans l’arène de la concurrence nationale et internationale exige d’augmenter à la fois le stock de capital tangible et intangible à la disposition des entreprises.

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