Avec l’initiative populaire « Oui à la suppression des redevances radio et télévision ? » proposée aux citoyens suisses le 4 mars par des jeunes du mouvement de jeunesse du Parti libéral-radical pour qui la redevance « n’a plus rien à voir avec leur génération », la question du rôle des médias de service public est posée. Le rejet de la proposition par 71,6 % des votants atteste de l’attachement des citoyens aux médias publics.
La question de l’audiovisuel public peut s’étendre en Europe et les dernières déclarations du Président Emmanuel Macron sur sa volonté de transformer le secteur attestent de l’actualité du débat. L’enjeu est démocratique et nécessite de répondre à la question : quelle télévision de service public voulons-nous pour demain en France ?
La fin de la télévision ?
Si le montant de la contribution française à l’audiovisuel public est faible par rapport à celui de la Suisse (en 2017, 138 euros en France, contre 390 en Suisse), la question du service public nécessite d’être interrogée. Dans son ouvrage La fin de la télévision (2006), Jean‑Louis Missika prédisait la disparition annoncée de la télévision, avalée par le monstre Internet au motif qu’elle l’aurait copié :
« La télévision est en train de disparaître sous nos yeux, sans que nous en soyons tout à fait conscients. Elle se noie dans un océan d’écrans, de terminaux, de réseaux et de portables. Elle explose en bouquets de programmes, se fragmente en chaînes ultra-thématiques, se désarticule en vidéo à la demande, se package en service push sur le mobile, se télécharge sur Internet, se podcaste sur l’i-Pod, s’individualise en blog et vlog… Elle est partout et nulle part. Nous entrons dans un monde d’images omniprésentes et de média absent. Toujours plus d’images et toujours moins de télévision. Nous allons connaître une société sans télévision. »
Certes l’Internet a bouleversé les pratiques au risque de diluer le médiatique dans le numérique mais l’attachement des spectateurs aux médias publics reste forte comme en attestent les résultats de ce référendum. En France, dans une étude récente, les chercheurs ont relevé un très fort rejet vis-à-vis des logiques économiques dont TF1 constitue le modèle privilégié et un attachement au modèle de service public, comme le montre cette enquête sur le public d’une chaîne de télévision locale.
Le refus d’une logique économique
Dans son rapport « votation du 4 mars 2018 », le Conseil Fédéral Suisse met en garde les citoyens du risque de la suppression de la redevance au motif que les chaînes ne produiraient plus que des programmes rentables.
En effet, la logique économique a pour but prioritaire de satisfaire les intérêts des annonceurs. La course à l’audience amène ainsi les dirigeants des chaînes commerciales à chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances. Au final, l’enjeu est de disposer du « cerveau du téléspectateur disponible » comme l’affirmait ouvertement Patrick Le Lay, PDG de TF1 en 2004 (Dépêche AFP du 9/07/2004, reprise notamment par Télérama n° 2852 – 9 septembre 2004) :
« Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective “business”, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit […]. Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible […] ».
Dans son ouvrage Télévision presse people : les marchands du bonheur, Virginie Spies, sémiologue de l’image, montre à partir de l’analyse des programmes de télévision et des magazines people comment certains médias prétendent changer la vie de leurs téléspectateurs. Ces pratiques basées sur la promesse du bonheur et la recherche de l’hédonisme sont lourdes de conséquences et à terme présentent le risque de se retrouver désarmé face à la réalité de la vie qui nécessite une capacité à savoir résoudre des problèmes.
Cette logique peut conduire aussi à utiliser des pratiques dégradantes pour la dignité humaine afin d’attirer le public comme l’ont montré Le Temps de cerveau disponible (France 2, 2010) ou Le jeu de la mort co-produit par France2 et la télévision Suisse romande.
Enfin, la recherche de l’audience à tout prix amène à des pratiques journalistiques bafouant toute éthique professionnelle. Le CSA a prononcé en décembre dernier une sanction pécuniaire d’un montant d’un million d’euros à l’encontre de la SAS NRJ à la suite de la diffusion, dans l’émission C’ Cauet, du 9 décembre 2016, d’un canular téléphonique durant lequel les auteurs ont formulé des commentaires avilissants relatifs au physique d’une femme, victime du canular, ainsi que des insultes et des propos dégradants concernant sa vie intime.
Dès lors, le choix d’un modèle – public ou privé – relève d’un choix de société. Plébisciter les médias publics montre une attente des spectateurs de programmes de qualité. Mais comment penser la télévision publique pour demain ?
Penser le média
Depuis son apparition, la réflexion sur les missions de la télévision publique a fait l’objet de nombreux débats attestant de tensions entre le politique, les professionnels et le public. L’émergence de nouvelles problématiques dues à la diversification des usages a multiplié les travaux scientifiques permettant d’éclairer des questions aussi diverses que les pratiques des usagers, les modalités de l’innovation dans la production audiovisuelle, la sociologie des corps professionnels, les discours sur les téléspectateurs
et plus récemment la télé-réalité, la qualité ou la notion de service public. Les chercheurs disposent pour cela d’outils, c’est-à-dire de méthodes et d’archives nécessaires à l’analyse dont la loi du 20 juin 1992 a facilité l’accès.
En 1991, Armand et Michèle Mattelart, dans leur ouvrage Penser les médias, interrogaient la relative rareté et l’extrême découpage des préoccupations scientifiques dans le domaine de la réflexion sur les médias. Les travaux menés depuis confirment l’approche transversale tant les logiques mises en œuvre sont multiples et complexes : politique, économique, professionnelle, technique, sociale, culturelle… La recherche scientifique est nécessaire à la compréhension du média afin d’aider à la décision et éviter tout risque d’interprétation erronée. S’appuyer sur les audiences est insuffisant par exemple, car les chiffres ne disent rien ou si peu des rapports complexes que les publics entretiennent avec les médias.
Droit à l’information, à l’éducation et à la culture
Revenir sur l’ambition culturelle et sociale et les valeurs humanistes des fondateurs du média public en France nous semble être pertinent. En effet, les mutations techniques dues à la généralisation des techniques info-communicationnelles et à la diversification des supports (infrastructures de la radio-télévision désormais numériques) ne doivent pas dispenser de penser les missions de service public sur le temps long.
Le projet de télévision « au service du public » indépendant du pouvoir politique et économique porté par Jean d’Arcy, ancien résistant, directeur des programmes (1952-1959), comprenait une ambition culturelle et éducative forte associée à des valeurs citoyennes fondées sur une conception du vivre ensemble marqué par les valeurs du CNR (conseil national de la résistance). Dans un discours donné à l’École de guerre en février 1956, Jean d’Arcy soulignait ainsi les visions culturelle, sociale et politique attribuées au média :
« C’est de l’homme, en effet, qu’il s’agit, de l’auditeur, du spectateur qu’il faut atteindre, capter, retenir, de l’homme qui sous tous les méridiens a les mêmes droits, les mêmes besoins : besoin de nourriture spirituelle. Est-il nécessaire de vous rappeler la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme signée par toutes les nations membres des Nations Unies et qui proclame ces droits absolus : droit à l’information, droit à l’éducation, droit à la culture ? »
La télévision est ainsi pensée en terme de droits et d’émancipation culturelle des citoyens en privilégiant la formation du jugement éclairé des spectateurs. Elle est conçue comme un outil de cohésion sociale qui doit rassembler. Jean d’Arcy a créé l’Eurovision en 1956 avec cette ambition de fraternité universelle :
« L’Eurovision peut être pour tous les citoyens d’une Europe qui se cherche une école de tolérance et d’intelligence d’autrui, contribuant à faire disparaître chez les nations leurs préjugés séculaires vis-à-vis d’autres nations. Elle peut être, comme toutes les télévisions à l’échelle nationale un instrument d’homogénéisation extrêmement puissant. Appliquée à un pays, la télévision y fait circuler ces grands courants vivifiants […]. Elle peut jouer le même rôle à l’échelle d’un continent. […] Elle est au service de la compréhension et du rapprochement entre les peuples. »
L’offre de programmes s’articulait autour du triptyque « informer – éduquer – divertir », en s’appuyant sur des réalisateurs « créateurs et conscients de leurs responsabilités sociales ». Dans un discours sur le métier de réalisateur, Jean d’Arcy affirmait (Madrid, 1960) :
« Il ne s’agit pas de plaire, encore moins de plaire à tous. Ce serait le meilleur moyen de ne satisfaire personne. […] Aimer le public, veut dire avant tout ni le surestimer, ni le sous estimer. Le sous-estimer est le chemin de toutes les facilités, de toutes les vulgarités, comme de toutes les censures et de toutes les dictatures. Ceux qui sous-estiment s’efforcent de plaire avant tout disent-ils en se mettant à leur niveau, sans savoir que le public est infiniment plus sensible, plus fin, plus intelligent qu’ils ne l’imaginent ».
Cette conception du média a permis à de nombreux réalisateurs de concevoir des programmes culturels et éducatifs et d’expérimenter en toute liberté. Jean‑Christophe Averty illustre cette création télévisuelle et ce refus de plaire.
Le modèle de la télévision des années 1950 avait aussi pour caractéristique d’associer de nombreux militants de l’éducation populaire. Ces derniers portaient, au delà d’une vision pédagogique, l’espoir d’un projet de société articulé à l’émergence d’un nouveau média. Progressivement, la télévision publique s’est éloignée de ces acteurs de terrain et a cédé à la logique de l’audimat.
En conclusion, la nécessité de débats éclairés des travaux de la recherche dans les différents champs des sciences humaines et sociales, des sciences de l’information-communication, du droit et de l’histoire, associant les citoyens, est une voie pour définir ce que doit être une télévision publique de qualité dans une ére de l’abondance médiatique. Non, nous n’assistons pas à la fin de la télévision mais à un tournant de l’histoire où il est nécessaire de penser quelle télévision publique nous voulons pour demain, tant les enjeux de vérité dans le traitement de l’information, de citoyenneté, d’égalité sociale et territoriale, d’éducation à l’esprit critique et de compréhension d’un monde en changement sont forts.