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La procureure d'Ukraine sur le terrain, devant un homme avec une veste portant ll'inscritpion War Crimes prosecutor
La recherche des causes de décès ne peut être menée que sur demande des autorités compétentes. En Ukraine, la procureure générale Iryna Venediktova a lancé plus de 7 000 enquêtes (13 avril 2022). Fadel Senna/AFP

« Quelles sont les principales missions du médecin légiste lors des catastrophes de masse »

Dans les régions de Kiev, comme à Boutcha, ou de Marioupol notamment, la découverte récente de charniers a provoqué l’horreur. Les autorités ukrainiennes ont annoncé le massacre de centaines de civils par l’armée russe, ce que nie le Kremlin. Plus de 7 000 enquêtes ont été ouvertes depuis deux mois par la procureure générale d’Ukraine Iryna Venediktova, et de nombreux pays (dont la France) ont envoyé des équipes d’experts pour apporter leur aide.

De façon générale, quels sont les rôles des médecins légistes dans les situations de décès massifs ? Et comment se passent les collaborations d’ampleur internationale ? Le point sur les procédures habituellement mises en œuvre par Laurent Martrille, médecin légiste, maître de conférences à l’université de Montpellier, membre de la Société française de médecine légale et expertise médicale (SFMLEM) et de l’Équipe de droit pénal et sciences forensiques de Montpellier (EDPFM).


The Conversation-France : Quels sont les rôles principaux d’un médecin légiste sur une zone de décès massifs ?

Laurent Martrille : Le médecin légiste a deux fonctions : l’identification des victimes et la recherche des causes et des circonstances du décès.

Cependant, dans ce contexte, l’identification des victimes est la mission principale à laquelle participe le médecin légiste. Chaque pays a des équipes spécialisées à cet effet.

En France, c’est l’UNIVC (Unité nationale d’identification des victimes de catastrophes) qui est en charge ; elle comprend elle-même deux sous-parties, l’UGIVC (gendarmerie) et l’UPIVC (police). Chaque unité est composée de policiers ou de gendarmes (dont des spécialistes de l’ADN, des empreintes digitales, etc.), de médecins légistes et de dentistes médico-légaux.

L’UGIVC fait partie de l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN) et est capable d’intervenir partout sur le territoire français et peut également être missionnée à l’international (une équipe a été dépêchée dans la région de Lviv, ndlr]). Elle dispose d’un matériel adapté pour intervenir à distance – radio, analyse ADN, autopsie, etc.

Le second rôle, la recherche des causes et des circonstances du décès, n’est pas systématique : les autorités concernées peuvent donner cette mission ou pas. Après le tsunami en Thaïlande du 26 décembre 2004, par exemple, la mission était uniquement l’identification. Les choses peuvent être différentes quand un tiers est possiblement en cause, que ce soit lors d’un accident, d’un attentat, d’une guerre.

TCF : Lorsqu’il y a beaucoup de défunts à identifier et que les équipes spécialisées présentes sur place viennent de différents pays, comment travaillent-elles ensemble ?

L.M. : Il n’y a aucune improvisation (même si chaque catastrophe est différente et nécessite des adaptations). Toutes les procédures ont été renforcées et bornées après le tsunami de 2004 où il a fallu identifier plus de 5 000 corps. Cette gigantesque catastrophe moderne a permis de caler les standards internationaux.

Le travail se fait donc désormais selon des procédures standardisées posées par Interpol et accessibles à tous : les procédures dites « Disastear Victim Identification » (DVI). Ce qui permet aux équipes qui interviennent lors de catastrophes de grande ampleur de partager protocoles et résultats.

Concernant l’identification, ces standards internationaux sont basés sur trois identifiants dits primaires, qui doivent être absolument respectés. Un corps ne peut être identifié que si l’un d’eux a été utilisé : empreintes digitales, ADN ou l’odontologie.

Pour permettre une identification, deux types de données doivent être collectées afin d’être ensuite comparées :

  • Les données post mortem, recueillies sur le terrain et sur le corps par les légistes, les dentistes, parfois les anthropologues, et les spécialistes en empreintes digitales.

  • Les données ante mortem, récupérées auprès des familles ou, le cas échant, auprès des autorités d’un autre pays.

Interpol propose des fiches post et ante mortem à remplir, extrêmement précises, avec un codage très rigoureux pour faciliter la comparaison des données. Les recoupements se font grâce à un logiciel, mais au final c’est une commission d’identification réunissant les autorités judiciaires, locales des pays concernés, des légistes, des dentistes, des enquêteurs… qui vérifie le tout avant de trancher.

Dans de telles circonstances, il y a deux grands principes à respecter : le protocole et rien que le protocole… et s’adapter au cas qui se présente, car chaque mission a ses particularités, souvent très différentes d’une situation à l’autre. Quand vous êtes missionnés suite à un tsunami ou un crash d’aéronef, les circonstances sont très différentes.

TCF : À quel moment le médecin légiste intervient-il ?

L.M. : Le médecin légiste peut en théorie intervenir à chaque étape du processus. Cependant et habituellement, sauf cas particulier, il ne participe pas à ce que nous appelons le ramassage des corps ou, selon la situation, à leur exhumation – il y a des équipes spécialisées pour cela, même si un légiste peut les accompagner. Il peut y avoir un intérêt à notre présence sur place quand les corps sont très peu nombreux.

Des gendarmes se tiennent à côté de corps dans des sacs et du matériel d’annotation de la zone
Les protocoles d’Interpol permettent de cadrer les interventions des différentes équipes de spécialistes et d’annoter tous les éléments pertinents pour l’enquête de façon standardisée (gendarmes de l’IRCGN à Boutcha, le 14 avril 2022). Sergei Supinsky/AFP

Quand il y a un nombre de décès très important, la plus-value de notre intervention sur site est limitée. D’ailleurs, même si les équipes d’identification sont mobilisables rapidement, par respect pour les défunts, il n’est pas possible de laisser des corps sur place, dans les rues par exemple, avant l’arrivée des légistes. Il y alors un premier « ramassage », qui est d’ailleurs réalisé, sans la codification Interpol, par les autorités locales.

Ça avait été le cas pour le tsunami : les corps avaient initialement reçu une numérotation selon les normes thaïlandaises, puis, dans un second temps, ils avaient été renumérotés pour permettre la collaboration internationale.

Les équipes spécialisées en charge de cette étape suivent les procédures Interpol : avec une numérotation très précise, une codification particulière. Chaque corps ou morceau de corps est mis dans un sac séparé, identifié… Tout est prévu, cadré, puis les corps sont transférés dans les morgues où nous intervenons.

Autre point : dans certains cas, une sécurisation de la zone par des démineurs ou des spécialistes entraînés aux risques NRBC (nucléaires, radiologiques, biologiques, chimiques) peut être nécessaire. Ils s’assurent qu’il n’y a pas ou plus de risque, ou décontaminent la scène le cas échéant. Les corps eux-mêmes peuvent avoir été contaminés (chimiquement, biologiquement) voire piégés.

Il y a donc tout un travail de vérification en amont, pour éviter que les médecins et les enquêteurs ne soient exposés à des menaces supplémentaires. C’est assez rare, mais c’est un impératif très lourd.

Un militaire ukrainien surveille la zone lors de l’exhumation de corps à Boutcha
Le contexte (risque d’attaque, de piégeage des corps, contamination…) peut exiger les interventions d’autres spécialistes en amont de celle des équipes de médecine légale. Sergei Supinsky/AFP

TCF : Toutes ces interventions en amont vont décaler le moment où les équipes médico-légales peuvent intervenir. Y a-t-il un risque de perte d’information ?

L.M. : Il n’est évidemment pas possible de laisser des corps en exposition prolongée à l’air libre. C’est pourquoi, selon les cas, il est procédé à des exhumations initiales qui permettent une (très) relative conservation. L’idéal est bien sûr de pouvoir placer les corps dans des cases réfrigérées.

Pour des dépouilles qui seraient dispersées sur une zone assez large, elles ne peuvent pas être laissées sur place pendant des jours, le temps que les choses s’organisent et qu’un légiste puisse réaliser les levées de corps in situ… c’est du bon sens et du respect minimum pour les défunts.

Le ramassage des corps, même s’il se fait de façon très précise, va forcément interférer avec l’enquête ultérieure. Mais le suivi des protocoles internationaux nous permet de commencer à travailler avec les éléments collectés sur place.

Le plus important est de mettre en place des solutions pour conserver les corps à basse température. La température habituelle de conservation est de 4 °C. En Thaïlande, il y avait des dizaines et des dizaines de conteneurs réfrigérés.

TCF : Comment se met en place le travail d’identification des corps qui arrivent à la morgue ?

L.M. : Selon les circonstances (nombre de corps, état de conservation…) et les moyens humains disponibles, lorsqu’un corps arrive, nous procédons habituellement à des radiographies, maintenant des scanners (lorsque possible). Cela permet de conserver des données précises numérisées une fois que le corps est rendu à la famille.

Ensuite, deux chaînes d’identification sont mises en place par les enquêteurs :

  • Celle des « X supposés être Untel » : quand un corps, par exemple, porte sur lui des papiers. Ça permet d’aller un peu plus vite, car il existe des indices qui permettent d’orienter la recherche. Mais attention, il n’y a pas de certitude : on peut avoir sur soi les papiers de quelqu’un d’autre…

  • Celle des « X » : quand il n’y a aucun élément permettant de supposer l’identité.

La première station de ces chaînes est généralement la prise des empreintes digitales. Ensuite, nous commençons par étudier et décrire les habits avant de déshabiller le corps ; des prélèvements peuvent être réalisés si nécessaire à cette étape (d’hydrocarbures, etc.), sur notre proposition, par des techniciens spécialisés.

Tout ce qui est récupéré sur un corps, comme ce qui avait été collecté sur place, est mis sous scellé dans des conditions qui permettront leur éventuelle analyse dans un second temps. Chaque prélèvement est placé sous scellé et conditionné de façon spécifique.

Une fois déshabillé, le corps passe par un examen externe pour relever tout ce qui peut contribuer à son identification ou à faire des rapprochements : mesure, tatouages, vêtements, blessures et cicatrices, etc.

Il peut y avoir des situations où les corps sont très dégradés, voire ne plus subsister que sous la forme d’ossements : on fait alors appel à des anthropologues médico-légaux. Évidemment de nombreuses données sont perdues, comme les empreintes digitales, mais les os conservent des informations sur l’âge, le sexe, la taille, les origines biogéographiques et, le cas échéant, des traces de traumatismes.

À la fin de cette étape, un prélèvement ADN est réalisé. Ce peut être au niveau de blessure si le corps est fragmenté, ou par une incision dans un muscle. Les dentistes interviennent en dernier.

On peut également faire des recherches d’ADN dit de contact sur des liens, des habits… Mais si les corps ont été empilés dans des fosses communes par exemple, ou manipulés sans précaution lors du relevage, les risques de contamination par un autre corps sont très importants : l’intérêt de l’ADN de contact, qui permettrait d’identifier les personnes ayant touché ou porté atteinte à la victime de son vivant, est alors compromis. Du coup, la pertinence de tels prélèvements de surface devient limitée.

À l’issue de cette chaîne, un contrôle qualité est effectué pour vérifier que rien n’a été oublié. Une bonne coordination permet d’aller vite : en France, les 86 victimes de l’attentat de Nice du 14 juillet 2016 avaient été identifiées en 4 jours et demi.

Les éléments d’identification sont donc apportés de façon conjointe par le dentiste, le médecin légiste voire l’anthropologue. Attention, le légiste n’identifie pas lui-même : il apporte des indices aidant à l’identification, comme l’anthropologue, mais réalise des prélèvements d’ADN qui seront analysés ultérieurement. Le dentiste, quant à lui, va donner les éléments permettant directement l’identification par la commission d’identification. En revanche, le seul qui puisse se prononcer, si c’est demandé, sur les causes du décès est le médecin légiste.

Une équipe de médecine légale de la gendarmerie se prépare à étudier un corps sous une tente équipée.
Les enquêteurs et médecins légistes français de l'IRCGN ont commencé à travailler à Boutcha (14 avril 2022). Sergei Supinsky / AFP

TCF : Que se passe-t-il dans le cas où le médecin légiste est missionné pour une recherche de cause de décès ?

L.M. : L’autopsie pour rechercher les causes de la mort ne se fait que sur demande des autorités car ce n’est pas la mission habituelle de l’UNIVC.

Comme indiqué précédemment, tout élément extérieur prélevé sur le corps est remis aux enquêteurs : vêtements, mais aussi possibles liens et effets personnels, etc. Il peut être réalisé des prélèvements sur ces éléments pour analyses ultérieures.

Par ailleurs, nous recherchons toute trace de blessure ou de violence sur les téguments, mais aussi en autopsiant le corps. Imaginons que la personne ait subi des actes de torture ou violence, la description d’éventuelles blessures sera primordiale pour la compréhension des circonstances du décès ou ayant précédé le décès.

Quand le décès est récent et que le corps a été conservé dans des conditions optimales, les marques sont encore parfaitement étudiables et l’on peut donner des éléments assez précis.

Plus le temps passe, plus c’est compliqué. La putréfaction va gêner les examens externes or l’analyse de la peau est primordiale puisqu’elle donne des informations essentielles sur les types de blessures (balistiques, chocs contondants, traces liées à des liens, etc.).

Cependant, même quand le degré de dégradation des corps est tel qu’il ne reste plus que des ossements, on peut encore retrouver des éléments. Les traces sur l’os, si elles existent, sont « figées » dans le temps : l’os garde la mémoire des traumatismes et de leur mécanisme. Toutefois, se prononcer sur les causes de la mort devient bien plus compliqué, souvent impossible… On peut, par exemple, constater un traumatisme crânien important, mortel en lui-même, mais si la cause de la mort est secondaire au passage d’une balle qui a traversé le corps sans marquer les os, on ne verra rien (le traumatisme crânien constaté pouvant avoir été perpétré après le décès).

Il est aussi important de rappeler que nous ne travaillons pas seuls : tous les experts des laboratoires de police scientifique (en balistique, en toxicologie, en ADN, en entomologie – datation du moment de la mort à partir des insectes nécrophages –, en analyse de traces d’incendies, du sols, etc.) peuvent intervenir.

Toutes les étapes de la procédure sont documentées par la prise de photos, filmée parfois. Cette rigueur extrême est primordiale pour permettre des discussions entre experts et limiter toute possibilité de contestation ultérieure.

À l’issue des opérations d’identification et/ou d’autopsie, les corps sont préparés (dans toute la mesure du possible) pour pouvoir être présentés aux familles, qui ont droit, en toutes circonstances, de les voir avant l’inhumation. Les familles sont accompagnées durant ce temps très difficile pour elles. L’objectif est de rendre les défunts à leurs proches le plus vite possible dès que l’identification est certaine.


Note : le choix iconographique est celui de la rédaction et est indépendant de l'expert sollicité.

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