Existerait-il des approches de R&D « sociale » qui permettraient de faciliter le développement d’innovations sociétales, comme avait pu l’être en son temps la sécurité sociale par exemple ?
L’innovation apparaît, au regard des décideurs publics, comme le moteur essentiel de la croissance économique des pays développés et est souvent considérée comme « l’antidote aux crises ». L’État français continue à encourager les nouveautés, principalement technologiques et à destination du marché, en soutenant le développement de grands projets. Cela passe par exemple par le Plan France 2030, les collaborations sciences (dures) – industrie ou encore des soutiens à l’entrepreneuriat.
Le progrès technique pourrait-il avoir réponse à tout ? Il reste possible d’en douter devant la multiplication des problématiques économique, inégalités, fractures territoriales, et la montée des défis sociétaux, démocratiques et environnementaux. Dans ce contexte, on observe une évolution des formes d’innovation et plus particulièrement le développement croissant de démarches dont l’aspect innovant ne tient pas, ou ne se réduit pas, à la technologie.
Ces innovations sont généralement systémiques et transverses. Comment accompagner de telles démarches ? Existerait-il des approches, qui permettraient de faciliter le développement de véritables innovations sociétales, comme avait pu l’être en son temps la sécurité sociale par exemple ?
Une R&D « sociale » ?
Les activités de recherche et développement (R&D) sont généralement mobilisées pour contribuer à l’émergence et la consolidation des innovations dites technologiques en s’appuyant sur les sciences « dures ». Pourtant, si l’on repart de la définition du Manuel de Frascati, un recueil méthodologique international pour les études statistiques des activités de R&D édité par l’OCDE, la R&D est bien plus large et recouvre :
« Les activités créatives et systématiques entreprises en vue d’accroître la somme des connaissances – y compris la connaissance de l’humanité, de la culture et de la société – et de concevoir de nouvelles applications à partir des connaissances disponibles. »
Malgré une définition large de l’innovation proposée par Joseph Schumpeter dans les années 30 (elle peut aussi être organisationnelle par exemple), l’innovation était considérée jusqu’à récemment, et de façon implicite, comme « technologique ».
Toutefois, dès les années 2000, des auteurs montrent que d’autres innovations se développent dans les entreprises pour maintenir ou augmenter leur compétitivité. L’avènement du développement durable a ensuite fait émerger le terme d’« éco-innovation ». Malgré cette ouverture, le modèle est resté centré sur l’entreprise avec un objectif de compétitivité et ce n’est que récemment que l’on a vu apparaitre un changement de modèle avec l’innovation sociale.
Cette appréhension élargie de l’innovation, et son repositionnement au regard des besoins sociétaux, interroge la mise en place d’une R&D dite « sociale ». À ce jour, aucune définition n’a été officiellement adoptée.
La mobilisation du terme « R&D sociale » émerge pour la première fois dans sa traduction anglaise « social R&D », dans un rapport de politique publique de 1977. La notion est alors évoquée comme une méthode pour soutenir la construction de politiques publiques (éducation, santé) fondée sur la mobilisation des sciences humaines et sociales pour résoudre des problématiques sociétales.
Il y est fait pour la première fois mention dans la littérature académique en 1980 sous la plume du sociologue américain Jack Rothman. Le terme « social R&D » est ensuite repris de manière élargie, par des acteurs socio-économiques (fondations, consultants, organisations non lucratives, etc.) en Amérique du Nord, principalement à la fin des années 2000. En France, la notion est reprise dès le début des années 2010 de manière concomitante avec l’essor de l’innovation sociale.
Trois démarches de R&D sociale
Concrètement, à quoi cela peut-il ressembler ? Mundao, est une entreprise de quatre salariés. Elle a été fondée en 2020 dans le but de réduire les déchets enfouis et incinérés. Pour cela a été développé un prototype de couches compostables pour enfant avec l’intention qu’elles soient effectivement compostées. Cela a demandé d’expérimenter une nouvelle filière complète allant de la fabrication à la distribution des couches jusqu’à l’utilisation du compost issue de ces dernières. Il a alors fallu impliquer un large panel de partenaires qui ne travaillaient pas initialement ensemble : responsables de la ville, crèches, parents, acteurs des déchets, de la collecte, du recyclage, de l’insertion, chercheurs. Comme le précise la co-fondatrice :
« Il y a des enjeux communs, et on a un intérêt à y aller ensemble pour proposer des solutions pérennes et globales. »
Syprès, pour sa part, est une Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), fondée en 2014. Elle propose de nouvelles solutions pour que le deuil et la mort soient mieux pris en compte dans la Société. Le co-fondateur de Syprès explique :
« Dès le moment de la conception de Syprès, il y avait l’envie d’être sur un projet de changement sociétal. Cela nécessitait, entre autres, de développer de nouveaux imaginaires et de faire évoluer les représentations autour de la mort. »
Parmi les diverses expérimentations menées, on retrouve celles de la consolidation du métier de célébrant laïc, de l’accompagnement des établissements médico-sociaux dans la gestion de la mort et du deuil ou encore de la coopération territoriale autour des dernières volontés. Syprès travaille ainsi en lien avec une diversité d’acteurs : familles, Ehpad, collectivités territoriales, institutions, chercheurs en sciences humaines et sociales pour faire changer le regard de la Société sur le deuil et la mort.
L’expérimentation d’une sécurité sociale de l’alimentation est, ailleurs, en cours, portée par un consortium d’acteurs publics (collectivités territoriales et départements) et un collectif d’associations. Elle est conduite dans quatre territoires du département de la Gironde, permettant à 193 foyers (400 girondins) de recevoir une allocation mensuelle de 150 Monnaies alimentaires (équivalent de 150 euros) pour acheter des produits labellisés par une charte coconstruite entre les bénéficiaires et les membres du consortium. Un de ses membres partage ses motivations :
« L’instauration d’un nouveau droit à une alimentation durable pour tous, c’est le cœur et le moteur de cette expérimentation : proposer un système transformateur par rapport à l’existant. C’est ce qui fait la différence entre ce projet et les projets d’aide alimentaire ou de développement social tels qu’ils existent aujourd’hui. »
Cette expérimentation nécessite un travail collectif entre producteurs, distributeurs, citoyens, acteurs publiques, associations et chercheurs en sciences humaines et sociales, pour travailler à l’intégration de l’alimentation dans le régime général de la Sécurité sociale.
Ces trois démarches, malgré leurs diversité en termes de statuts, thématiques traitées, d’ancienneté et territoires d’implantation, s’inscrivent toutes dans des processus de R&D sociale.
Un cadre scientifique
Notre travail de recherche récent auprès de ces cas et d’autres aboutit sur une définition de ce que recouvre la R&D sociale. Elle peut être appréhendée comme un processus qui s’inscrit dans une démarche scientifique alliant recherche fondamentale et développement expérimental associés à une démarche appliquée visant à contribuer à la résolution d’une problématique sociétale identifiée.
Elle aboutit à la conception de nouveaux services, produits, méthodes, politiques publiques, modes d’organisations ou encore modèles économiques, qui doivent généralement faire système pour avoir un effet transformatif. Cette démarche se déroule dans une logique de coopération entre des acteurs diverses, entreprises, organisations publiques et collectivités territoriales, universités, associations… Cette définition peut être déclinée dans une grille de caractérisation qui repose sur cinq dimensions qui doivent être présentes pour considérer qu’une démarche s’inscrit pleinement dans un processus de R&D sociale.
La R&D sociale recouvre un vrai potentiel pour expérimenter des solutions nouvelles dans un cadre scientifique, afin de résoudre les enjeux de transition actuels. Elle reste néanmoins encore nouvelle et peu connue. Pour qu’elle soit mieux diffusée et appropriée, il paraît nécessaire de développer les compétences des acteurs qui la mobilisent et de la faire connaître par les acteurs du système de soutien à l’innovation en France.