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Que peuvent les chansons au temps du confinement ?

Inspiré de l'Eurovision, le concours européen de la chanson philosophique invite à réfléchir sur fond de divertissement. Site de theatrecontemporain.net

La chanson nous réserve quelquefois d’étonnants parallélismes. En 1993 sortait le single « Rhythm of the Night » porté par l’inimitable chanteuse italo-brésilienne Corona. Ah… l’été, l’éveil des sens, l’ivresse des boîtes de nuit, les tresses, l’odeur du sable mouillé, les prises du vue obliques du vidéo-clip qui passait sur MTV, le son à la « dance machine » du clavier Bontempi, en sachant que Corona avait été lancée sur les ondes par le producteur-dj-chanteur-dénicheur de talents transalpin, Francesco… Bontempi. Littéralement, et à double titre, c’était le bon vieux temps !

Chansons de circonstance

Vingt-sept ans plus tard, le coronavirus Covid-19 impose à nos existences une cadence bien nocturne. Le jour se comporte comme la nuit, rhythm of the night pour tous : silence dans les rues à toute heure, devantures closes et clause libératoire pour la promenade de Médor, silhouettes spectrales aux carrefours et visages fantomatiques au dernier Franprix de ravitaillement, supérettes transformées en dépanneurs nord-américains où il ne reste parfois que des chips cheap et du mauvais mousseux, masques aux allures carnavalesques pour une bonne frange des très rares passants rencontrés. Ça sent la gueule de bois globale. Alors on chante pour se donner du courage (voyez les Italiens, chaque soir, au balcon), pour se changer les idées, et pour se relier au monde qui respire d’un même souffle court.

Chaque jour, une multitude de chanteurs plus ou moins confirmés ou expérimentés y vont de leur hommage mondial à la lutte contre l’ennemi invisible. Il s’agit à la fois d’une illustration du phénomène « chantons ensemble » (les joint speech studies tiennent un nouveau corpus !) et une invitation à y prendre part. Il y va de notre santé aurale, puisque l’oral, infesté comme il est de divers germes, va très mal. Ainsi, Bono sort de son train-train et laisse dérailler sa voix sur les réseaux sociaux : j’aime… ou pas. La Grande Sophie nous gratifie d’un bel Ensemble, écrit en une soirée, celle du 16 mars, la première à la maison pour quelques dizaines de millions de personnes de France et d’outre-mer, inaugurant à l’échelle nationale une longue série de sorties interdites : on écoute ? Tryo nous offre un live dans un Bercy étonnamment vide le soir d’un vendredi 13. Quelle chance : on entonnerait bien avec eux l’Hymne de nos campagnes depuis notre salon (quoi ? 22 ans déjà ?). Des artistes québécois parviennent à transformer l’hymne du banc public de Brassens en une ode « Sans public » aussi virale qu’hilarante : et si on se lançait aussi ?

De même, Pierre-François, le guitareux du 5e – profitant de l’inopportun lancement du groupe WhatsApp des voisins confinés du 36 quai des heures-fièvres – nous fait l’hommage vidéo d’une reprise inattendue de I am a creep, de Radiohead : « I am a griiiippe, I am a viruuus, What ze hell I am doing heeere I don’t belong here ». La version goguette passe mal, j’ai mal au crâne et je suspends mon projet de composition au mélodica jusqu’à nouvel ordre. En guise de bouquet final, une vidéo avec un cacatoès blanc inonde mon flux Telegram. Il swingue sur les notes de son fan-des-beatles de maître, puis ouvre grand ses ailes, et me laisse sans voix. Les chanteurs du dimanche passent encore, mais les gargarismes animaliers, non. Cette fois ç’en est trop.

Un air d’entre-soi

Autant on aime la musique, et plus spécifiquement la chanson (populaire, d’auteur, étrangère, humoristique), autant la profusion des tentatives de prière chantée, enjouée ou mélancolique, risque d’avoir l’effet opposé à l’objectif qu’elle tenait pourtant pour acquis. À vouloir trop communier l’universel par l’expérience particulière, on se renferme sur sa propre discothèque, ses propres goûts, son entre-soi. Les nouveautés ne prennent pas plus à l’hameçon (à l’âme son) dans un salon : il manque l’expérience collective, que les concerts, les cours d’école et les salles de sport accueillent si bien.

Le Covid-19 a suspendu les groupes et le temps avec lui. C’est comme si la chanson avait du mal à marquer, comme avant, nos vies de balises mémorielles. En réalité, il est seulement trop tôt pour le dire, car lorsque tout cela sera terminé, ou du moins apaisé, on réentendra probablement différemment le dernier Billie Eilish ou la piste 5 du CD de comptines écoutée en boucle par nos filleul·e·s, définitivement associés à ce confinement partagé avec un bon tiers de la planète.

Ce qui est évident, c’est que le Covid-19 a ouvert une brèche. Assis, couchés ou en train de grignoter, on pense à ceux qui turbinent pour les autres (et, comme Narcisse, on les applaudit), puis à l’avenir, à nos enfants, à nos parents, aux réformes abandonnées comme à celles qui nous attendent, à la santé de la planète comme aux prochaines canicules, à la guerre qui en fait n’en est pas une, même si tout ça fait mal aussi.

Notre cerveau est animé d’une énergie rénovatrice et révolutionnaire tout aussi inattendue que ponctuelle. L’œil étant endormi par la vision répétée de notre espace de vie limité (sans parler de l’odorat et du goût, qui ont pu s’amenuiser à cause de la cochonnerie qui circule), l’oreille suppléante, et toujours béante, devient la porte d’entrée/sortie privilégiée de notre ressentir et de notre devenir. Ce mouvement de l’oreille, externe et interne, est bien sûr propice à l’établissement du ver d’oreille (air obsédant et mentalement irrépressible, en anglais earworm). À moins que ce ne soit justement ce ver, qui tend imperceptiblement vers un avenir plus vert, qui n’ait creusé le sillon du renouveau, pour notre pomme et pour le monde, profitant à sa guise du silence général à la campagne comme à la ville.

Alors bien sûr, les chansons en mesure de se faire l’écho du changement qui nous pend aux lèvres sont légion (ressortons nos vieilles K7, les DCC, les vinyles et les rouleaux de cire). Et puis elles résonnent pour chacun d’une manière particulière. Ainsi, un air de Souchon pour les uns, Partir un jour des 2B3 pour les autres, un Orelsan parfumé au hashtag #toutirabien pour les plus anxieux, un Nekfeu enfin pour accompagner le passage des sirènes de pompiers ?

Le baume des chansons philosophiques

Tout de même, il est des produits musicaux récents qui combinent à la fois pensée introspective, réflexion constructive et apaisement cantologique. Et ils ont l’avantage de ne pas avoir été pensés en temps de grippe. Parmi ceux-ci, les chansons du spectacle Concours européen de la chanson philosophique, imaginé par Massimo Furlan et Claire de Ribaupierre.

Le spectacle, qui tourne sur le continent européen depuis fin 2019, reprend le format du populaire Concours Eurovision de la chanson (RIP pour 2020… enfin, pour la version compétitive, car un événement planétaire aura bien lieu). Le metteur en scène et la dramaturge « ont confié à onze philosophes européens l’écriture de chansons populaires qui [sont] interprétées et jouées sur scène. Un jury local comment[e] chaque prestation et vot[e] avec le public pour désigner la chanson gagnante. Au sein d’une cérémonie ludique et chaloupée présentée par Nina Negri et Massimo Furlan, la chanson et l’humour participent alors au partage des idées et remettent la réflexion intellectuelle au centre du débat public. Une soirée enfiévrée où paillettes, rythmes cadencés et voix suaves invitent à débattre de politique, de questions de société et du vivre-ensemble. » (présentation de la Scène nationale de Besançon).

Toutes les chansons ont été mises gratuitement à disposition sur le site europhilo.eu. Elles suscitent autant de questions qu’elles n’ouvrent des horizons fertiles, le tout en musique et avec brio. La romance de l’être et du non-être (chanson espagnole) nous emmène sur les rives du fleuve du temps qui passe. La ballade du français Philippe Artières nous rappelle qu’il ne faut pas, il ne faudra plus, oublier les démunis. La chanson portugaise nous invite quant à elle à épouser le naturel pour mieux vivre ensemble, alors que l’entraînant rock flamand matérialise, par l’invocation du paradoxe de Zénon d’Elée, la relativité du temps et des certitudes. Le duo Le nostre fragilità, de l’italienne Michela Marzano, met l’accent sur le désir de complétude qui nous habite : « Nos vides ne se traversent pas seuls ».

Avons-nous donc perdu le Nord, comme nous le soufflent les suaves percussions norvégiennes ? Pourrons-nous dépasser l’héritage qui nous pousse sans cesse à nous différencier des autres, à nous hiérarchiser, comme le sous-entend la chanson slovène ? Aussi, notre mépris de la situation écologique nous mènera-t-il tout droit vers le Chtulucène en nous transformant en ectoplasmes plastiques ? (C’est le fond du titre pop du Lituanien Kristupas Sabolius). En somme, « nous reste-t-il assez d’incertitudes pour garder aux possibles un peu d’espoir ? Nous reste-t-il de l’imagination, (assez l’habitude) pour voir des lucioles briller dans le noir » ? (groove belge). Nécessairement.

Autrement, il ne nous restera plus rien à nous mettre sous nos dents de cannibales si ce n’est nos propres désillusions (chanson suisse), pendant que nos Dieux, quels qu’ils soient, joueront avec notre planète comme on tape dans un ballon (chanson allemande).

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