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Edgar Morin nous aide à penser la crise. Pixabay

Qu’est-ce qu’une « crise » ?

« N’employez pas de mots que vous n’employez pas à penser », nous conseillait Paul Valéry. À ne pas penser les mots que nous employons, nous finissons par tomber dans de nombreux pièges qui finissent par obscurcir notre vision, nous empêchent de comprendre et, parfois, nous asservissent. Ainsi, en ces temps d’épidémie, où la peur vient parfois réduire notre lucidité, il semble essentiel de préciser notre langage afin de mieux préciser notre pensée. À cet égard, nous vous proposons dans cet article une approche complexe de la notion de « crise » fondée sur les travaux d’Edgar Morin.

La société est un « système capable d’avoir des crises »

Qu’est-ce qu’une « société » capable d’avoir des crises ? À cette question, Edgar Morin répond que la société est un système complexe qui se régule par lui-même tout en étant régulé par son environnement.

Tout d’abord, la société est un système complexe c’est-à-dire que son organisation émerge des relations complexes entre ses constituants (les individus, les groupes sociaux ou encore les classes sociales).

Aussi, ce système parvient à maintenir son équilibre par l’autorégulation qui repose sur un jeu de boucles de rétroaction (ou feedbacks). On distingue deux types de boucles de rétroaction : positives lorsqu’elles remettent en cause la stabilité du système et crée du désordre ; négatives lorsqu’elles renforcent la stabilité du système et l’ordre. Par un jeu de régulation entre ces boucles de rétroaction positives et négatives, on parvient à maintenir un certain équilibre (qu’on appelle homéostasie). Les boucles négatives venant « contrecarrer » et refouler les effets potentiellement déstabilisants des boucles positives.

Enfin, pour survivre dans son milieu dont les évolutions sont incertaines et aléatoires, le système doit sans cesse se réorganiser et se régénérer. Selon la célèbre formule morinienne : « Tout ce qui ne se régénère pas, dégénère ». Et pour opérer une telle régénérescence, pour se réorganiser, le système puisera dans les forces antagonistes ! Et c’est là un point essentiel : c’est en puisant dans les forces antagonistes qu’un système se régénère et assure sa survie.

Voyons à présent les composantes d’une crise pour mieux la (re)connaître.

Les quatre composantes de la crise

Pour penser le concept de crise, Morin articule sa réflexion autour de dix composantes que nous pourrions synthétiser en quatre : la perturbation, l’accroissement des désordres et de l’incertitude, les phénomènes de blocage/déblocage et le déclenchement d’activités de recherche.

« L’idée de perturbation »

L’idée de perturbation permet à la fois de signifier l’origine de la crise ainsi que son résultat. Toutefois, que l’origine de la crise soit une perturbation intérieure ou extérieure, le résultat est le même : le système se trouve en surcharge. En effet, lorsque la crise survient, le dispositif de régulation révèle ses failles et se trouve incapable de refouler les désordres donc l’instabilité (par des boucles négatives) ; ce qui génère une surcharge.

Ainsi, « la vraie perturbation de crise est le dérèglement ». Les règles habituelles qui assuraient la stabilité d’alors ne fonctionnent plus et n’offrent aucune solution aux problèmes de la crise.

« L’accroissement des désordres et des incertitudes »

Lorsque les dispositifs de régulation fonctionnent, ils créent des déterminismes qui permettent de prédire aisément les conséquences des actions ou des évènements. Toutefois, lorsque ce système de régulation ne fonctionne plus totalement (mais partiellement voire plus du tout), il devient difficile de prédire. Et c’est par cette porte que l’incertitude fait son entrée. La crise entraîne donc une « progression des incertitudes » et « une régression des déterminismes ».

Cependant, si l’incertitude devient progressivement la règle, tout n’est pas imprévisible. Ainsi, l’analyse « des rapports de force, de stratégie dans ladite société et son environnement » permettent de prédire des tendances de long-terme. Les décisions prises par des acteurs influents de l’organisation peuvent permettre de comprendre ce qui sera transformé de ce qui sera conservé. Toutefois, l’incertitude est telle, que ces mêmes décisions sont incertaines, peuvent changer rapidement, l’incertain devant alors de plus en plus certain.

Le phénomène de « blocage/déblocage »

Nous l’avons vu, le dispositif de régulation est bloqué, devenant incapable d’offrir des solutions et participant à la rigidification du système. Dès lors, on assiste à un déblocage de ressources jusqu’alors inexploitées, des réalités jusqu’alors inhibées sont révélées et de nouveaux potentiels se dévoilent pleinement.

Les boucles de rétroaction positives, celles qui remettaient en cause la stabilité du système et qu’il refoulait, tendent à s’amplifier et à se développer de plus en plus rapidement. Le système entre alors dans un processus de morphogénèse : il intègre les déviances et les antagonismes d’antan pour développer de nouvelles formes d’organisation.

Aussi, dans l’incertitude et l’ambiguïté propres à la crise, on voit se déployer des alliances et des coalitions temporaires. Parfois, on observe également que « partout le caractère conflictuel tend à s’accroître, voire à devenir dominant ». Les conflits sont alors amenés à se renforcer et à se manifester avec davantage de clarté sans pouvoir être résorbés ou refoulés.

Enfin, la crise peut conduire à la multiplication des doubles contraints. On peut, notamment, observer ce phénomène au niveau des instances de pouvoir et de contrôle qui se trouvent prises dans la nécessité de répondre à des exigences contradictoires. Aussi, on peut observer ce même phénomène au niveau des « revendicateurs » dont la crise offre un espace d’expression des revendications tout en révélant certaines contraintes contradictoires qui rendent difficiles la tenue de revendications simples. La crise est un éveil brutal, une prise de conscience soudaine de la complexité.

Le déclenchement d’activités de recherche

Par ailleurs, cet éveil s’allie à un double mouvement de destructivité/créativité : alors que des règles et des idées sont détruites, les membres de la société s’engagent dans un mouvement de créativité en action, recherchant des solutions de « sortie de crise ».

Cette recherche de solution peut prendre deux orientations. La première est une activité intellectuelle critique et scientifique qui permet de poser un diagnostic, de corriger des connaissances fausses ou insuffisantes ou encore de proposer des innovations techniques, juridiques ou philosophiques. Simultanément à ce genre de recherche, on voit aussi se développer des « solutions mythiques ou imaginaires ». Aux côtés d’une recherche complexe (première orientation), se déploie des simplifications et des simplismes qui cherchent des boucs émissaires. Dès lors, « la recherche de solution se déverse et dévie dans le sacrifice rituel ».

Toutefois, ce n’est pas là le seul visage des solutions mythiques et imaginaires. Elles témoignent aussi de grandes espérances, font parler les utopies, permettent aux idéaux de s’exprimer. La présence simultanée d’une recherche « saine » et « pathologique » de solutions conduit ainsi à renforcer l’ambiguïté dans la crise car ces deux formes s’entrecroisent, « s’entre-influencent et s’entre-détruisent dans le désordre ».

La recherche de solutions inventives et constructives s’allie donc à la recherche de solution de liquidation et de destruction. Des solidarités nouvelles se développent et des antagonismes se cristallisent et se renforcent. Tout cela peut-il conduire à une transformation du système ?

La crise débouche-t-elle toujours sur une transformation du système ?

Il est essentiel de rappeler le caractère incertain et ambigu d’une crise. Si les diagnostics et les prévisions peuvent se multiplier, la possibilité de voir surgir des imprévus demeure un principe fondamental.

Cependant, la crise offre des conditions nouvelles pour l’action. En situation de stabilité, les modalités d’actions sont soumises à des dispositifs de régulation. Or, ces derniers n’étant plus fonctionnels, le dérèglement s’impose comme perturbation majeure. Ainsi, comme l’explique Edgar Morin : « la crise est tributaire de l’aléa : à certains de ses moments carrefours, il est possible à une minorité, à une action individuelle, de faire basculer le développement dans un sens parfois hautement improbable ».

Ces conditions de l’action qui permettent, notamment, à des acteurs isolés de « faire basculer » le cours des évènements ne résout pas la question de savoir si, a posteriori, la crise aura été synonyme de régression ou de progression. La crise est un risque et une chance : « ici s’éclaire le double visage de la crise : risque et chance, risque de régression, chance de progression ». Toutefois, cela éclaire aussi un point : en temps de crise, on n’attend pas le changement mais on saisit l’opportunité des nouvelles conditions de l’action pour le créer.

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