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Quel mode de scrutin pour quelle démocratie ?

Le 21 octobre 1945, le Général de Gaulle appelait les Français à se prononcer par référendum - ici illustré au sol - sur l'élection d'une assemblée constituante pour un changement de constitution. AFP

Dans nos démocraties représentatives, celles et ceux qui vont agir au nom du peuple sont désignées par le vote. L’acte de vote et son résultat dépendent du mode de scrutin. Sa légitimité – et par là même, celle des élus – repose avant toute chose sur l’acceptation par tous les électeurs de ses propriétés.

Les chercheurs connaissent bien les propriétés des différents modes de scrutin. Il y a déjà plus de deux siècles que les travaux des deux académiciens français, Borda et Condorcet, ont mis au jour la difficulté à définir une méthode de vote satisfaisante dès qu’il y a au moins trois candidats.

Le point de vue d’un mathématicien sur la démocratie, YouTube.

En effet, lorsque trois candidats, Abdel, Béatrice et Claude, se présentent à une élection, si une majorité de votants préfère Abdel à Béatrice et qu’une majorité préfère Béatrice à Claude, il reste possible qu’une majorité préfère Claude à Abdel. Dans ce cas – que l’on appelle le paradoxe de Condorcet – la désignation d’un vainqueur, qui serait jugé meilleur que les deux autres, est, pour le moins, compliquée.

Aucun système de vote n’est idéal

Cette observation pessimiste est confirmée et généralisée par le théorème d’impossibilité d’Arrow. L’économiste américain Kenneth Arrow, au début des années 1950, liste un petit nombre de conditions souhaitables pour un mode de scrutin. Selon une condition d’universalité, on doit pouvoir imaginer toutes les préférences et les combinaisons de préférences individuelles entre les différents candidats.

Selon la condition d’unanimité, lorsque tous les votants préfèrent un candidat à un autre, le résultat du vote doit respecter cette préférence partagée par tous. Et selon la condition d’indépendance, l’ordre entre deux candidats ne doit pas dépendre de l’absence ou de la présence d’autres candidats. Or, aucun mode de scrutin n’est en mesure de respecter simultanément ces trois conditions, sauf à accepter un mode de décision dictatorial, c’est-à-dire que le vote d’une seule personne s’impose à tous. Il n’existe donc aucun système de vote idéal. Le mode de scrutin que l’on utilise habituellement en France n’y fait pas exception.

Théorème d’Arrow.

Les défauts du scrutin majoritaire à deux tours

Le scrutin majoritaire à deux tours utilisé pour élire le Président de la République française ne respecte pas la propriété d’indépendance selon laquelle le score de chaque candidat et donc les résultats relatifs des uns par rapport aux autres dépendent de la présence ou de l’absence d’autres candidats. De là, les incroyables enjeux liés au fait de savoir qui pourra ou non obtenir les 500 parrainages nécessaires pour se présenter à l’élection.

Ce mode de scrutin à deux tours favorise de surcroît la fragmentation des positions politiques, car chaque candidat a intérêt à se ménager un créneau électoral bien spécifique qui lui permette d’obtenir assez de voix pour accéder au second tour. Il conduit donc à accentuer mécaniquement les antagonismes plutôt qu’à faire converger les différents partis vers l’intérêt général. L’évolution du paysage politique résulte de la stratégie des partis pour s’adapter à ce mode de scrutin, ce qui vient expliquer (entre autres explications) la polarisation progressive de l’opinion.

De façon plus générale, il apparaît que les modes de scrutin majoritaires à un ou deux tours ne respectent pas systématiquement le « critère de Condorcet », selon lequel le candidat susceptible de battre tous ses concurrents dans des duels majoritaires devrait l’emporter. Dans ces conditions, les théoriciens du vote condamnent unanimement le scrutin majoritaire à un tour, la plupart critiquent aussi le scrutin majoritaire à deux tours et, plus globalement, ils apprécient peu les règles de vote dans lesquelles les électeurs ne s’expriment que pour un seul candidat.

La famine informationnelle des bulletins de vote

Bien qu’il n’existe aucun mode de scrutin idéal, certains ont plus de capacité à sélectionner une décision collective que l’on a des raisons de juger meilleure : certains modes de scrutin, par exemple, élisent le vainqueur de Condorcet lorsqu’il existe. Ainsi, l’impossibilité arrovienne vient du fait que la décision collective ne repose finalement que sur très peu d’informations sur les préférences individuelles. Par exemple, les scrutins majoritaires, à un tour ou à deux tours ne considèrent que le premier choix des électeurs.

Non seulement ces derniers ont une vision plus nuancée de la politique, mais pour de nombreux électeurs qui n’ont pas voté pour lui, on ne saura jamais dans quelle mesure le vainqueur leur convient ou non. Le vote est incroyablement silencieux ! Imaginer que l’on puisse prendre en compte correctement les opinions de chaque votant sur la base de leur silence est une chimère – Amartya Sen parle à ce sujet de « famine informationnelle».

Il y a donc une bonne nouvelle : on est à même de faire mieux, à condition de ne pas se limiter à des règles de vote qui, pour ne considérer que le classement des candidats, ignorent toutes les nuances des opinions politiques des électeurs.

L’intensité des préférences

Reprenons l’exemple précédent d’Abdel, Béatrice et Claude. Si nous avions plus d’informations, par exemple si nous savions qu’Abdel est fortement préféré à Béatrice alors que Claude n’est que faiblement préféré à Abdel, nous pourrions sortir de l’indétermination. Mais cela suppose un mode de scrutin qui tienne compte de l’intensité des préférences, et pas seulement du classement des candidats.

Les spécialistes du vote ne défendent pas unanimement un mode de scrutin en particulier. D’abord, chacun de ces théoriciens a des raisons de préférer celui… qu’il a contribué lui-même à développer. Ensuite parce qu’ils ne valorisent pas nécessairement les mêmes propriétés : certains insistent davantage sur le critère de Condorcet, d’autres sur le problème du vote utile, d’autres encore sur l’expression des électeurs…

La méthode Condorcet.

Mais, y compris pour n’élire qu’un seul vainqueur, ils s’accordent pour recommander des méthodes multinominales – c’est-à-dire des modes de scrutin qui permettent à chaque électeur de se prononcer sur chaque candidat en lice. Parmi ces méthodes, on peut citer le vote par approbation, utilisé dans la ville de Fargo aux États-Unis : il permet aux électeurs de soutenir ou de ne pas soutenir chacun des candidats avec pour vainqueur celui qui a le plus grand nombre de soutiens. Le vote par note permet aux électeurs d’attribuer des points à chaque candidat sur une échelle prédéterminée avec pour vainqueur celui qui cumule le plus de points. Le jugement majoritaire – utilisé lors de la primaire populaire – qui permet aux électeurs d’associer une mention parmi un ensemble prédéfini à chaque candidat avec pour vainqueur celui qui a la meilleure mention médiane. Le vote unique par élimination successive, mode de scrutin utilisé notamment en Irlande et dans de nombreuses autres démocraties depuis plus d’un siècle, demande à chaque électeur de classer les candidats ou au moins certains d’entre eux ; si plus de la moitié des électeurs ont le même candidat favori, celui-là est élu ; sinon on élimine le dernier et les votes sont transférés aux candidats suivants dans le classement des électeurs ; on continue les tours de dépouillement jusqu’à identifier le candidat qui obtient la majorité absolue.

Le dilemme entre vote sincère et vote utile

Du côté du débat public en France, de forts questionnements relatifs au scrutin officiel ont été entendus après l’élection présidentielle de 2002, où Jean‑Marie Le Pen a fait face à Jacques Chirac au 2e tour.

La forme de ce second tour rompait avec la tradition bipolaire de la vie politique française et mettait en lumière pour de nombreux électeurs le dilemme entre vote sincère et vote utile. Le vote utile pose non seulement un problème individuel, lorsque l’électeur est frustré de son expression politique, mais aussi un problème social, lorsqu’il conduit à ce que certaines catégories de la population soient toujours moins représentées dans les décisions collectives.

Ce dilemme à présent largement intégré par les électeurs est inhérent au fait qu’ils sont contraints à sélectionner un seul candidat. On ne sait rien de l’opinion des votants pour les candidats pour lesquels ils n’ont pas voté : ils pourraient les apprécier autant, voire plus (s’ils ont voté utile) ou beaucoup moins.

Ce musellement de l’expression des citoyens encourage l’abstention, et altère la perception que l’on peut avoir de l’importance qu’a chaque parti politique dans l’opinion. Le débat public existe sur ces questions et certains n’hésitent pas à remettre en cause le scrutin majoritaire à deux tours.

Remarquons toutefois que les réformes portant sur le vote depuis 2013 s’attellent à mettre en place davantage de proportionnelle et/ou de parité – élections municipales et départementales en particulier –, mais ne s’emparent pas de la question d’une expression plus large des électeurs au moment du vote. Quand tous observent et déplorent la baisse de la participation aux élections officielles, l’intensification des débats sociétaux devrait conduire la sphère politique à s’en saisir. Un système permettant aux électeurs d’indiquer plus largement leurs opinions, contribuerait sans doute à inverser cette tendance.

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